"Just terror" à la une de Dabiq : ce que nous apprend le numéro spécial du magazine de l’Etat islamique consacré aux attentats du 13-Novembre<!-- --> | Atlantico.fr
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La une de Dabiq.
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Terroristes info

Le dernier numéro de Dabiq, le magazine en anglais du groupe djihadiste Etat islamique, vient de sortir. Outre le fait de glorifier les attentats de Paris, ce journal est un outil de propagande majeur de Daech.

Mathieu Slama

Mathieu Slama est communiquant, expert des méthodes de propagande de l’Etat islamique.

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Atlantico : Le groupe jihadiste Etat islamique a sorti mercredi le dernier numéro de son magazine de propagande Dabiq. Que pouvez-vous nous dire de Dabiq ?

Mathieu Slama : Dabiq est un magazine anglophone diffusé par l’Etat islamique sur internet depuis juillet 2014. Il s’inspire d’une publication d’Al Qaïda, Inspire. Au fur et à mesure des parutions (on en est à douze aujourd’hui), la maquette est de plus en plus sophistiquée et les articles de plus en plus soignés. La forme est inspirée des grands hebdomadaires occidentaux, avec une reprise de leurs codes : sommaire, titraille, maquette qui met en avant les visuels et les photos. Sur le fond également, les codes de la presse traditionnelle sont repris : interviews de combattants de l’organisation (dont un, dans un précédent numéro, d’Abou Omar qui aurait été un des coordinateurs des attaques de Paris), focus sur un sujet particulier pour chaque numéro etc. On y trouve tous les archétypes de la propagande djihadiste : de la justification d’attentats à des enseignements théologiques, en passant par des menaces adressées à l’ennemi et évidemment par la glorification du califat en tant que nouvel espoir pour les musulmans du monde entier. Les appels à l’émigration sont récurrents. Vous trouvez également dans les derniers numéros un "top 10" des vidéos diffusées par l’Etat islamique, classées par provinces (selon l’organisation territoriale de l’organisation).

Notons que l’Etat islamique diffuse également, via ses départements de propagande destinés aux publics étrangers, des magazines dans d’autres langues, par exemple en allemand. Un magazine en français, Dar-al-Islam, est également diffusé depuis décembre 2014. Comme Dabiq, la présentation est très soignée, très "pro", et on a observé une amélioration de la forme comme du fond au fil des parutions.

Ces magazines présentent un avantage pour l’Etat islamique : contrôler les messages qui sont envoyés à leurs partisans. C’est une manière de fixer la doctrine via Internet. Bien sûr c’est aussi une manière de nourrir les flux d’actualité qui leur sont consacrés en Occident (les thèmes sont toujours provocants par définition, on parle d’appel au djihad…) car l’organisation a une stratégie de saturation médiatique très claire (on reviendra peut-être sur ce point). Enfin, et c’est peut être le plus important, ces magazines sont des outils de recrutement, et ce n’est pas un hasard s’ils s’adressent à des publics vivant en Angleterre, en France, en Allemagne ou en Belgique : il s’agit de viviers de recrutement considérables et donc prioritaires. La propagande doit s’adresser aux publics les plus réceptifs, c’est une règle assez classique.

Quelles sont les informations à retenir de ce dernier numéro ?

Le dernier numéro consacre sa couverture aux attentats de Paris avec le titre : "Just terror", qui parodie la formule bien connue de "guerre juste" (il y a là une habileté sémantique indéniable). Néanmoins le contenu de ce magazine n’aborde qu’assez peu les attentats de Paris, sans doute par manque de temps entre le moment des attentats et sa parution prévue. Le choix de cette couverture n’est pas anodin : il s’agit de générer un impact médiatique maximum. L’information principale que contient ce numéro est la manière dont ils ont provoqué le crash de l’avion russe il y a quelques semaines, apportant une crédibilité supplémentaire à leur revendication : l’engin explosif aurait été caché dans une canette. D’autres articles sont consacrés à Al Qaïda (avec l’objectif de les décrédibiliser), à la place des femmes au sein du califat, le tout rempli de références aux sourates du Coran, aux hadiths ou encore aux grands penseurs de l’Islam. Ce dernier point est décisif : toute la propagande de l’Etat islamique prend appui sur les textes religieux, lui donnant une apparente légitimité et donc crédibilité.

Avec ce dernier numéro, nous avons un exemple parfait de l’habileté de la propagande de l’Etat islamique : le timing (les attentats de Paris), le choix des thèmes (couverture et crash de l’avion russe), la révélation d’une "information exclusive" (l’engin explosif), tout est fait pour que la réception médiatique, dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux, soit la plus large possible. Et force est de constater que cette stratégie est gagnante.

Daech a également publié des vidéos sur les attentats de Paris. Quelle est l'utilisation faite par Daech des attentats de vendredi dans sa propagande ?

