Nadine Morano : les superstitions de l'antiracisme contemporain<!-- --> | Atlantico.fr
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A la suite de sa déclaration sur la "race blanche", l'opinion publique a vilipendé Nadine Morano.
A la suite de sa déclaration sur la "race blanche", l'opinion publique a vilipendé Nadine Morano.
©Reuters

"Touche pas à mon pote !"

Le 26 septembre dernier, Nadine Morano décrivait la France comme un "pays de race blanche" sur le plateau de "On est pas couché" (ONPC), animé par Laurent Ruquier. A la suite de sa déclaration, l'opinion publique a vilipendé la députée européenne. Pourtant, cet antiracisme presque religieux nuit au débat de fond.

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne

Eric Deschavanne est professeur de philosophie.

A 48 ans, il est actuellement membre du Conseil d’analyse de la société et chargé de cours à l’université Paris IV et a récemment publié Le deuxième
humanisme – Introduction à la pensée de Luc Ferry
(Germina, 2010). Il est également l’auteur, avec Pierre-Henri Tavoillot, de Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2007).

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En citant maladroitement un propos rapporté du général de Gaulle qui n'avait à l'évidence pas vocation à être rendu public, Nadine Morano a commis une faute politique qu'elle risque de payer fort cher. Elle eut été mieux inspirée de méditer l'esprit de la Constitution de 1958, qui commande à la loi d'être colour­blind, comme disent les anglo­-saxons, c'est ­à­ dire aveugle à la couleur, aveugle à la race. Dans une France devenue multiraciale, il apparaît plus que jamais nécessaire de concevoir l'identité nationale et l'idéal politique en faisant abstraction des distinctions raciales, lesquelles n'ont de toute façon aucune signification morale. Mon propos n'est donc nullement ici de réhabiliter Morano. On peut toutefois être critique à l'égard de ses propos tout en étant consterné par l'emballement politico­-médiatique (réseaux sociaux compris, réseaux sociaux surtout) qui a suivi, avec son cortège d'indignations grandiloquentes et disproportionnées, ou de moqueries.

Ces excès témoignent une nouvelle fois de la dérive d'un antiracisme qui a perdu la tête, pour employer les mots d'Alain Finkielkraut. Pourquoi l'antiracisme contemporain s'est-­il ainsi transformé en instrument de l'inquisition politico­-médiatique ? Pourquoi a-­t-­il à ce point dévoyé l'humanisme républicain qui le fonde et le justifie ? L'antiracisme est aujourd'hui sur le plan théorique davantage un problème que le racisme. Les mythologies associées aux théories racialistes ont en effet définitivement disparu de espace public, lequel est désormais envahi par les superstitions de l'antiracisme. La morale antiraciste est à peu près unanimement partagée, mais elle voit le mal partout, dans l'usage du mot, dans le concept ou dans la croyance en l'existence de la chose appelée "race". Or, ces convictions – qui se traduisent par des interdits (interdit de prononcer le mot "race", interdit de croire en l'existence des race) sont irrationnelles. Elles se raccrochent à un antiracisme scientiste qui prétend incarner la rationalité et l'humanisme mais qui, en réalité, trahit l'une et l'autre. D'aucuns estimeront sans doute que l'antiracisme, même devenu fou, est de toute façon un moindre mal puisqu'il est "bien-pensant", et que l'essentiel est d'être dans le camp du Bien. Ils auraient tort. L'antiracisme superstitieux qui sévit aujourd'hui dans l'opinion, les médias et la classe politique, outre qu'il peut conduire à calomnier l'honnête homme, discrédite l'idéal républicain aux yeux d'une fraction de la population, aveugle sur la réalité du mal et, surtout, fausse le débat public en empêchant l'examen serein et lucide de certaines questions (la discrimination positive et l'identité nationale, principalement). Les quelques considérations sur la race (le mot, le concept et la chose) qui vont suivre ne visent aucunement à transgresser les valeurs de l'humanisme républicain mais simplement à déconstruire les superstitions de l'antiracisme contemporain, afin de restituer l'antiracisme authentique à lui ­même.

