Le roi d’Arabie saoudite en Russie avant la fin de l’année : la visite annoncée qui consacre un changement radical des équilibres au Proche-Orient <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Le roi d’Arabie saoudite.
Le roi d’Arabie saoudite.
©Reuters

Stratégique

Salmane ben Abdelaziz Al Saoud pourrait rendre visite à Vladimir Poutine avec, en ligne de mire, plusieurs sujets primordiaux pour la région. Cette rencontre témoigne de la capacité de la Russie à devenir un acteur incontournable des négociations.

Roland Lombardi

Roland Lombardi

Roland Lombardi est consultant et Directeur général du CEMO – Centre des Études du Moyen-Orient. Docteur en Histoire, géopolitologue, il est spécialiste du Moyen-Orient, des relations internationales et des questions de sécurité et de défense.

Il est chargé de cours au DEMO – Département des Études du Moyen-Orient – d’Aix Marseille Université et enseigne la géopolitique à la Business School de La Rochelle.

Il est le rédacteur en chef du webmedia Le Dialogue. Il est régulièrement sollicité par les médias du Moyen-Orient. Il est également chroniqueur international pour Al Ain.

Il est l’auteur de nombreux articles académiques de référence notamment :

« Israël et la nouvelle donne géopolitique au Moyen-Orient : quelles nouvelles menaces et quelles perspectives ? » in Enjeux géostratégiques au Moyen-Orient, Études Internationales, HEI - Université de Laval (Canada), VOLUME XLVII, Nos 2-3, Avril 2017, « Crise du Qatar : et si les véritables raisons étaient ailleurs ? », Les Cahiers de l'Orient, vol. 128, no. 4, 2017, « L'Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? » (p.158), in La Méditerranée stratégique – Laboratoire de la mondialisation, Revue de la Défense Nationale, Été 2019, n°822 sous la direction de Pascal Ausseur et Pierre Razoux, « Ambitions égyptiennes et israéliennes en Méditerranée orientale », Revue Conflits, N° 31, janvier-février 2021 et « Les errances de la politique de la France en Libye », Confluences Méditerranée, vol. 118, no. 3, 2021, pp. 89-104.

Il est l'auteur d'Israël au secours de l'Algérie française, l'État hébreu et la guerre d'Algérie : 1954-1962 (Éditions Prolégomènes, 2009, réédité en 2015, 146 p.).

Co-auteur de La guerre d'Algérie revisitée. Nouvelles générations, nouveaux regards. Sous la direction d'Aïssa Kadri, Moula Bouaziz et Tramor Quemeneur, aux éditions Karthala, Février 2015, Gaz naturel, la nouvelle donne, Frédéric Encel (dir.), Paris, PUF, Février 2016, Grands reporters, au cœur des conflits, avec Emmanuel Razavi, Bold, 2021 et La géopolitique au défi de l’islamisme, Éric Denécé et Alexandre Del Valle (dir.), Ellipses, Février 2022.

Il a dirigé, pour la revue Orients Stratégiques, l’ouvrage collectif : Le Golfe persique, Nœud gordien d’une zone en conflictualité permanente, aux éditions L’Harmattan, janvier 2020. 

Ses derniers ouvrages : Les Trente Honteuses, la fin de l'influence française dans le monde arabo-musulman (VA Éditions, Janvier 2020) - Préface d'Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement et de sécurité de la DGSE, Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), Abdel Fattah al-Sissi, le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)

Vous pouvez suivre Roland Lombardi sur les réseaux sociaux :  FacebookTwitter et LinkedIn

Voir la bio »

Atlantico : Le Roi d’Arabie saoudite se rendrait en Russie avant la fin de l’année, qu’est-ce que cela dit des relations entre les deux Etats ?

