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Election en Turquie : la stratégie Erdogan pour obtenir une majorité absolue
©Reuters

Elections à la turque

Ce dimanche 1er novembre se tiennent en Turquie les élections législatives anticipées, seulement quelques mois après les dernières élections à l'issue desquelles le parti de M. Erdogan n'avait pas obtenu la majorité absolue. Cette fois-ci, le Président conservateur turc semble prêt à tout pour remporter la partie.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Organisé à peine cinq mois après les dernières élections législatives pourtant remportées par son parti, quel est l'enjeu de ce scrutin pour Recep Tayyip Erdogan ? Quelles sont ses chances de remporter le scrutin ?

Laurent Leylekian : Il y a plusieurs enjeux à ce scrutin. Pour M. Erdogan, l’enjeu initial était de remporter la majorité absolue afin de réformer la Constitution et de s’octroyer des pouvoirs plus vastes. La Turquie est soumise à un régime parlementaire qui fait théoriquement du Premier ministre le chef de l’exécutif. Arrivé Président, l’homme fort d’Ankara qu’est Erdogan entendait modifier la Constitution pour faire du pouvoir un régime présidentiel.

Avec la déconvenue des dernières législatives, l’enjeu est maintenant différent : à l’issue du scrutin de juin dernier, non seulement l’AKP au pouvoir n’a pas remporté la majorité absolue mais, de plus, aucune coalition ne s’est avérée viable. Les nationalistes du CHP – le parti kémaliste – relèvent la tête, les ultranationalistes du MHP ont refusé de s’allier à Erdogan et le parti progressiste du HDP est à l’opposé de la ligne réactionnaire et islamiste du pouvoir. Désormais, pour Erdogan, l’enjeu est de réduire à néant ces progressistes, non pas tant pour gagner leur électorat qu’il n’aura pas de toute façon, mais pour rallier à lui les autres partisans de la "turcité" que sont les kémalistes et les ultranationalistes.

Quelle est la stratégie employée par M. Erdogan dans cette campagne électorale pour atteindre son objectif ? Comment se manifeste-t-elle ?

C’est une stratégie classique avec carotte et bâton mais le bâton est disproportionné et sa nature le rend largement incompatible avec les pratiques démocratiques d’un État de droit.

Côté carotte, on a la promesse d’incitations fiscales et sociales pour les couples mariés ou pour ceux qui envisagent de le faire. Le premier Ministre Davutoglu a même récemment demandé aux jeunes ne trouvant pas de conjoint de s’adresser à l’AKP, une posture de marieuse qui a fait des gorges chaudes. Plus sérieusement, les associations progressistes s’inquiètent de la vision patriarcale d’un gouvernement dont les mesures tendent à exclure les femmes de la vie sociale et du marché du travail. Et puis ce clientélisme effréné lasse désormais plus qu’il ne séduit, au sein d’une population touchée par le marasme économique.

Mais c’est côté bâton que les inquiétudes sont les plus sérieuses : on peut dire sans exagération que la liberté de la presse a été abolie en Turquie. Il y a quelques jours, deux chaînes de télévision de l’opposition ont été purement et simplement mises sous tutelle par le pouvoir et placées sous le contrôle d’un administrateur avec l’aide des forces de police. Elles publient désormais des informations conformes aux attentes d’Erdogan. Avant même ces derniers événements, Reporters Sans Frontières avait publié son classement annuel qui place la Turquie 149ème sur 180 États, entre la Birmanie et la Russie. Tout indique que la situation va encore empirer de ce côté-là.