La phobie du mot "race", signe extérieur de superstition

Dans le syntagme "race blanche", manifestement, c'est davantage le substantif que l'adjectif qui a choqué, la référence à la couleur de la peau pour identifier les groupes humains s'étant plutôt banalisée ces dernières années, comme en témoigne le succès de la notion de "diversité" – notion qu'il convient aujourd'hui d'employer quand on veut évoquer la diversité des caractéristiques raciales sans sortir à son détriment de l'ambiguïté. Cette phobie du mot "race" est­-elle bien raisonnable ? Rappelons la célèbre phrase du Journal de Jules Renard, qui, à propos de la dangerosité des mots, dit l'essentiel : "N'ayez pas peur des mots, mademoiselle. Ce n'est pas eux qui font mal, mais les choses". Personne n'a jamais été mordu par le mot "chien". Or, combattre le racisme en supprimant de mot "race", c'est un peu comme vouloir éradiquer la rage en abolissant le mot "chien". Il était plus rationnel d'inventer un vaccin. En mai 2013, la rationalité la plus élémentaire était à l'évidence absente des débats qui ont conduit nos députés à éliminer, par pure superstition, le mot "race" de la législation française. La suppression du mot ne supprime pas l'omniprésence de l'idée dans les têtes. Nos médias et nos politiques pensent "race" presque tous les jours, par exemple lorsqu'ils évoquent les statistiques "ethniques". Le terme "ethnique" n'a-­t-­il pas pour unique fonction de faire accepter l'idée de statistiques "raciales"? A ma connaissance, il n'existe pas de "tribus" en France, et ce ne sont semble-t-­il pas les Bretons, les Basques et les Auvergnats que l'on veut désigner comme "ethnies" à dénombrer. Le lecteur de bonne foi le reconnaîtra sans doute avec moi : lorsque nous entendons "ethnique", nous comprenons qu'il est fait référence à des groupes humains définis soit par leur couleur de peau, soit par leur origine, soit par leur religion (les trois distinctions prohibées par l'article premier de notre Constitution), soit encore par un mélange confus entre plusieurs de ces catégories (arabe et musulman, européen, blanc et de culture chrétienne ou laïque, etc.). Lorsque le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, un organisme tout ce qu'il y a de plus officiel, décide en 2008 de créer un Baromètre de la diversité à la télévision, celui­-ci inclut la mesure de la diversité des races sans que personne crie au racisme. Sous l'appellation "origines ethniques", la dénomination des catégories ne prête pourtant aucunement à confusion : la population y est divisée en "Blancs", "Noirs", "Arabes" et "Asiatiques", soit strictement les mêmes catégories que celles employées par Nadine Morano à ONPC. Seule différence : le mot "race" n'est pas formulé. Qu'est-­ce qui importe, le mot ou l'idée ?

Si le mal est dans la catégorisation raciale, n'est-­il pas plus condamnable de la pratiquer sous un habillage rhétorique trompeur ? Et n'est-­ce pas la prudence, davantage que la "décence" évoquée par Yann Moix, qui commande de nos jours de ne pas dire "race" quand La catégorisation raciale est-­elle raciste ? Mais penser "race" est-­il vraiment condamnable ? Le mal est ­il dans le concept ?  Rappelons les deux sens du mot race généralement incriminés : il s'agit ou bien de l'idée de groupes humains identifiés par des traits physiques communs (principalement la couleur de la peau), ou bien de la représentation de groupes humains définis par un ensemble de traits communs associant caractéristiques morphologiques et caractéristiques psychologiques et/ou culturelles. Seule la deuxième signification participe d'une vision raciste du monde en tant qu'elle présuppose un déterminisme de l'identité morale ou culturelle par le biologique : ce déterminisme "essentialise" l'individu en niant sa liberté et constitue l'étape nécessaire à la hiérarchisation des races. Notons que ce n'est pas ce second sens mais bien le premier qui prévaut dans les propos prêtés au général de Gaulle et approximativement cités par Nadine Morano (puisque "race blanche" et "culture" y sont distingués). Définir la race par des traits physiques communs correspond au concept de race sur lequel se fonde la catégorisation raciale la plus ordinaire, reprise on l'a vu par les promoteurs des statistiques raciales (dont l'idéal est précisément de s'ajuster à la perception commune). Le concept de race n'est donc pas qu'une définition dans le dictionnaire : il est dans nos têtes. Serions-­nous donc tous des Monsieur Jourdain du racisme ? Je ne le crois pas du tout. Ce qui fait problème dans le racisme, comme dans le sexisme ou l'homophobie, ce sont moins les catégories et la catégorisation que l'usage ou l'interprétation qu'on en fait. Si le problème était la catégorisation, ce ne sont pas le mot et le concept de race qu'il faudrait diaboliser, mais la catégorisation elle-­même, et ce, quelles que soient les catégories de référence : il faudrait, outre le mot "race", supprimer le mot "genre", la référence à l'orientation sexuelle, etc. C'est la catégorisation elle-­même qu'il faudrait abolir, de la même façon que l'on veut abolir l'idée d'une hiérarchie entre les êtres humains. Dans la conception de la hiérarchie des races, c'est la hiérarchie qui fait problème, pas les races : la hiérarchisation entre hommes et femmes ou entre hétérosexualité et homosexualité n'apparaît en effet pas davantage légitime au regard des valeurs de l'humanisme démocratique. La catégorisation rend possible la hiérarchisation mais, par bonheur, elle n'y conduit nécessairement. En elle-­même, elle n'est pas condamnable : il est mal de penser que l'homme est supérieur à la femme, mais moralement indifférent de penser qu'il existe des hommes et des femmes. La catégorisation procède d'une classification de la diversité du réel, non d'un jugement de valeur. La catégorisation raciale est donc peut être non pertinente, fausse, mais elle est moralement neutre. L'humanisme démocratique ne nous demande pas de ne pas catégoriser, mais de traiter les humains comme nos semblables, abstraction faite des catégories dans lesquelles on peut les ranger. C'est pourquoi notre Constitution est parfaitement juste, contrairement à ce que pense les antiracistes superstitieux, lorsqu'elle use du mot "race" pour affirmer avec force le principe de l'égalité devant la loi. La catégorisation est une pente inévitable de l'esprit humain, raison pour laquelle il faut expliciter l'exigence d'abstraction nécessaire, le devoir de ne pas distinguer qui permet seul de fonder la législation d'une République "unie".

