Identité nationale : derrière la sainte colère d'Alain Juppé, le danger des arguments de supériorité morale<!-- --> | Atlantico.fr
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Un récent article d'Alain Juppé sur son blog met en avant son attachement à la religion catholique.
Un récent article d'Alain Juppé sur son blog met en avant son attachement à la religion catholique.
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Amen

Le récent article d'Alain Juppé sur son blog, qui met en avant son attachement à la religion catholique, les propos de Nadine Morano et de nombreuses autres interventions politiques sur la question des migrants notamment relèvent d'une posture d'autorité morale. Pourtant, les Français attendent des réponses beaucoup plus pragmatiques, loin des grands débats conceptuels.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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Roland Hureaux

Roland Hureaux

Roland Hureaux a été universitaire, diplomate, membre de plusieurs cabinets ministériels (dont celui de Philippe Séguin), élu local, et plus récemment à la Cour des comptes.

Il est l'auteur de La grande démolition : La France cassée par les réformes ainsi que de L'actualité du Gaullisme, Les hauteurs béantes de l'Europe, Les nouveaux féodaux, Gnose et gnostiques des origines à nos jours.

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Atlantico: La réponse des politiques ne reste-t-elle pas essentiellement dans un argumentaire moral autour de la notion d'identité nationale ? En quoi cette approche empêche-t-elle un débat de fond ? Quels sont les dangers des arguments de supériorité morale ?

Eric Deschavanne : Le problème n'est pas nouveau. Le débat politique, en France, est tronqué par la présence de plus en plus envahissante du Front national. Ce parti protestaire véhicule les colères et les inquiétudes populaires en opposant une "antipolitique" systématique aux grands axes politiques communs à la droite et à la gauche. La tentation est de répondre par un discours moralisateur, en se situant sur le terrain des valeurs.C'est une manière de dire : "circulez, il n'y a rien à voir, ni d'autre politique possible !" Bref, on répond à un discours antipolitique parce que purement protestataire par un discours antipolitique parce que purement moralisateur. Le débat public se réduit à un choc des indignations d'où n'émerge aucune proposition politique sérieuse et crédible. L'affrontement Sarkozy/Juppé à droite reproduit pour le moment en miniature cette opposition entre la posture protestataire et la posture moralisatrice. Seul François Fillon s'est engagé sur le terrain politique.

Roland Hureaux : L'article d'Alain Juppé, si on le lit bien, n'attaque que la droite, Marine Le Pen ou Nadine Morano, comme si ce n'était pas la gauche qui était au pouvoir et qui devrait être la cible privilégiée de la principale force d'opposition. Si beaucoup de Français sont aujourd'hui en colère, ce n'est pas pour les mêmes raisons que Juppé, ce n'est pas à cause des déclarations de Nadine Morano, c'est à cause de la politique de François Hollande en matière d'emploi, de justice, d'éducation etc. : il faudrait que l'ancien Premier ministre de Chirac en prenne conscience .

En sanctionnant lourdement Nadine Morano, Nicolas Sarkozy est sur la même ligne, tout en donnant l'impression qu'il a été contraint à prendre cette sanction. Par qui ? Par quoi ? Je ne sais.

Quant à Fillon, il a été plus modéré, refusant que l'on exclue Mme Morano de la liste Grand-Est, sans me semble-t-il se prononcer sur le fond. Il reste ainsi plus proche du sentiment de la grande majorité des  militants.  

Le débat de fond ne devrait pas être de savoir quelle est l'identité nationale mais si l'attachement à cette l'identité nationale est un sentiment  légitime. Je crois que oui et ceux qui sont attachés à cette notion, souvent les plus humbles, devraient faire l'objet d'un plus grand respect de la part des moralistes autoproclamés de l'establishment politique ou médiatique. A condition bien sûr de garder en vue  la complexité de cette identité, ce que Nadine Morano n'a pas vraiment fait. Il est vrai qu'elle citait le Général de Gaulle, volontiers provocateur en privé.

Au lieu de ce respect, on intente des procès bruyants en racisme et en populisme qui ont l'effet inverse de celui qui est recherché : faire de la publicité à Nadine Morano, qui à force d'anathèmes va peut-être devenir présidentiable et faire monter encore le FN.