Roland Lombardi : A la différence de la diplomatie française actuelle, réduite à une diplomatie économique doublée d’une diplomatie de l’émotionnel, la diplomatie russe, elle, s’appuie essentiellement sur le réalisme et le pragmatisme. Le résultat est d’ailleurs sans appel : les Français ne sont plus écoutés et sont totalement isolés au Proche-Orient, alors que les Russes sont devenus, notamment depuis leur intervention en Syrie, les maîtres du jeu. Pour preuve la dernière conférence de Vienne réunissant Américains, Turcs, Saoudiens, Russes et même Iraniens, une première ! Les diplomates français, eux, n’ont été "repêchés" qu’in extremis pour y participer.

N’oublions pas que cette mise à l’écart de la France est due en grande partie à ses attitudes irresponsables et irréalistes sur le conflit syrien depuis plus de quatre ans. En voulant faire plaisir à ses clients du Golfe mais aussi à cause d’analyses erronées, idéologiquement dépassées et déconnectées des réalités moyen-orientales, la France est malheureusement aujourd'hui discréditée et hors jeu. La realpolitik russe (qui soit dit en passant, lui fait faire aussi de bonnes affaires…), quant à elle, permet à Moscou d’entretenir de bonnes relations avec l’Iran, l’Egypte et même Israël. Elle lui permet surtout d’avoir des interlocuteurs dans tous les camps et de parler avec tout le monde. C’est donc aussi le cas avec le roi d’Arabie saoudite qui est pourtant le principal adversaire de la position russe en Syrie.

Historiquement, Russes et Saoudiens ont toujours entretenu des relations tumultueuses. Néanmoins, les divergences de fond n’ont jamais exclu les tentatives de rapprochement et le dialogue. Ne perdons pas de vue que les pétrodollars saoudiens financent la majeure partie des commandes d’armement égyptiennes signées ces derniers mois, dont les 2 à 3 milliards de dollars de contrats passés auprès de Moscou en 2014. Ils ont certainement aussi financé, du moins pour une partie, le rachat des deux Mistral ex-russes auprès de la France en septembre…

De plus, rappelons que la Russie est en bonne voie pour participer à la construction de 16 centrales nucléaires saoudiennes… Par ailleurs, en juillet dernier, une promesse a été faite par le fond souverain d’investissement saoudien afin d’injecter 10 milliards de dollars dans l’économie russe et fin septembre, l’Arabie saoudite a commandé environ un millier de véhicules de combat d’infanterie BMP-3 auprès de Moscou. De leur côté, les Russes ont laissé envisager, le mois dernier, qu’une discussion sur la production pétrolière avec l'OPEP serait possible. Chose qu’ils s’étaient pourtant interdit de faire jusqu'ici… Sur la crise syrienne, Russes et Saoudiens sont enfin conscients que leurs relations sont déterminantes dans le règlement du conflit.  

Pourquoi dans un premier temps l'Arabie saoudite s'est opposée à l'intervention russe en Syrie ? Pour quelles raisons, elle s'est par la suite ravisée et a accepté de "discuter" avec Moscou ?

Les Russes n’agissent et ne prennent jamais de risques qu’avec un plan et une stratégie mûrement réfléchis. En décidant de frapper militairement les bastions d'Al-Qaïda et de Daesh en Syrie, Poutine n’a pas fait que donner un coup de fouet à la guerre internationale contre le terrorisme. Sur le terrain, la présence russe était déjà très importante mais depuis fin septembre et le début des frappes, la donne a changé. L’implication accrue russe et iranienne, et on le voit déjà avec les derniers succès de l’armée syrienne, remonte le moral et donne un second souffle aux forces du régime d'Assad. Mais c’est surtout sur le plan diplomatique que l’on doit aussi analyser le retour comme grande puissance de la Russie. Il est certain que l’intense ballet diplomatique du Kremlin et de ses diplomates entrera dans l’histoire des annales des relations internationales.