L'argumentation irrationnelle de l'antiracisme scientiste "Arguties que tout cela !", se récriera sans doute le superstitieux : "s'il faut renoncer au mot race, c'est parce que celui-­ci suggère l'existence de la chose. Or, les races n'existent pas ! Prétendre le contraire, c'est être raciste." On peut ainsi résumer en peu de phrases (sans caricaturer je crois) l'argumentation sophistique qui fonde la superstition antiraciste. L'argument de base est que la "science" réduite à la seule génétique des populations­ établit qu'il n'existe pas au sein de l'espèce humaine de groupes humains génétiquement distincts. Affirmer l'existence des races serait donc une erreur. L'antiracisme scientiste consiste à considérer cette erreur comme une faute, et même comme un scandale moral. Les philosophes savent pourtant depuis longtemps que la démarche consistant à déduire un jugement moral d'une connaissance scientifique (ce qui, précisément, définit le scientisme) est logiquement absurde. On peut cependant estimer, pour être juste, que la "déduction" des antiracistes se référent à la science est un peu plus subtile et solide. Elle consiste bien plutôt à assimiler l'affirmation de l'existence des races à une forme de négationnisme : le scandale moral réside à leurs yeux dans la négation volontaire et malveillante d'une vérité scientifiquement établie que nul n'est censé ignorer. La croyance affichée en l'existence des races, autrement dit, serait l'expression de la mauvaise foi et ne pourrait s'expliquer que par une arrière ­pensée malveillante envers l'Autre. Ce raisonnement qui se fonde sur "l'évidence" de la non­-existence des races (présentée partout comme indiscutable) prend cependant l'eau de toutes parts dès qu'on le soumet à un examen attentif. En premier lieu, il clôt arbitrairement le débat scientifique sur les races, qui n'a semble­t-­il pas disparu, même s'il n'a plus rien de commun avec ce qu'il fut du temps du racisme scientiste. En second lieu, afin de pouvoir affirmer que les races n'ont pas de réalité scientifique, il réduit tout aussi arbitrairement la science à la génétique. Dans les sciences sociales, la race a pourtant une réalité en tant que construction sociale ou historique. Il serait du reste absurde de ne pas reconnaître que les races étaient une réalité sociale et politique au temps de l'apartheid en Afrique du Sud, de la ségrégation aux Etats-Unis ou encore au sein du système colonial. La notion de "réalité" ne recouvre pas exclusivement celle de "réalité biologique", pas même celle de "réalité scientifique". Les races existent comme "réalités perçues", comme catégories du sens commun, celles-­là même que les statistiques ethniques ou raciales confortent dans certains pays démocratiques sans pour autant mettre en cause les acquis de la science du vivant. La catégorisation raciale du sens commun n'a aucune valeur scientifique, c'est entendu, et ne permet certes pas de procéder à une énumération précise des races. Mais la distinction entre riches et pauvres, par exemple, n'a pas davantage de signification scientifique, et il est impossible d'établir une distinction claire entre riches et pauvres : faut-­il pour autant interdire l'usage de cette distinction, ou juger celui-­ci diabolique ?