Ceux qui récusent la  notion d'identité se rabattent sur ce que vous appelez l'argumentaire moral. Des réfugiés qui viennent en masse à nos frontières ne sont que des individus à accueillir, selon le principes   évangéliques, dit Alain Juppé. Mais l'accueil d'un individu par un autre est une chose : l'accueil d'un groupe par un autre groupe qui craint de s'en trouver déstabilisé en est une autre. Ce sont deux registres différents. La morale est une affaire individuelle qui nécessite des adaptations dès que l'on passe au plan politique. Or dès qu'il s'agit de groupes, on entre dans la politique.

Quand on invoque la morale en politique, il faut toujours se méfier. Revenons aux origines de cet afflux de réfugiés : c'est principalement la guerre civile en Syrie. Mais pourquoi cette guerre civile a-t-elle eu lieu ?  Parce que l'Occident l'a encouragée au nom du moralisme : il fallait abattre le régime Assad, le pire qui soit, disait-on, fut-ce en aidant les djihadistes, ce que la France fait en Syrie depuis quatre ans. Si on ne l'avait pas fait, Assad aurait rétabli l'ordre, de manière un peu rude, certes, mais la paix aurait été préservée. 250 000 morts en raison du moralisme occidental ! Même chose dans l'ex-Yougoslavie qui nous envoie encore des milliers de clandestins. Même chose en Libye où la morale a conduit à une intervention de l'OTAN qui aurait fait 120 000 morts.

Par derrière beaucoup de ces guerres, la diversité religieuse:  en Syrie, au Liban, en Bosnie, en Irak. Ceux qui, au nom de bons sentiments, veulent introduire ou accroitre la diversité religieuse dans nos pays, ignorant ces leçons, nous engagent dans une voie dangereuse.

Voilà les problèmes qu'il faudrait poser si l'on voulait engager un débat de fond.

Ces débats paraissent éloignés d'une préoccupation d'une partie des Français : au fond, sans toujours contester le bienfondé de l'accueil des réfugiés, certains semblent davantage se poser des questions sur le nombre de réfugiés que le pays doit accueillir concrètement et sur le maintien d'une cohésion nationale. Que risquons nous a rester dans ces débats sur l'identité nationale et sur l'immigration, à fuir les questions très pratiques et à se cantonner dans des échanges d'arguments fondés sur des convictions de supériorité morale? Que se passe t-il une fois que la classe politique n'a plus que des convictions opposées à s'échanger en fuyant les questions concrètes ? 

Eric Deschavanne : Le débat sur le sujet des migrants a pris la tournure d'un clivage entre morale de la conviction et morale de la responsabilité. On a d'un côté la force de la compassion au service d'un discours sur l'identité d'une France généreuse et ouverte sur le monde, qui se doit donc d'être acceuillante, et, de l'autre, le bon sens qui rappelle qu'on ne peut accuillir toute la misère du monde dans n'importe quelles conditions. Je n'ai pas l'impression qu'il existe sur cette question des migrants, à de rares exceptions près, d'opposition tranchée dans l'opinion ou dans la classe politique, ni une coupure profonde entre l'opinion et la classe politique : grosso modo, personne ne veut renier complètement ni la posture de la générosité ni celle du bon sens. Et personne ne semble en outre vouloir s'appesantir : c'est un sujet sur lequel on ne peut cliver qu'à sont détriment. Cet épisode aurait pourtant pu être l'occasion de faire un bilan de l'état du pays : la question n'est pas de savoir, en effet, si la France doit se montrer accueillante et généreuse, mais pourquoi elle n'est plus en situation de l'être. Pourquoi le chômage de masse enkysté ? Pourquoi l'immigration incontôlée ? Pourquoi la panne de l'intégration ?, etc.

Roland Hureaux : Il se peut  que les Français soient en effet plus lucides que leurs gouvernants. Cela arrive souvent aujourd'hui. Vous parlez de cohésion nationale : c'est ainsi qu'il faut poser la question. Et non pas en termes de capacité d'accueil, d'amour du prochain, de phobie ou de philie etc.

J'ajoute que le débat actuel occulte un autre aspect de la question : qu'est ce qui attire ces "migrants " en Europe ?