En effet, les Américains et tous les pays influents de la région (Egypte, Turquie, Arabie saoudite, Iran bien sûr mais aussi Israël) ont été préalablement consultés afin de leur expliquer leur action et ses perspectives. Aujourd'hui, les officiers russes rencontrent quotidiennement leurs homologues américains, turcs, irakiens, jordaniens et israéliens. Dès le début des raids russes, la ligue arabe est restée discrète. Les Emirats arabes unis et la Jordanie ont, quant à eux, accueilli favorablement les bombardements russes sur l'EI et le front Al-Nosra (Al-Qaïda). L’Egypte, qui est le plus puissant et le plus peuplé des pays arabes, a soutenu ouvertement le Kremlin et ce, en dépit des aides économiques sans précédent que reçoit Le Caire de Riyad…

Seuls la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite se sont contentés, au début de l’intervention russe, de cosigner avec certains pays occidentaux, et notamment la France, une déclaration appelant à l’arrêt des opérations entreprises par Moscou contre l’opposition dite modérée.

Mais ces trois pays, réalisant que l’intervention russe serait sûrement le coup de grâce porté à leur politique désastreuse de soutien aux islamistes depuis plus de quatre ans, se sont donc résignés. Le petit Qatar est rentré dans le rang. La Turquie, qui s’est lancée dans une guerre contre le PKK et les Kurdes depuis juillet dernier et qui malgré (ou à cause de ?) la victoire aux dernières élections d'Erdogan, connaît et va connaître encore de graves tensions internes. Elle a finalement et discrètement accepté que Bachar el-Assad soit présent dans une solution de transition.

Quant à l’Arabie saoudite, elle reste isolée. Mais prise de vitesse par la politique du fait accompli de Moscou, inquiète et déçue par l’attitude de Washington (rapprochement avec l’Iran, hésitations en Syrie et en Irak), Riyad est en train de reconsidérer l’accroissement de la position stratégique de la Russie au Moyen-Orient. Aux yeux des Saoudiens, ou du moins de leurs dirigeants actuels, la Russie peut très bien devenir une forme de contrepoids à l’influence iranienne grandissante, et à présent inéluctable, dans la région. D'où les inflexions saoudiennes actuelles… 

Cette attitude annonce-t-elle une perte de leadership de l'Arabie saoudite dans la région ?

L’Arabie saoudite est le premier exportateur mondial de pétrole. Elle produit dix millions de barils de pétrole et un million et demi de mètres cubes chaque jour. Ce volume est impressionnant et explique en grande partie la chute des cours en 2014. Ainsi, le prix est passé de 115 dollars le baril à une quarantaine de dollars en quelques mois.

Par conséquent, tous les pays producteurs souffrent et voient leurs revenus fondre. Pour le royaume saoudien, le pétrole représente 90% des revenus publics. Paradoxalement, l’Arabie Saoudite est largement tenue pour responsable par les observateurs de cette baisse des prix. En effet, cette stratégie servirait ses intérêts géostratégiques : ses voisins en subissent les conséquences, et en particulier l’Iran, dont le retour en grâce, et le soutien à Damas, ne convient pas à Riyad. Au-delà, c’est même la Russie qui serait visée pour l’aide apportée au régime de Bachar al-Assad en Syrie. Mais en quatre mois, le royaume a déjà enregistré un manque à gagner de 49 milliards de dollars ! S’ajoutent à cela, les dépenses militaires du royaume qui participe à la coalition en Irak contre l’EI mais aussi et surtout, qui intervient depuis mars 2015 au Yémen. Les guerres coûtent toujours très cher. Celle du pétrole aussi. Et même pour la riche Arabie saoudite, le petit jeu, qui consiste à étrangler financièrement ses adversaires, ne peut pas durer trop longtemps… Signe des temps, Riyad a déjà rapatrié plus de 70 milliards !

Les dernières démarches entreprises par les Saoudiens pour s’implanter sur le marché européen du pétrole (Pologne et Suède), traditionnellement dominé par les fournisseurs russes, constituent une réponse à la croissance des livraisons pétrolières russes à la Chine mais aussi à la politique du Kremlin en Syrie. Mais en définitive, elles n’auront que peu de conséquences à long terme.

