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Attentat meurtrier à Ankara : la Turquie en voie de perdre la stabilité qui la caractérisait
©Reuters

Attention danger

Pendant une manifestation pour la paix organisée par des syndicats, des associations et le principal parti pro-kurde, deux explosions ont eu lieu non loin de la gare d’Ankara. L'attentat aurait fait près de 86 morts. Ce drame entraîne un peu plus le pays dans une dangereuse zone de turbulences.

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian

Laurent Leylekian est analyste politique, spécialiste de la Turquie.

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Atlantico : Pendant une manifestation pour la paix organisée par des syndicats, des associations et le principal parti pro-kurde, deux explosions ont eu lieu non loin de la gare d’Ankara. L'attentat aurait fait près de 90 morts. Plusieurs hypothèses circulent quant aux responsables de cette tuerie. Que peut-on en dire à l’heure actuelle ?

Laurent Leylekian : La première question à se poser est celle des commanditaires. Evidemment, le régime a immédiatement tenté de se dédouaner en invoquant le PKK ou les islamistes. La première hypothèse est intenable étant donné que les personnes visées étaient des sympathisants du mouvement progressiste HDP, dont beaucoup de Kurdes. Il est en revanche possible que l’attentat ait effectivement été le fait de cellules islamistes désormais solidement ancrées en Turquie, bien au-delà des régions frontalières de Syrie. Mais il est également possible qu’il ait été perpétré par des groupes ultranationalistes, voire par des services de l’Etat. 

De nombreux observateurs ont d’ailleurs souligné l’absence inhabituelle de la police pour une manifestation d’opposants d’une telle importance ou sa passivité après l’attentat et des voix prétendent même qu’elle a aspergé les survivants de gaz lacrymogènes plutôt que de les secourir. Au demeurant, la proximité entre l’extrême-droite et les forces de sécurité est une constante de la Turquie au moins depuis le génocide des Arméniens. Ce qui est nouveau depuis le conflit syrien, c’est la contamination de ce noyau fasciste au cœur de l’Etat turc par l’Islam radical. De sorte qu’il est peut-être illusoire de chercher à attribuer l’attentat aux islamistes plutôt qu’à l’extrême-droite car une frange croissante de ces groupes appartient simultanément aux deux mouvances. 

Quelle analyse faire de cet attentat à quelques semaines des élections législatives ? Qu'est-ce que cet attentat nous dit de l'instabilité dans le pays ?

La tuerie d’Ankara invite à deux niveaux de lecture. Elle souligne d’une part l’échec de la tactique personnellement conduite par le Président Erdogan et dont une partie de l’AKP au pouvoir s’est d’ailleurs désolidarisée. Confronté à la perte de la majorité absolue lors des dernières législatives, Erdogan a cru bon de relancer la guerre contre les Kurdes pour siphonner l’électorat d’extrême-droite (MHP), voire pour rallier certains votes kémalistes (CHP). Il pensait sans doute que taper sur les Kurdes ou sur les autres minorités restait fédérateur en Turquie. Or les derniers sondages publiés avant la tuerie d’Ankara montrent que le HDP ne baisse pas dans les intentions de vote, au contraire du parti islamiste (AKP), la propre formation politique d’Erdogan. Le gouvernement technique qui est censé expédier les affaires courantes risque donc de durer.

D’autre part, si l’on prend un peu de recul, on est frappé par l’effet désagrégeant du phénomène AKP. En arrivant au pouvoir en 2002, les islamistes turcs ont initialement pratiqué une politique libérale qui a réveillé des identités jusqu’alors écrasées par la chape kémaliste. L’affirmation de ces identités a probablement aussi bénéficié de la montée du niveau d’éducation lié à l’ouverture du pays et à son immersion dans la globalisation. En prenant un visage autoritaire et patriarcal – à partir d’une date qu’on peut fixer aux législatives de 2007 voire à l’attentat de Semdinli (2005) – le pouvoir a tenté de réprimer ces identités qu’il avait lui-même mobilisées contre le conservatisme ethno-centré des kémalistes. Mais voilà, on ne réprime pas facilement des idées de liberté une fois qu’on les a réveillées. A bien des égards, le processus en cours en Turquie rappelle celui de la « Perestroïka » et de la « Glasnost » soviétiques : On réforme le régime pour tenter de sauver ou d’adapter la structure de l’Etat mais, à la fin, le processus échappe au contrôle de ses initiateurs. L’instabilité risque donc de durer, à moins qu’un coup d’Etat – ou inversement une chute du régime – y mette un terme brutal.

Si la laïcité turque - "une vieille idée moderne" en Turquie d'après Jean Marcou - est largement commentée par les observateurs et que le pays fait partie des vingt plus grandes puissances mondiales, certains dénoncent une islamisation développée par le parti AKP ces dernières années. Ce tiraillement entre une Turquie moderne et une seconde soutenant un Islam conservateur tout en contrôlant les médias, ne risque-t-il pas de fragiliser un peu plus le pays ?

La « laïcité » turque n’a jamais existé. C’est une projection abusive des Européens, et singulièrement des Français, une forme moderne d’orientalisme. Je voudrais rappeler une phrase prononcée par Atatürk lui-même après l’éradication des minorités non-musulmanes du pays : « puisque nous sommes tous turcs, donc tous musulmans, nous pourrons et devrons être laïcs ». Cette « laïcité » fantasmée consiste donc en la promotion de l’orthodoxie sunnite – à travers la Diyanet, le Ministère des cultes – et la surveillance et la répression des autres religions, y compris les formes hétérodoxes de l’Islam comme l’alévisme. 