On pourrait sans doute accuser de négationnisme quiconque aujourd'hui proposerait une théorie biologique de la hiérarchie des races humaines, ou une théorie affirmant la détermination génétique des caractéristiques culturelles des peuples. Malheureusement pour l'antiracisme scientiste, les exemples d'un tel négationnisme font cruellement défaut dans nos contrées. Il est donc plus que temps de se débarrasser de cet argument scientiste qui nourrit l'antiracisme superstitieux. En substituant un antiracisme scientiste au racisme scientiste, on n'a pas tiré du passé la leçon qu'il convenait d'en tirer, à savoir qu'il faut se défier du scientisme. Parler de "races" ou penser qu'il existe des races n'est pas en soi un problème moral. Ce n'est pas l'usage du mot race ni la croyance en l'existence des races qui font le racisme. Peu importe du reste à la République et à l'humanisme bien compris ce que la science dit de l'existence des races. Le racisme était-­il plus justifié qu'il ne l'est aujourd'hui quand les scientifiques croyaient en l'existence des races ? Serait-­il justifié s'il était démontré qu'il existe des races humaines avec une identité génétique bien marquée ? Assurément non. Il ne serait pas plus légitime de considérer que le Noir est inférieur au Blanc, comme il n'est pas légitime de considérer la femme comme inférieure à l'homme. Il ne serait pas davantage légitime de considérer que l'appartenance à une race détermine par avance la personnalité, les capacités cognitives, l'identité morale ou spirituelle d'un être humain ; ni bien entendu que l'identité raciale constitue un titre d'appartenance à la communauté politique, ou une raison d'en être exclu, d'avoir une vie sociale séparée ou un statut juridique inférieur.