Par ailleurs, comme je l’ai évoqué plus haut, la politique saoudienne de soutien aux islamistes depuis les fameux printemps arabes est un fiasco. Son intervention au Yémen s’enlise et enfin, les opérations russo-iraniennes et kurdes en Syrie mais aussi en Irak sont en train d’inverser les rapports de force, consolidant ainsi un peu plus le retour de l’Iran sur la scène du Levant.

La puissance et l’influence relative mais aussi l’existence même de l’Arabie saoudite étaient fondées sur le pétrole et le statut de gardienne des Lieux saints de La Mecque et Médine. Mais selon un rapport du FMI, les réserves de la trésorerie saoudienne sont en chute libre et le royaume pourrait tenir maximum 5 ans à ce rythme. Avec une rente et des réserves pétrolières plus modestes, aucun investissement dans les domaines universitaires et technologiques, un stress hydrique sans précédent et le retour de l’Iran, les Saoud ont certes de quoi faire des cauchemars. Rappelons aussi, qu’à l’inverse des dynasties chérifienne du Maroc et hachémite de Jordanie, la dynastie wahhabite n’est pas descendante du Prophète. Grâce à leurs pétrodollars, la famille régnante a pu s’offrir des allégeances et des influences, tant sur le plan diplomatique que religieux, à travers le monde comme sur son propre territoire. Mais à la vue de la situation critique actuelle, qu’en sera-t-il demain ?

Il est important d’ailleurs de noter que dans le monde arabo-musulman, l’image des Saoud s’est grandement ternie notamment à cause de sa politique inconséquente dans la région à partir de 2011 (même chez ses alliés) mais aussi et surtout, depuis le dernier drame de La Mecque, lors du hadj, qui a fait encore un millier de morts.

Sur le plan interne enfin, le royaume est traversé par de fortes tensions au sein du pouvoir. Avec un millier de princes qui cherchent tous à jouer leur partition pour affaiblir le roi ou pour leurs propres intérêts à l’intérieur (lutte de pouvoir) comme à l’extérieur (financements privés de groupes terroristes), la stabilité du royaume n’est absolument pas garantie à long terme. En témoigne, il y a quelques semaines, l’appel à la Guerre sainte contre la Russie de certains chefs spirituels de haut rang ou encore les lettres d’un prince, publiées début octobre dans le journal The Guardian, appelant à un changement de régime en Arabie saoudite…

Face au "déclin" annoncé de l’Arabie saoudite, le grand gagnant sera bien entendu l’Iran. En renonçant à l’arme nucléaire (pour l’instant), Téhéran va bénéficier en contrepartie d’avantages conventionnels considérables, de plusieurs centaines de milliards de dollars que l’accord nucléaire de juillet dernier lui procurera en quelques années et surtout, de son retour dans le concert des nations tout en développant son influence dans la région. A l’instar de la religion chiite qui est une religion très organisée et hiérarchisée, la nation pluri-millénaire offre aussi une image d’une nation homogène, stable, pragmatique, disciplinée, riche aussi en pétrole mais qui, elle, forme des ingénieurs ! Pour certains, une alliance avec l’Iran peut donc se substituer à l’alliance avec l’Arabie saoudite dont l’avenir est finalement incertain… Les Russes et à présent les Américains l’ont compris. Même s’ils ne le crient pas sur les toits, les Israéliens en sont aussi très bien conscients…

La Russie et l'Arabie saoudite vont-elles finalement s'entendre et si oui sur quels sujets et dans quels buts ?

On l’a vu, l’Arabie saoudite n’est pas en position de force pour négocier. Mais le "deal" russo-saoudien semble clair : pour Riyad, une hausse du prix du baril, assortie sûrement de l’achat d’armements et son accord pour un maintien provisoire d'Assad. Pour Moscou, plus grande coopération avec l’Arabie saoudite sur le dossier syrien, et notamment sur la période de transition politique, et enfin, une forme de "droit de regard" saoudien sur les ventes d’armes à l’Iran (comme cela est déjà le cas avec Israël).

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !