Conseil d’urgence après les attentats : l’Europe peut-elle espérer être efficace sans regarder en face la profonde réalité de ses dysfonctionnements ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Un conseil d'urgence doit réunir tous les ministres de l'Intérieur de l'Union européenne vendredi 20 novembre.
Un conseil d'urgence doit réunir tous les ministres de l'Intérieur de l'Union européenne vendredi 20 novembre.
©REUTERS / Yves Herman

Du plomb dans l'aile

Après les attentats de Paris du vendredi 13 novembre, un conseil d'urgence doit réunir tous les ministres de l'Intérieur de l'Union européenne vendredi 20 novembre. Schengen, crise des migrants, renseignement... L'occasion de faire un point sur plusieurs problèmes majeurs.

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue

Alexandre Delaigue est professeur d'économie à l'université de Lille. Il est le co-auteur avec Stéphane Ménia des livres Nos phobies économiques et Sexe, drogue... et économie : pas de sujet tabou pour les économistes (parus chez Pearson). Son site : econoclaste.net

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Jean-Luc  Sauron

Jean-Luc Sauron

Jean-Luc Sauron est professeur associé à l'Université Paris-Dauphine.

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Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Atlantico : Dans quelle mesure est-ce que la crise des migrants ou les attentats de Paris illustrent ces limitations qui font de notre représentation de l'Europe un modèle presque "fictif" ? Mettent-ils à jour des faiblesses que nous pouvions ignorer jusqu'à lors ?

Alain Wallon : C’est le mérite des crises que de révéler les points forts et les points faibles d’un système, d’un dispositif. Sans elles, toute construction humaine prend le risque de n’être pas en mesure d’affronter le choc du réel. Et ce qui est vrai pour les normes antisismiques l’est également en politique pour ce qui s’apparente en effet à un "modèle", tant qu’il n’a pas subi l’épreuve du feu. L’Union européenne, née d’une volonté d’union du vieux continent par la paix après son ébranlement en un seul demi-siècle par deux guerres mondiales, s’est construite sur la seconde moitié du même siècle sans affronter de crise majeure, même si la crise pétrolière des années 1970 a produit des effets de long terme, notamment des choix énergétiques, importants. L’actuelle "crise des migrants" intervient dans un contexte radicalement différent : la disproportion entre l’Europe "géant économique" et l’Europe "nain politique" est devenue considérable avec le grand élargissement puis le passage à 28 Etats membres. Le système institutionnel qui permettait à l’Europe des 6, puis des 12 de fonctionner en créant, y compris en passant par des moments critiques, du consensus entre partenaires, s’est désormais grippé, faute d’avoir pu être rénové, complété, consolidé à temps. Les déchirements au sein de l’Eurogroupe pendant la crise grecque l’ont révélé de façon flagrante. On voit avec l’arrivée massive de réfugiés en Europe que les failles vont au-delà des singularités, des différences de situation, de tradition et d’histoire entre les pays concernés. Car cette fois, le consensus paraît pour l’essentiel presque impossible tant la conjonction est forte de forces adverses à un accord de fond sur la politique à mener pour gérer ce dossier. Les attentats terroristes en France, par leur amplitude et par les manquements ou failles qu’ils révèlent dans le domaine prioritaire de la sécurité des citoyens européens, vont-ils accentuer ou au contraire réduire ce fossé en obligeant les Etats membres à prendre conscience de l’inanité d’un retour à des dispositifs nationaux pour faire face ensemble aux menaces ? Il est sans doute trop tôt pour en augurer, mais ce sera un test décisif sur la capacité de l’UE à repenser et poursuivre sa construction.

Alexandre Delaigue : Dès lors que l'on constate un problème comme celui des migrants (ou des réfugiés, quand bien même les questions sont assez différentes), cela appelle à des solutions collectives. Il est complètement absurde, par exemple, de stocker l'ensemble des réfugiés sur des îles en Grèce et d'inviter un seul pays à traiter l'intégralité des problèmes. Il devrait y avoir, et il y a une volonté des institutions européennes comme en témoigne Jean-Claude Juncker, de chercher une solution répartissant les réfugiés dans l'ensemble des pays membres. Dans la pratique, l'immense majorité des Etats s'est défaussée sur l'Allemagne, créant de ce fait une situation insoluble pour l'Allemagne et loin d'être résolue pour l'Europe. Les égoïsmes nationaux l'emportent à nouveau.