Cependant, la fin du pluralisme des médias et la répression des journalistes indépendants sont désormais peu de choses devant la véritable campagne de terreur qui touche les opposants progressistes. Il y a tout lieu de croire que les attentats de Diyarbakir (juin, 4 morts), de Suruç (juillet, 33 morts) et d’Ankara (octobre, 102 morts) ont bénéficié de complicités à l’intérieur de l’appareil d’état ou, tout du moins, du laisser-faire complaisant de ce dernier. Et, il y a quelques jours seulement, Davutoglu a littéralement figé son auditoire en laissant entendre qu’en cas de nouveau désaveu, les "Renault 12 blanches" pourraient faire leur réapparition. En Turquie, ces voitures étaient utilisées par les des escadrons de la mort après le coup d’état de 1980.

Qui sont les adversaires les plus résolus du Président turc dans cette campagne et les principales menaces qui pèsent sur ses projets ?  

Il y a beaucoup d’adversaires et il est difficile de dire lequel est le plus résolu. Tous attendent leur heure. Les kémalistes constituent sur le papier la seconde force politique du pays mais leur programme politique semble figé sur un temps révolu et Kemal Kılıçdaroğlu, leur leader, apparaît comme un homme du passé. Les progressistes sont menés par Selalettin Demirtaş, un homme jeune, dynamique et charismatique mais il est difficile de voir un destin national pour un représentant de minorité dans un État fondé sur la race comme la Turquie. Et puis, il y a l’outsider – au sens littéral – Fetullah Gülen qui active des hommes-liges à partir des États-Unis où il vit en exil. Ceci dit, vu d’Occident Gülen ou Erdogan, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Enfin il y a l’armée qui avait été exclue du jeu politique par Erdogan lui-même.

Ce à quoi nous assistons peut-être actuellement, c’est précisément le retour de l’armée sous égide islamiste comme elle avait été auparavant sous égide kémaliste. Face à ses nombreux adversaires, l’AKP est bien forcée de remettre en selle les militaires qui restent une référence – peut-être la seule – dans le pays. Un récent sondage publié par Pew montre que l’armée reste la dernière institution en laquelle les Turcs ont confiance. Ce serait la fameuse synthèse ottomane – le sabre et le goupillon si j’ose dire – redoutée par de nombreux observateurs mais aussi par les Turcs progressistes qui, comme la romancière Elif Şafak, ne veulent plus de cette Turquie rétrograde, islamiste et militariste.

Quelles catégories de population ont le plus à perdre de la mise en œuvre de cette stratégie de la tension par le clan Erdogan ? 

Ce sont évidemment les progressistes. En fait, la situation rappelle en inversée celle de 1909 mais, curieusement, ça avait été plus rapide à l’époque : en juillet 1908, les Jeunes-Turcs "républicains" avaient renversé le vieux régime du Sultan avec l’appui des minorités non musulmanes. En avril 1909, les Arméniens d’Adana subirent des massacres de la part de forces contre-révolutionnaires et firent appel au régime supposé progressiste. Mais les troupes fidèles au pouvoir jeune-turc, venues soi-disant à leur rescousse, parachevèrent les massacres (30 000 morts).

Aujourd’hui les intellectuels et progressistes turcs ont soutenus l’arrivée au pouvoir de l’AKP qu’on nous vendait en Occident comme un parangon de démocratie et de postmodernité. Maintenant qu’ils sont débarrassés de leurs adversaires politiques, les islamistes terrorisent leurs anciens compagnons de route.

Je voudrais aussi souligner qu’il y a un autre perdant dans l’affaire : l’Union européenne. L’Europe n’a pas plus su faire preuve de la fermeté nécessaire avec Erdogan qu’avec les dirigeants précédents – et tout aussi peu démocratique – de ce pays. Désormais, une Europe désarmée en est réduite à quémander sa sécurité à un dictateur oriental. C’est patent avec l’affaire des réfugiés pour lequel la Turquie – qui organise par ailleurs le trafic – tente de monnayer sa protection de nos frontières. Là encore, sans faire assaut de comparaisons historiques, je voudrais rappeler qu’en 1453, les derniers défenseurs des murailles de Constantinople étaient des mercenaires turcs censés contenir leurs coreligionnaires. L’Histoire a montré ce qu’il en était.

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