Quand on ne s'intéresse pas aux vrais problèmes des gens, y compris ceux des migrants, c'est qu'on ne les aime pas. Il est deux façons de ne pas les aimer : les rejeter sans examen ou bien alors prêcher qu'ils faut les accueillir sans chercher à savoir pourquoi ils sont là. Ces dernières semaines, poser cette dernière question, c'était déjà immoral. L'accueil est tenu par la gauche pour une obligation d'urgence ( l'"urgence humanitaire" chère à Kouchner, le grand ami de Paul Kagame) : surtout ne posons pas de questions.

Or la vérité est que les réfugiés qui se pressent aux portesde l'Europe sont là à cause de guerres que l'Occident a fomentées et entretenues chez eux, en Yougoslavie d'abord, en Irak et en Syrie ensuite.

Je n'hésite pas à le dire : notre premier devoir, si on prétend aimer vraiment ces réfugiés, c'est de mettre fin à ces guerres pour qu'ils puissent rentrer chez eux en toute sécurité.  Et ne doutons pas que ce soit leur désir le plus cher. Juppé qui a engagé l'intervention française  - au mépris du droit international - en Syrie,  devrait le savoir mieux que quiconque. Par ses positions droit de l'hommistes  exaltées et  insensées du début de la guerre en Syrie ( où il pensait qu' Assad n'en avait que pour huit jours, belle preuve de lucidité ! ), on peut tenir ce grand chrétien pour un des responsables de la guerre de Syrie en général et  des grands malheurs des chrétiens de Syrie en particulier. Comme Hollande et Fabius. Et pour mettre fin à la guerre en Syrie, qui est aujourd'hui la seule posture morale qui vaille, il n' y a qu'une chose à faire : souhaiter la réussite rapide des Russes qui ne font rien que ce que nous aurions du faire nous-mêmes depuis longtemps.

Lors de ses dernières interventions, François Hollande semble vouloir s'emparer du sujet de l'identité sous un autre angle. La gauche peut-elle échapper à une autre forme d'argumentation fondée par la conviction que la vision est supérieure moralement ? Le débat n'en reste t-il pas tout aussi conceptuel ?

Eric Deschavanne : François Hollande se distingue par sa totale incapacité à tenir un discours politique aux Français. On ne peut même pas dire qu'il s'illustre dans la démagogie, il est politiquement atone : il ne dit rien de substantiel et l'on ne retient rien de ce qu'il dit. S'il  veut se représenter, il va cependant bien falloir qu'il sorte du bois ! En 2012, il a surfé sur la vague d'antisarkozysme et s'est contenté d'un vague discours anti-capitaliste susceptible de rassembler la gauche. Pour 2017, on peut parier qu'il tentera de jouer la carte du Président pacificateur et garant de l'identité républicaine de la France, avec un discours mêlant fermeté et tolérance: "l'esprit du 11 janvier" quoi ! Il se mettrait ainsi dans les pas de Jacques Chirac, quand celui-ci, en 2004, faisait voter, au nom de la défense de la laïcité, la loi sur les signes religieux à l'école. Cette ligne pourrait avoir une efficacité contre Le Pen ou Sarkozy. Pas contre Juppé : celui-ci joue sur du velours avec sa conception catho-républicain ("catholique zombie"?) de l'identité nationale. Pour Hollande, la difficulté viendra du fait que la gauche idéologique n'est plus sur une ligne républicaine : elle défend désormais une conceptiion ultra-libérale de la laïcité destinée à promouvoir le multiculturalisme. Hollande devra choisir (on sait qu'il a du mal) entre un républicanisme susceptible de rassembler largement les Français et le multiculturalisme qui a les faveurs de ce qui reste de la "gauche plurielle".