Concernant le terrorisme, cela m'apparait moins net. Ce n'est pas très nouveau et on constate un certain niveau de coopération entre les forces de polices européennes. Je ne suis pas sûr qu'on puisse y voir une réelle défaillance de l'Union Européenne.

Jean-Luc  Sauron : La crise du 11 septembre 2001 autour de l'attaque des Twin Towers n'a jamais conduit aucun analyste à porter un jugement comparable sur les Etats-Unis en qualifiant leur système de fictif. La hargne que l'Europe déchaîne m'a toujours sidéré. L'Union européenne n'est pas un Etat. Elle n'est qu'une organisation collective régionale. Elle ne touche pas au coeur des pouvoirs régaliens des Etats. Pourquoi exiger d'une organisation régionale une capacité d'action que des "vrais" Etats-Unis, Russie ou Chine n'ont pas été capable de conduire ? Aucun Etat parmi les 28 Etats membres ne veut d'un Etat fédéral européen à qui confier le pouvoir d'organiser la défense des frontières extérieures. La récente avancée relative à la création d'un réel corps de gardes-frontières européens me paraît ajouter une couche supplémentaire d'incohérence. Ce serait la première que serait mise en place une administration -  hors sol- puisque sans gouvernement devant lequel être responsable !

Sur de nombreux points, l'Union Européenne est supposée être uniforme, presque unique somme toute. Pour autant, certains ressorts géopolitiques persistent à exister, comme l'indique la tentative permanente de l'Allemagne de garder son leadership sur l'Europe. Jusqu'à quel point cette coalition d'intérêts divergents dessert l'Union ?

Alain Wallon : L’Allemagne d’Angela Merkel n’est plus en position, si elle l’a jamais été, de prétendre à un leadership solitaire. Mais elle se satisfait assez bien d’une posture de pivot central, modifiant ses alliances selon les sujets. Elle est ainsi bien plus encline que la France à espérer pouvoir garder le Royaume-Uni au sein de l’UE et prête pour cela à des concessions que n’envisage pas faire François Hollande. La géopolitique explique, suscite des différences d’approche entre Etats membres sur nombre de points. Pour la Pologne ou les Etats Baltes, c’est les pressions de Poutine aux frontières Est de l’Europe qui les préoccupent, alors que d’autres pays sont plus attentifs à la situation au sud de la Méditerranée et en Afrique. Mais les effets induits en Europe de tous les conflits allumés ou latents autour d’elle, au premier chef le risque d’attentats terroristes meurtriers et répétés devrait conduire à terme l’ensemble des pays européens à rapprocher leurs points de vue. En attendant, l’affichage des divergences entre eux et surtout la maigreur des engagements pris desservent grandement l’Union et l’affaiblissent à un moment crucial de son existence. 

Alexandre Delaigue : Cela dessert bien évidemment la construction européenne, néanmoins je crois qu'elle en a également besoin. L'objectif est de transcender c'est égoïsmes nationaux à partir de la multiplication de compétences partagées, de l'unification, de la création... Ce processus a même mieux marcher que ce que l'on attendait au départ. Si Jean Monnet voyait aujourd'hui ce qu'est devenue l'Europe, il dirait vraisemblablement qu'il n'imaginait pas aller si loin. 

Cela ne retire pas les problèmes réels dont souffre l'Europe. En outre, il est temps de mettre fin à l'hypocrisie consistant à ne pas dire (avec des formules alambiquées mais creuse) où l'on va. Soit nous allons vers plus d'unification, ce qui signifie moins de souveraineté nationale, où nous irons peut-être vers l'abandon de prérogatives partagées. Nous ne pouvons pas rester dans l'entre-deux et dans l'ambiguité comme c'est aujourd'hui le cas.  Il est primordial de faire des choix et, par ailleurs, on les voit doucement arriver... Prenons l'exemple de la Grande-Bretagne...