Cet attentat constitue une victoire très importante pour l’Etat islamique, notamment dans le contexte de la "guerre des djihad" entre l’EI et Al Qaïda. Jusqu’à présent l’Etat islamique n’avait jamais frappé l’Occident ou l’Europe, là où Al Qaïda bénéficiait de l’aura de l’attentat du 11 septembre qui reste pour tous les djihadistes un événement absolument fondateur, par sa charge symbolique comme par la manière dont les attaques ont été menées, frappant le pire ennemi d’Al Qaïda, l’Amérique, en son cœur. Notons d’ailleurs que les attentats du World Trade Center sont mentionnés avec révérence dans le dernier Dabiq, preuve qu’ils transcendent la lutte acharnée entre les deux organisations terroristes.

A cet égard, il est probable que l’Etat islamique va s’employer à inclure dans toute leur propagande à venir, quels que soient les supports, des références aux attentats de Paris. On peut s’attendre aussi à des vidéos mettant en scène ces attentats et révélant des images inédites. Du point de vue de l’Etat islamique, ces attentats sont en effet à la fois une marque de prestige et de puissance. Ils participeront de la mobilisation et de l’exaltation de ses militants qui, ne l’oublions pas, voient dans ces attentats une juste représaille face aux attaques françaises en Syrie (ce fut d’ailleurs dit, d’après des témoignages, par les terroristes du Bataclan à des otages).

Quelles sont les grandes lignes de la stratégie de communication du groupe Etat islamique sur internet ?

L’un des enjeux du djihadisme mondial contemporain est : comment s’adresser au monde ? A l’époque d’Al Qaïda, c’était via des communiqués audio ou vidéo qui étaient envoyés à des chaînes de télévision en espérant qu’ils seraient repris. Avec Internet et les réseaux sociaux, tout change. Les barrières tombent, le monde souvre à soi. Il suffit de choisir la plateforme. Aujourd’hui c’est principalement Twitter qui permet la diffusion à l’échelle mondiale de la propagande djihadiste.

La stratégie de communication de l’EI est d’abord une stratégie de saturation, au sens où le rythme de diffusion de la propagande est extrêmement élevé. Pas un jour ne se passe sans une nouvelle vidéo diffusée (sachant que chaque province produit sa propre propagande), un communiqué, une photo et ainsi de suite. Les partisans de l’EI dans le monde entier sont abreuvés de propagande sur Twitter, et eux-mêmes les relaient activement. Le journaliste David Thomson évoquait récemment le chiffre de 32 000 comptes Twitter anglophones pro-EI et 100 000 tweets liés à l’EI diffusés chaque jour. C’est considérable et on comprend bien que la censure, malgré les bonnes intentions qui l’anime, est parfaitement inefficace face à une telle envergure.

C’est aussi une stratégie qui témoigne d’un grand professionnalisme : il n’y a qu’à regarder la qualité sidérante de leurs productions vidéos (notamment celles provenant de leur branche média principale, Al-Furqan). Beaucoup de choses ont été dites là-dessus donc je n’y reviens pas mais il est clair que les spin doctors de l’Etat islamique sont des gens qui comprennent le fonctionnement du psyché humain. Toute l’attention est portée sur l’image, sur les symboles, sur la narration (les communicants parlent de « storytelling »), ce qui donne aux productions visuelles de l’EI un pouvoir de fascination assez inédit. L’utilisation habile du langage cinématographique, notamment dans les vidéos les plus sophistiquées, témoigne d’une compréhension des codes visuels occidentaux assez stupéfiante.

En quoi se démarque-t-il des autres groupes jihadistes sur ce point ?

Une anecdote qui répond à cette question : après que Boko Haram a fait allégeance à l’EI en mars 2015, devenant ainsi une filiale africaine de l’organisation, on a constaté une amélioration considérable de leurs productions vidéos, avec reprise des codes de l’EI dans le monde. Ce n’est pas évidemment pas un hasard.

Al Qaïda n’est évidemment pas au niveau de l’Etat islamique de ce point de vue mais on remarque, dans les vidéos qu’ils diffusent sur les réseaux sociaux, une amélioration notable de la qualité de leur production. Ayant compris que la bataille se jouait aussi bien sur le champ de bataille que sur le terrain idéologique, ils ont été forcés de se mettre à niveau, sans pour autant réussir à égaler la qualité des productions de l’EI.

Cette stratégie est-elle efficace ?

Manifestement oui. Comment expliquer autrement l’OPA qu’est en train de réaliser l’Etat islamique sur le djihad mondial ?

Cependant ce serait une erreur d’expliquer la fascination qu’exerce aujourd’hui l’EI seulement par leur propagande. Il est évident que derrière la propagande se joue quelque chose de bien plus fondamental. La création d’un Etat ex nihilo, sur les ruines d’Etats exsangues, et surtout l’annonce du rétablissement d’un Etat islamique, d’un califat aux frontières très concrètes renvoyant aux premiers temps de l’Islam : voilà la vraie raison de la réussite de l’Etat islamique. Les mythes et symboles qu’il charrie et évoque (le calife descendant du prophète, le califat Abbasside, les compagnons du prophète…) résonnent d’une manière extrêmement forte chez les musulmans les plus radicaux et les plus conservateurs du monde entier. C’est sans doute un point que l’on sous-estime aujourd’hui et qui mérite réflexion : comment contrer l’idéologie apocalyptique d’une organisation qui vous promet le retour à l’Islam le plus authentique qui soit et qui, concrètement et sous une bannière étatique, met en œuvre une telle idéologie ?

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