Roland Hureaux : Les socialistes récusent violemment l'idée d'identité nationale. Rien de plus haineux que le prétendu antiracisme ! Pour beaucoup de socialiste, même brandir un drapeau français, c'est déjà du fascisme. Ils devraient aller voir ailleurs : les Américains qui ont des drapeaux partout sont-ils aussi des fascistes ? Mais alors pourquoi s'inféodent-ils entièrement à eux ? Ou alors les gens de gauche s'en tiennent à une idée abstraite de la France, patrie des droits de l'homme (au point de vouloir  les imposer aux autres à coup de bombes ) ouverte à tout vent aux réfugiés et même aux immigrés du monde entier. Dans les années soixante, la gauche disait que le Général de Gaulle ne s'intéressait qu'à la France, pas aux Français. Aujourd'hui, c'est un peu l'inverse, c'est la gauche qui ne s'intéresse qu'à la France, sa France : une réalité  désincarnée qui ignore l'Histoire, les traditions  culturelles, l'héritage  religieux,  les ancêtres. Comme dit une fois Jospin : "que voulez-vous que ça me fasse que la France devienne musulmane, à moi un laïque ?". Ce faisant, la gauche oublie que la France est faite de Français, qui sont des hommes de chair comme les autres, c'est-à-dire attachés à leur pays, à leur héritage, osons le dire à leur identité (ce qui ne fait nulle part problème hors d'Europe) et qui ne sont pas prêts  à accepter n'importe quoi, qui ne pensent pas que la France soit une coquille vide que l'on peut remplir n'importe comment.  

En début de semaine, Theresa May, la ministre de l'intérieur anglaise a estimé, dans une déclaration destinée à rassurer les électeurs inquiets de l'efficacité des contrôles aux frontières, que l'immigration de masse détériore la société britannique et que les niveaux d'immigration constatés au cours des dix dernières années n'ont pas servi l'intérêt national. Au Royaume-Uni ou en Allemagne, la question du nombre d'immigrés semble se poser plus naturellement ? Comment cela se traduit-il sur le terrain ? Pourquoi ?

Roland Hureaux : Je ne crois pas que la question des réfugiés se pose de manière différente en France, au Royaume-Uni et en Allemagne. Au Royaume -Uni, c'est aujourd'hui la droite qui est au pouvoir. Mais quand c'était la gauche, Tony Blair était spécialiste du lynchage de ses adversaires au nom des grands idéaux. De son cabinet a même filtré une note d'une de ses conseilères préconisant le recours à une immigration massive pour briser plus vite les traditions britanniques qu'il haïssait.

En Allemagne, Angela Merkel a montré qu'elle était une girouette : un jour pour l'entrée d'un million de réfugiés, huit jours après, contre, allant jusqu'à  fermer les frontières au nez de ses voisins : Pologne, Tchéquie, Hongrie, Autriche. Mais bien qu'elle soit le chef d'un parti conservateur, elle a des réflexes de gauche sans doute dus à son passé en Allemagne de l'Est : on l'avait vu avec l'arrêt du nucléaire, on le voit aves les migrants, sans oublier cependant que son guide suprême ce sont les sondages. Et en Allemagne, ils ont beaucoup évolué en quelques semaines en faveur d'une attitude de fermeté, au vu notamment du comportement de certains "migrants".

La France pourrait légitiment se plaindre de ses deux grands partenaires. Si le Royaume-Uni n'était pas aujourd'hui aussi strictement fermé aux migrants, nous pourrions laisser passer ceux qui s'accumulent à Calais. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi nous faisons tant d'efforts pour les empêcher de passer par le tunnel sous la Manche, bien plus paradoxalement que pour les empêcher de rentrer chez nous. Quant à l'Allemagne, les propos irresponsables de la chancelière ont crée un appel d'air considérable dont les conséquences pourraient être catastrophiques, car au moment où tous les pays se ferment, y compris l'Allemagne, les réfugiés, vrais ou supposés, sont plus nombreux que jamais  à entrer. Et ce pays essaye de nous imposer des quotas pour que nous partagions les flux qu'il a lui-même suscités.

Comment expliquer la difficulté des (politiques) français à aborder cette question de manière pragmatique ? L'Histoire peut-elle expliquer cet embarras ? Quel est le risque pour le pays ?

Roland Hureaux : Je redis que le problème est européen. Si un homme politique allemand avait parlé comme Nadine Morano, la réaction de la presse et de la classe politique allemandes aurait été bien plus vive encore, compte tenu du souvenir et de la culpabilité relatifs au nazisme pour lequel la race était une notion centrale.

C'est toute l'Europe qui est malade de la haine de soi et, comme disait Chesterton, de "sentiments chrétiens devenus fous", pas seulement la France.

C'est d'ailleurs un des paradoxes de l'Europe : plus la construction européenne s'enlise, plus les problèmes des pays européens convergent, mais la plupart de ces  problèmes, loin de trouver leur solution dans l'Europe institutionnelle, ont été créés ou aggravés par elle.

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