Jean-Luc  Sauron : Je n'ai pas noté de "tentative permanente de l'Allemagne de garder son leadership sur l'Europe" ! L'absence de géopolitique commune est la conséquence de l'absence de gouvernement européen en charge de l'Union devant une opinion publique européenne. Aujourd'hui, chacun des Etats membres se situe par rapport à son opinion publique nationale. David Cameron propose le couplage "référendum-menace d'un Brexit" pour répondre aux eurosceptiques britanniques. Angela Merkel va rencontrer Reycip Erdogan pour lui demander de gérer le flux de migrants à son point de départ pour sécuriser une opinion publique allemande perturbée par le flux soudain de réfugiés sur son sol. M. Rajoy s'est opposé au maintien d'une Ecosse  au sein de l'Union au lendemain d'un référendum d'indépendance en pensant à son problème catalan. La difficulté française de faire sortir du calcul du montant de son déficit public provient essentiellement de ce qu'elle est la seule intéressée, ses partenaires estimant que lesdites actions militaires ne sont poursuivies que dans le cadre d'une vision française de sa grandeur.

Autrement dit, l'Union européenne est de plus en plus proche d'une réunion de copropriétaires où seules les dépenses, impossibles à éviter et servant sans contestation possible à tous, font l'objet de décision. Pour le reste, chacun reste maître chez lui. 

Au fond, sur un certain nombre de grands dossiers, les attentes ne sont-elles pas déconnectées de la réalité de ce qu'est l'Europe actuelle ? Sur l'efficacité du modèle Schengen, sur l'adhésion de la Turquie, etc, les dirigeants européens - et peut-être à leur les citoyens européens - n'ont-ils pas entretenu une vision trop idéale ?

Alexandre Delaigue : Il est logique qu'il existe une certaine attente en matière de fonctionnement. Je ne crois pas que les gens aient idéalisé l'Europe. C'est simplement que l'Union européenne fonctionne correctement en l'absence de problème mais que dès qu'une difficulté apparaît, l'Europe s'efface. Deux des exemples les plus récents correspondent à la Grèce et à la crise des migrants : dans chacun des cas, il aurait fallu des réponses politiques communes quand dans les deux cas on a vu des égoïsmes nationaux prendre le dessus. A l'évidence, il n'y a pas de grand appetit pour les solutions collectives.Au fond, il semblerait que l'Europe soit appréciée en tant qu'élément abstrait et symbolique (rares sont ceux à être opposés à un concept d'Europe en tant que tel), néanmoins à chaque besoin et à chaque opportunité pour une action commune, on constate le même défaut de volonté.

Alain Wallon : Que l’Europe soit confrontée à des menaces, comme le terrorisme, et des défis comme celui de l’accueil de la vague actuelle de migrants dont de nombreux réfugiés fuyant la guerre au Proche-Orient, c’est dans la nature même du projet européen de les affronter et de les assumer. Mais l’Europe a pris du retard face à l’accélération de la marche du monde. Alors qu’elle est conçue précisément pour offrir à chacun de ses Etats membres un cadre beaucoup plus large et puissant que le simple cadre national devenu incapable de répondre seul à l’ampleur, mondiale ou régionale des problèmes qui lui sont posés, elle peine à rassembler et unir ses partenaires. Vingt-huit pays européens, c’est autant de différences d’histoire et d’approche de ces problèmes. D’où, cette impression de cacophonie et de "retard à l’allumage" dans la réaction de l’Europe aux crises qui s’allument à sa périphérie et jusqu’en son centre même. 

