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Syrie : les tensions militaires entre Turquie et Russie pourraient-elles être l’étincelle qui provoque un clash entre l’OTAN et Poutine ?
©REUTERS/Baz Ratner

Double discours

Dans le cadre des frappes russes contre l'Etat Islamique en Syrie, les avions russes ont survolé l'espace aérien turc, provoquant de vives réactions de la part des autorités locales. D'après la presse anglo-saxonne, les autorités turques auraient même prévenu la Russie que si cela se reproduisait, le feu serait ouvert sur l'aviation russe. Un acte qui pourrait être lourd de conséquences d'un point de vue diplomatique.

Michael Lambert

Michael Lambert

Michael Eric Lambert est analyste renseignement pour l’agence Pinkerton à Dublin et titulaire d’un doctorat en Histoire des relations internationales à Sorbonne Université en partenariat avec l’INSEAD.

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Atlantico : L’aviation de Vladimir Poutine a survolé l’espace aérien turque pour se rendre ou pour revenir de Syrie. La Turquie aurait menacé de faire feu si cela se reproduisait. Quelles seraient les conséquences diplomatiques d'une telle réaction ? S'agit-il d'un scénario crédible ?

Michael Lambert : Le survol de l’espace aérien de la Turquie pose un problème dans la mesure où il est ici question du passage au-dessus d’un pays membre de l’OTAN, et pourrait amener à des dérives pour le renseignement pouvant s’inscrire dans une autre perspective que celle de la lutte contre ISIS.

L’Armée de l’air de la Fédération de Russie pourrait ainsi procéder à la prise de photographies aériennes pour évaluer les moyens militaires dont dispose l’Armée turque puis les utiliser à des fins personnelles, ou bien encore donner ces informations à ses alliés.  Qui plus est, le passage des avions russes est un moyen de mesurer la réponse que peut apporter l’Armée turque pour attester de sa puissance aérienne effective, et donc de mesurer le temps de réponse et les moyens dont dispose ce pays de l’OTAN.

Dans la pratique, il est peu probable que l’on assiste à une réponse de la part de la Turquie. Un tel scénario entrainerait des conséquences militaires et diplomatiques difficiles à mesurer dans une région du monde déjà trop instable. Il est également fort probable que l’Armée de l’air de Turquie ne dispose pas des moyens adéquats pour répondre rapidement à une violation de son espace aérien, et ce même si les avions envoyés par les Russes ne sont pas les plus modernes dont ils disposent à l’heure actuelle (Su-27 et autres avions de 4ème génération). 

Le scénario d’une attaque contre la Russie en cas de violation de l’espace aérien ne semble pas crédible à l’heure actuelle dans la mesure où la Russie pourrait profiter de cette occasion pour affaiblir la Turquie en armant le Kurdistan en y envoyant des armes — créant ainsi un potentiel début de guerre civile en Turquie —, répondre de manière violente en équipants les troupes syriennes avec du matériel plus moderne que celui actuellement envoyé. 

La participation de la Turquie au sein de l’OTAN empêche la Russie de directement répondre en cas d’agression de la part de la Turquie, mais il lui serait tout à fait possible d’armer les pays qui s’opposent à elle et ainsi parvenir à contourner l’application de l’Article 5 du Traité de Washington.

L'OTAN semble douter que le survol de l'espace aérien turc ne tienne que de l'accident, et souligne le danger que ces opérations représentent. Pour autant, ce discours est-il partagé par toutes les entités qui composent l'alliance occidentale ? Que dire de l'absence de réaction, en dehors du discours, des puissances membres ?

Dans une premier temps, il est à noter que les entretiens bilatéraux de ces dernières semaines entre Barack Obama et Vladimir Poutine ont porté sur la possibilité d’une intervention militaire en Syrie. Il est ainsi probable que les États-Unis ne s’opposent pas totalement à une intervention de la part de Moscou, qui s’avère même une opportunité afin de renouer le dialogue entre les deux puissances. 

Malgré l’opportunité que représente une telle coopération, il est probable que Washington ne puisse pas officiellement supporter le passage de troupes russes au-dessus d’un pays membre de l’OTAN. Les États-Unis et l’OTAN se retrouvent alors dans une position qui les contraint à effectuer des déclarations pour blâmer le passage des avions russes, mais sans aller vers la mise en place d’actions concrètes. 

Dans un deuxième temps, un conflit entre la Russie et l’Occident ne semble pas être l’optique la plus favorable pour les États-Unis, l’Union européenne ou la Turquie. Les États-Unis concentrent leur attention sur le Pacifique et ne souhaitent pas une nouvelle guerre au Moyen-Orient ou en Europe, l’Union européenne ne dispose toujours pas d’armée commune — ce qui la laisse sans défense autre que l’OTAN, et ce alors même que l’Alliance ne maitrise toujours pas les processus de contre-Guerre hybride — et la Turquie n’est pas en mesure de lutter contre un pays comme la Russie qui cherche à étendre son hégémonie en mer Noire, et donc à affaiblir Ankara. 