Ceci dit, ce tiraillement-là ne gêne pas nécessairement le développement libéral du pays. Des Etats comme le Qatar ou l’Arabie Saoudite sont là pour nous montrer qu’on peut s’inscrire dans la mondialisation en prônant un Islam rétrograde. Mais ceci implique précisément de garder le contrôle sur les cœurs et les esprits des citoyens. D’où effectivement le contrôle croissant des médias et la répression de tout esprit critique. Pour revenir à l’attentat de ce samedi, il a immédiatement été suivi d’un nouveau blocage des réseaux sociaux et le gouvernement a émis une circulaire interdisant toute publication concernant les attentats. Il est sans doute significatif que cette circulaire n’ait pas été signée par le ministre de la Justice mais par Yalçın Akdoğan, le vice Premier ministre en charge du processus de paix avec les Kurdes. Yalçın Akdoğan est réputé proche du Président Erdogan et le processus de paix est mort. 

Aujourd’hui donc la société turque est effectivement profondément morcelée. Il y a quelques heures par exemple, la police a violemment agressé à coups de gaz lacrymogènes, de matraques et de canons à eau, une délégation de députés du CHP et du HDP, parmi lesquels Selahettin Demirtas, le co-président du parti progressiste, venus se recueillir sur les lieux du carnage.

Tensions en interne avec les Kurdes, discordes sur la scène internationale suite auxcompromis avec l'Etat islamique et aux divergences avec Moscou... Dans quelle mesure la zone de turbulence que traverse la Turquie peut-elle marquer le pays ?

Il me semble – comme je l’ai déjà dit dans vos colonnes en juillet dernier – que la Turquie est en phase de Pakistanisation. Nous sommes d’ailleurs plusieurs à partager cette analyse (par exemple Masoud Razaei dès octobre 2014 ou Imtiaz Gul plus récemment). L’immixtion très orientée de la Turquie dans le conflit syrien a finalement conduit à une extension de ce conflit sur le territoire turc. A cet égard, le débat récent sur la non-inclusion de la Turquie dans la liste européenne des « pays sûrs » pour les migrants est révélateur.
D’un point de vue stratégique, si l’armée d’Ankara peut peut-être encore se projeter au-delà de ses frontières, elle est bien plus réticente à cette idée que les aventuriers de la grande ottomane retrouvée. Je pense que les cercles militaires turcs sont actuellement très conscients que le front est de plus en plus à l’intérieur du pays. Bien sûr, les incursions et les intimidations des avions de combat russes relèvent d’une logique propre à Moscou et d’une réaffirmation spectaculaire de sa puissance. Mais elles n’auraient pas été possibles sans la faiblesse politique actuelle du régime d’Ankara qui contrôle de moins en moins son territoire : Récemment, on a beaucoup glosé sur les accords Sykes-Picot mais, comme cela a été noté avec perspicacité, le problème des frontières d’Orient issues de la Première Guerre mondiale est bien plus large et profond. Comme la Syrie ou l’Irak, la Turquie est également une construction récente, artificielle et aujourd’hui contestée.
Sur le plan domestique évidemment, cette situation extérieure aggrave et amplifie la faiblesse politique du gouvernement. Celui-ci est miné par toute une série d’affaires peu reluisantes, révélées par exemple par les événements de Gezi ou le drame minier de Soma. Même si cela semble encore peu probable, on ne peut désormais exclure une chute du régime à la soviétique, voire à la Ceaușescu. La presse turque a par exemple largement commenté le « déménagement » opportun du fils Erdogan en Italie, officiellement pour y finir une thèse … commencée en 2007 !

Dans ce contexte, quel visage peut avoir la Turquie de demain ? Quels sont les dangers d'une telle instabilité ?

Evidemment un changement régional lourd peut être vu en termes de danger mais aussi en termes d’opportunité. L’Etat turc dispose d’un appareil de communication très performant qui conduit les médias occidentaux à toujours penser la désagrégation de ce pays en termes de danger. Mais cela peut aussi être une opportunité à plusieurs titres : Du fait de sa genèse, la Turquie est en conflit larvé avec la plupart de ses voisins et elle perçoit même certains de ses citoyens comme des ennemis de l’intérieur. Les kémalistes avaient gelé les problèmes. Les islamistes les ont ressuscités en croyant pouvoir les résoudre ; c’est le fameux « zéro problème avec les voisins » de Davutoglu. Cette politique s’avère un échec mais les problèmes sont maintenant bien là.

Dans ce contexte, la perte d’influence de la Turquie, et même la chute du régime, pourraient se révéler bénéfiques. On pourrait imaginer que l’affaiblissement cet Etat permette l’expression légitime du fait kurde, son autonomisation éventuelle, qu’elle autorise la reconnaissance et la réparation du Génocide des Arméniens et qu’elle évacue enfin Chypre. Ceci implique évidemment que l’Occident change de cheval en cessant d’accorder à la Turquie l’importance qu’elle avait prise du fait du danger soviétique, et encore plus depuis la révolution iranienne. Ces derniers temps, Téhéran a justement donné des gages de fiabilité et de responsabilité régionale qui ne font pas nécessairement de l’Iran un pays ami mais qui peuvent en faire un Etat partenaire. La réhabilitation régionale de l’Iran est une alternative qui équilibrerait l’influence accordée à la Turquie qui ne s’avère finalement guère plus bienveillante à notre égard, et qui n’a de plus pas apporté les dividendes attendus en termes de paix et de stabilité régionale.

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