Pourtant, comme vous le soulignez très justement, les attentes des citoyens vis-à-vis de l’Europe, de LEUR Europe, sont d’autant plus déçues que celle-ci ne fonctionne pas avec la réactivité et l’efficacité que notre souci commun de la voir surmonter obstacles et crises voudrait exiger d’elle. Quant aux dirigeants, ils donnent le sentiment de naviguer pour la plupart à vue et de camper sur leurs différences plutôt que d’affirmer la volonté politique de les dépasser. Plusieurs éléments, hélas, se conjuguent pour leur compliquer la tâche. En rognant soudain et très rapidement les cordons de la bourse, la crise financière a mué tous les grands visionnaires en nains de jardin. L’Europe d’après l’effondrement du bloc et du système soviétiques s’est retrouvée empêtrée dans des habits trop larges, même si l’intégration à marches forcées dans l’Union européenne des pays Baltes et d’Europe centrale et orientale procédait d’une vraie vision historique et stratégique, comme les pressions de la Russie de Poutine sur l’Ukraine et les marches de l’ex-URSS, de la Baltique à la Mer Noire, le montrent aujourd’hui. Tant que la croissance économique dissimulait les limites du modèle, qu’il s’agisse de la mise en place de l’Union monétaire, de l’élargissement jusque vers la Turquie et de la politique de voisinage étendue, avec le Maroc, aux confins de la Méditerranée, tout allait bien. Mais la crise financière a relégué la géopolitique et l’ambition bâtisseuse des Européens au deuxième plan et laissé la parole et la décision aux comptables, restrictions budgétaires obligent.

Jean-Luc Sauron : Les dirigeants européens n'ont vraiment jamais présenté l'Europe sous une apparence idéale. En revanche, les dirigeants européens partagent deux attitudes qui alimentent les incompréhensions des citoyens européens sur le rôle et les pouvoirs exacts de l'Union. Tout d'abord, ils se défaussent souvent sur Bruxelles, présentée comme responsable des difficultés qu'ils rencontrent et, ceci, de manière parfois contradictoire : soit par l'incapacité européenne à résoudre les problèmes ; soit par la gêne apportée au pouvoir national du fait des contôles exercés. Ensuite, lorsqu'ils affirment avoir donné des compétences à l'Union, sans lui donner des pouvoirs réels ou les financements corrects. L'Europe est un bouc-émissaire commode de l'inefficacité nationale face à un monde globalisé où les réponses adaptées échappent souvent aux acteurs nationaux.

Que peut-on dire de l'espace Schengen ? Finalement, croire à tous ces aspects considérés comme effectifs et fonctionnels en Europe, n'est-ce pas se voiler la face sur les restrictions dont ils souffrent ?

Alexandre Delaigue : Est-ce qu'il existe de véritables restrictions, fondamentalement ? Il va de soi qu'il existe des possibilités d'amélioration... A commencer par le service général des forces de police, par exemple. Cependant, cela signifierait concrètement partager un certain nombre d'activités régaliennes entre les Etats membres de l'Union. Or il s'avère que, pour la majorité d'entre eux, ils ne soient  d'accords. Par conséquent, on s'attaque aux accords de Schengen comme si c'était la circulation des personnes qui posait véritablement problème. En réalité, quand on s'acharne sur Schengen, cela traduit davantage une crispation autour des frontières ; face à des problèmes qui ne peuvent pas être résolus de la sorte. Les récents attentats de Paris le montrent bien tristement... Le problème de fond concerne autant les déplacements entre Saint-Denis et le centre de Paris qu'entre la Belgique et la France. Ces crispations, tant sur les frontières que sur Schengen illustrent la nécessité d'une gestion collective supplantée par des égoïsmes nationaux. On cherche  à se protéger du reste de l'Europe, comme une pseudo-solution. C'était déjà le cas quand l'Italie et Lampedusa connaissaient des problèmes avec des migrants : la France a renforcé les contrôles aux frontières.

L'Europe est, avant tout, un mouvement. Cela n'est pas une réalisation : c'est un mouvement vers plus d'intégration. Elle existe uniquement parce qu'il reste des choses à faire et c'est tout le principe de la construction européenne. C'est un processus qui diffère de celui d'un Etat européen unifié, mais qui consiste à créer plus d'intégration et plus d'Europe à chaque problème qui se présente. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé lors de la dernière crise économique : pour y répondre une union bancaire à été mise en place, créant davantage de contrôles sur les budgets nationaux... Et de ce fait, l'Europe comprend nécessairement des fictions, des éléments virtuels, des choses qui ne sont pas encore faites.