L’absence de réaction est alors à comprendre comme une forme d’entente entre les États-Unis et la Russie, avec des déclarations officielles de l’OTAN contre la violation de l’espace aérien, mais officieusement une acceptation de ces dernières tant que les dérives ne sont pas trop conséquentes. Cela n’exclut pas une possible réponse de la Turquie, mais une telle optique reviendrait à une erreur stratégique assez flagrante de la part des experts turcs sur les impératifs et les moyens dont dispose le Kremlin.


Turcs et Kurdes ne partagent pas la même vision de ces frappes menées par la Russie. En outre, les tensions entre la Turquie et le Kurdistan turc ne datent pas d'hier. Y a-t-il un risque que les frappes divisent plus encore ces deux peuples ? Que faut-il craindre, le cas échéant ?

La problématique du Kurdistan est une constante récurrente en Turquie. Le gouvernement central s’est ainsi toujours refusé à accepter l’existence du peuple kurde, et encore plus à envisager d’un jour diviser le territoire national pour donner aux Kurdes un État où vivre et se développer. 

À l’heure actuelle, si Ankara voit dans le passage des avions russes une intrusion inacceptable, les Kurdes perçoivent celle-ci comme une aide apportée par la Russie à leur lutte contre ISIS, et le gouvernement central n’avait pas vraiment aidé de manière directe les Kurdes jusqu’à présent, ce qui nuit à son image. 

La Russie pourrait exploiter ces divisions internes et en profiter pour armer les Kurdes afin de leur permettre de lutter contre ISIS, une perspective évoquée par l’Allemagne quelques mois auparavant. Armer les Kurdes permettrait de les aider à lutter, mais aurait pour conséquence finale d’également leur procurer les moyens pour se retourner contre le gouvernement central. 

On retrouve dès lors un processus dit de Guerre hybride avec l’instrumentalisation d’une minorité dont les impératifs diffèrent de ceux du reste de la Turquie. Une guerre civile permettrait d’affaiblir le pays et donc l’OTAN et d’accroitre la puissance du Kremlin en mer Noire, une perspective attrayante.

De manière générale, les Occidentaux attendent la prochaine Guerre hybride en Estonie, ce qui amène à penser que la Russie tentera d’en déclencher une ailleurs. Le Kurdistan est un théâtre favorable avec la possibilité d’armer une minorité déjà sceptique vis-à-vis de la politique d’Ankara, et de s’attaquer à un pays membre de l’OTAN mais non-membre de l’Union européenne et donc plus faible qu’un pays comme l’Estonie. 

Dans la mesure où la première étape d’une Guerre hybride commence avec la mise en place d’une rhétorique spécifique à la minorité dans les médias, il reste à attendre pour voir si Moscou va dans les prochaines semaines commencer à soutenir le Kurdistan et développer une réthorique singulière vis-à-vis de celui-ci. Si tel était le cas, la deuxième étape serait l’armement des troupes kurdes par l’utilisation de réseaux non-officiels. 

Que gagnerait Moscou à armer le Kurdistan turc ? Dans quelle mesure une guerre civile en Turquie permettrait-elle à Vladimir Poutine de déséquilibrer les différentes puissances de l'OTAN et, par là-même, les États-Unis ?

Les schémas en cas de Guerre hybride au Kurdistan puis de guerre civile en Turquie sont difficiles à évaluer. Malgré cela, l’affaiblissement de la Turquie permettrait à la Russie de renforcer son hégémonie en mer Noire, et dès lors d’exercer des pressions sur la Géorgie pour l’inciter à rejoindre l’Union eurasiatique, avec comme perspective de faire de même avec l’Azerbaïdjan. Le renforcement de la puissance russe en mer Noire permettrait également d’exercer de nouvelles pressions sur la Moldavie et l’Ukraine pour les inciter à rejoindre l’Union eurasiatique et nuire à l’Union européenne. 

Pour ce qui concerne le Moyen-Orient, la Russie disposerait du soutient assez rare de la Syrie, des Kurdes, et de l’Iran. Pour ce qui concerne la Turquie, affaiblir Ankara reviendrait à endiguer toute perspective d’intégration au sein de l’Union européenne et à la pousser vers une intégration dans l’Union eurasiatique, un schéma que la Russie applique déjà en Ukraine, en Moldavie, en Géorgie, en Arménie et en Azerbaïdjan avec le maintien des États de facto dans l’espace post-soviétique. 

Si l’on parle de Grande stratégie russe au XXIème siècle, l’utilisation de la Guerre hybride et l’instrumentalisation des minorités pourrait permettre au Kremlin de s’assurer une hégémonie totale en mer Noire et renforcer sa présence au Moyen-Orient. Dans l’actuelle situation, il ne semble pas cohérent de songer à un affaiblissement des États-Unis, mais davantage de l’Union européenne.

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