Alain Wallon : L’espace Schengen, réunissant 26 pays dont 22 des 28 de l’UE, est effectif dans des domaines qu’il est peu probable qu’on les lui retire avant longtemps. Chaque jour, un nombre énorme de citoyens européens, étudiants, frontaliers, familles rejoignant des proches, franchissent les frontières internes à cet espace sans plus stationner des heures aux postes fixes tenus par des policiers ou douaniers, sans pour autant que des contrôles ne soient opérés sur la totalité de l’espace Schengen par des unités mobiles. Et les Etats membres continuent d’assurer la surveillance des portions de frontière externe de cet espace qui leur reviennent, terrestre, maritime ou aérienne. La question, posée très concrètement aujourd’hui, est celle de l’approfondissement de la coopération policière, douanière et judiciaire entre Etats membres et services concernés. Contourner un poste frontière fixe pour un contrebandier fait partie de son "métier" et rétablir ce type de contrôle, outre son coût très lourd à long terme, ne permettra pas d’empêcher un commando aguerri et organisé de passer une frontière terrestre. En revanche, une coopération systématique en matière de renseignement, d’échange de données sur une base légale unique et non morcelée en 22 ou 26 législations, comme cela devrait se faire bientôt avec l’e-PNR pour les passagers aériens, ou encore de conférer à Europol une compétence en matière de terrorisme, ce qui lui fait encore défaut, cela ne relève pas de l’incantation mais de mesures concrètes susceptibles de combler les "trous" du dispositif actuel. Evidemment, cela veut dire des ressources accrues pour ces services, pour Frontex ou le dispositif de coopération judiciaire européen Eurojust. Mais la marque de la volonté politique, c’est l’engagement effectif, donc financier. Rappelons enfin que chaque Etat membre de Schengen peut, comme le fait en ce moment la France, invoquer la "clause de sauvegarde" qui offre aux gouvernements partenaires l’option de fermer ses frontières le temps de faire face à une situation d’urgence comme l’est la menace terroriste. Avant de jeter Schengen, voyons comment améliorer ses fonctionnalités…

Jean-Luc  Sauron : Critiquer Schengen comme non fonctionnel ou non effectif n'a aucun sens. L'existence d'accidents sur des autoroutes amène-t-elle à la remise en cause de leur utilité, notamment en ce qu'elles contribuent à une meilleure sécurité routière. Le problème provient d'un manque d'appréhension des besoins nécessaires au fonctionnement optimal du système de Schengen en cas de crise migatoire lourde. Ce sont les mesures sécuritaires d'accompagnement du système Schengen qui doivent être revues. La dynamisation de la vie économique, sociale et culturelle à laquelle la libre circulation des personnes et des biens telle qu'organisée par le système Schengen est un acquis majeur, sur lequel il serait impossible de revenir.

Néanmoins, dans l'approche européenne de ces questions, sans doute existe-t-il des succès notables ou du moins des débuts de solutions qui pourraient constituer la base d'une autre Europe plus adaptée aux défis actuels. Lesquels selon vous ? Peut-on l'imaginer dans les cadres actuels ? Avec le même nombre de partenaires ?

Alexandre Delaigue : C'est une situation extrêmement compliquée. Dans les faits, on constate d'ores et déjà une Europe à deux vitesses, ne serait-ce que via la zone euro : à l'origine, tous les pays avaient vocation à y entrer, aujourd'hui ce n'est plus le cas. Au vu et au su des règles particulières (et bien plus strictes) que s'imposent les pays de la zone euro, cela créé nécessairement une contradiction et  un déséquilibre. Je crois qu'il va falloir faire preuve de créativité institutionnelle. L'autre solution, si on ne parvient pas à cette créativité institutionnelle, pourrait se trouver dans une forme de délitemment, où l'Union Européenne finirait par ressembler davantage à un ensemble d'accords, une zone de libre-échange et quelques éléments partagés... Et de plus en plus de pays qui se trouveront dans une position comparable à celle de la Grande-Bretagne aujourd'hui. Je doute que cela souhaitable, mais ça ne signifie pas que cela n'arrivera pas. Ce risque de délitement existe véritablement... On constate de plus en plus de retour à des réglementations nationales, dans de multiple domaines et automatiquement cela réduit la possibilité d'un marché unique. Prenons l'exemple du secteur automobile : avant l'Europe, les prix différaient de pays en pays. Après de nombreux efforts, l'UE  a réussit à créer un marché sur lequel une voiture allemande et une voiture française connaissaient des prix comparables. Aujourd'hui, en raison des différences de règlementations, de fiscalités... ces différences de prix reparaissent. Il redevient possible, pour les constructeurs, de construire des voitures plus adaptées à tel ou tel autre marché. C'est typiquement un petit retour en arrière, qui finit (au travers du nombre) pas risquer de déliter également le marché unique. 

Le risque, au bout du compte, c'est de revenir à une Europe vide. Pour imaginer ce qui serait le rêve pour l'Europe, il faut regarder la Suisse : un Etat très unifié, très démocratique, très décentralisé, qui fonctionne en dépit de langues différentes... un Etat qui fonctionne bien, fondamentalement. Pour imaginer le cauchemar de l'Europe, il faut regarder la Belgique : c'est, pour le coup, un Etat très dysfonctionnel, de plus en plus de différences entre les régions, du ressentiment réciproque entre des communautés qui veulent de moins en moins vivre ensemble (mais savent pertinemment qu'elles ne peuvent pas faire autrement) et un fonctionnement institutionnel aussi anarchique que coûteux et inefficace. C'est à l'orée de ces deux destins que se trouve l'Europe aujourd'hui.

Jean-Luc  Sauron : Le cadre actuel est impuissant à résoudre la crise traversée par l'Union européenne.

L'Union européenne devrait demander au gouvernement britannique, compte tenu des évènements actuels liés à la guerre menée par Daesh, de retirer son référendum sous menace de Brexit. Prenons l'une des demandes britanniques la plus inacceptable : l'interdiction opposée à des travailleurs européens, exerçant leur métier en Grande Bretagne, de toucher des allocations sociales versées aux ressortissants britanniques avant quatre années de résidence sur son territoire.

Imaginons que le gouvernement polonais réponde à la demande d'aides et envoie ses troupes aux côtés des soldats français, demande d'aides présentée par la France sur le fondement de l'article 42 §7 du traité sur l'Union européenne qui prévoit qu' "au cas où un État membre serait l'objet d'une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l'article 51 de la charte des Nations unies. Cela n'affecte pas le caractère spécifique de la politique de sécurité et de défense de certains États membres. Les engagements et la coopération dans ce domaine demeurent conformes aux engagements souscrits au sein de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord, qui reste, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l'instance de sa mise en oeuvre."

 Le remerciement britannique à ces Polonais, allant se battre et mourir pour la défense des populations européennes, pourrait-elle prendre la forme de ce refus de leur verser de telles allocations précitées en cas de migration vers la Grande Bretagne ? Inimaginable et scandaleux.

Pour ma part, mon projet de fédération rhénane (France, Allemagne, Bénélux) tel que présenté dans mon ouvrage "L'Europe est-elle toujours une bonne idée ?" (Gualino éditeur, 2011) me semble de plus en plus être la réponse à l'actuelle impuissance européenne. Relancer l'Union autour d'un véritable Etat fédéral restreint  (les 5 Etats  prémentionnés) qui servirait de solide socle à un espace européen auquel chacun des 23 autres Etats (dont la Grande-Bretagne) pourrait adhérer en connaissance de cause.

Aujourd'hui, personne ne pourrait mourir pour l'Europe.

Pourquoi ? Parce que nous ne connaissons pas les valeurs communes que nous aurions à défendre, ni les hommes pour qui nous aurions à nous battre ! Profitons de l'actuelle crise pour donner un contenu concret à nos valeurs, ou à ce que nous serions amenés à définir comme telles.

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