La fin du racisme

Je vais sans doute aggraver mon cas aux yeux des superstitieux : je ne pense pas que le racisme, le racisme théorique s'entend (la pensée d'un déterminisme racialiste susceptible de justifier des discriminations) soit un problème toujours actuel. Comme idéologie politique, le racisme est définitivement mort, en France à tout le moins, et sans doute en Europe. Aucun parti politique n'envisage d'introduire la discrimination raciale dans les lois, et aucun, pas même le FN, ne conçoit l'identité nationale comme une identité raciale. Bien entendu, les discriminations raciales existent encore à l'état résiduel au sein de la société civile; bien entendu aussi, il existera encore longtemps des groupuscules d’extrême droite nostalgiques de "l'Europe boréale", voire quelques fanatiques de type Breivik; on a même vu émerger, depuis quelques années, un racisme d’extrême gauche (l'idéologie du Parti des Indigènes de la République). Cela ne dit rien de la tendance lourde de l'Histoire. L'antiracisme superstitieux, la phobie du mot "race" et le déclin de la croyance en l'existence des races sont eux­ mêmes des symptômes de la fin du racisme : ce n'est pas parce que la science affirme que les races n'existent pas que le racisme recule; c'est bien plutôt parce que le racisme a disparu dans les têtes que la science contemporaine affirme que les races n'existent pas. La superstition antiraciste consiste à voir le racisme partout  alors qu'il n'est quasiment plus nulle part : l'obsession antiraciste dans les discours est  inversement proportionnelle à la présence du racisme dans les esprits. Le déclin du racisme et de la croyance en l'existence des races s'explique par la conjonction de deux phénomènes. La première cause réside dans le progrès des mœurs, lesquelles ont intégré l'humanisme abstrait qui fonde les valeurs démocratiques ou républicaines : faire abstraction de la catégorisation dans les relations avec nos semblables n'est plus un choix moral et volontaire, mais une pratique habituelle, quasiment un préjugé. Les différences de genre, d'orientation sexuelle ou de race ne sont plus un obstacle dans les relations humaines; elles demeurent potentiellement une source de discriminations, mais celles-­ci sont désormais prohibées par la culture démocratique. La deuxième cause est propre à la question raciale : les grands pays démocratiques qui sont en même temps des pays d'immigration ­ un ensemble dont la France fait partie – constituent l'avant-­garde d'un mouvement historique de métissage (c'est-­à-­dire de mélange des races) qui devrait prendre de l'ampleur sous l'effet de "l'infusion durable" (selon l'expression du démographe François Héran) d'une immigration non européenne. D'ici quelques décennies, les Suédois ne seront sans doute plus tout à fait un peuple de grands blonds aux yeux bleus et la France ressemblera à l'île de la Réunion aujourd'hui. La France fut bien, historiquement, un pays de "race blanche", mais elle ne l'est plus et ne le sera jamais plus. On pourrait craindre que ce processus de métissage puisse générer en réaction un mouvement de défense de la pureté raciale s'il ne détruisait en même temps les conditions de la crédibilité d'une telle idéologie. Ce n'est pas parce que la science nous dit que les races n'existent pas que nous cessons de croire en leur existence, mais tout bonnement parce qu'elles commencent à disparaître sous nos yeux. Le racisme, contrairement à ce que laisse entendre la superstition antiraciste, est le moindre des dangers qui guettent nos démocraties. Il est, à la différence par exemple du sexisme et de l'homophobie, sans avenir possible, dans l'exacte mesure où l'homogénéité raciale (autre que le métissage généralisé) est sans avenir. Le débat sur les statistiques ethniques : La "question raciale" est-­elle pertinente ? La seule question politique qui vaille à propos des races consiste à savoir s'il convient de leur prêter une quelconque attention publique, abstraction faite, bien sûr, de toute intention raciste. Les partisans des statistiques ethniques arguent du fait que les États-Unis et le Royaume-Uni, qui ne sont pas réputés être des États racistes, procèdent tout ce qu'il y a de plus officiellement à des distinctions raciales. J'accorde volontiers que distinguer et nommer des races n'est pas raciste, mais la vraie question à mon sens est : pour quoi faire ? Le mouvement de revendication des statistiques ethniques bénéficie de la convergence de deux courants de pensée bien distincts, pour ne pas dire antagonistes : l'idéologie de la discrimination positive (considérée comme le meilleur instrument de lutte contre les discriminations raciales) et celle de l'identité nationale (supposément menacée par la recomposition ethno­-raciale de la société liée à l'immigration non-européenne). S'opposent aux statistiques raciales les défenseurs du "modèle républicain"­ la constitution française prohibant, rappelons-­le, non pas le mot "race", mais les distinctions raciales (au niveau institutionnel bien sûr). Le débat traverse la droite et la gauche : à gauche, il met aux prises républicains et partisans de la discrimination positive, à droite, républicains et identitaires. Il est ouvert depuis quelques années, légitime, et loin d'être clos. Or, l'antiracisme superstitieux a pour effet d'en brouiller les termes. La catégorisation raciale, je pense l'avoir démontré, n'est pas en elle-même raciste (si l'on n'y ajoute pas le déterminisme qui essentialise). La sortie de Nadine Morano sur la "race blanche" n'est à cet égard pas plus raciste que le discours des partisans de la discrimination positive sur la nécessité de protéger les minorités "ethniques" (entendre les "races minoritaires") menacées de discriminations de la part de la majorité "ethnique" (c'est­-à-­dire la majorité "blanche"). La vraie question, encore une fois, est de déterminer si oui ou non une telle catégorisation a une pertinence politique, et si les statistiques sur les races sont utiles. Ma position personnelle dans ce débat est que la "question raciale" n'a aujourd'hui aucune pertinence. S'il convient de refuser aux distinctions raciales une reconnaissance institutionnelle, ce n'est pas seulement, à mes yeux, par principe ou par respect de la constitution; c'est aussi affaire de diagnostic sur la situation du pays. La discrimination positive peut se justifier dans une situation de discrimination "structurelle"; elle a cependant pour inconvénient de placer la "lutte des races" au coeur du débat politique. Dans une situation historique où le racisme décline, la discrimination positive risque donc de maintenir celui­ci en état de survie artificielle alors qu'il serait préférable de l'euthanasier. Sur le plan pratique, en outre, du fait des progrès du métissage, des statistiques raciales seraient rapidement conduites à un délire taxinomique voisin de ce qu'a pu connaître dans le système esclavagiste, quand il fallait distinguer toutes les nuances entre le Noir et le Blanc pour fixer le statut de chacun.

Quant au problème de l'identité nationale, il se réduit à la question musulmane, c'est-­à­-dire à la question de savoir si la France resterait la France si elle devenait majoritairement musulmane (c'était d'ailleurs ce qui constituait l'objet de la question posée par Yann Moix à l'origine du "dérapage" de Morano). La question, sans préjuger de la réponse, est légitime. L'islam est-­il oui ou non compatible avec la laïcité ? L'islamisme est-­il soluble dans l'humanisme démocratique ? On peut bien trancher ces questions en théorie, en pratique, c'est-­à­dire historiquement, la réponse demeure en suspens. Mais cette question, à l'évidence, n'a aucun lien avec la question raciale. Que la France du XXIIe siècle soit à dominante blanche, noire, jaune ou métissée (hypothèse la plus probable) ne changera strictement rien à la nature de son identité morale ou spirituelle. On peut se réjouir ou se désoler du métissage d'un point de vue esthétique (des goûts et des couleurs...), le phénomène est dépourvu de signification d'un point de vue moral et politique. La couleur de la peau et le système de valeurs doivent être distingués, sauf à admettre la thèse, raciste pour le coup, d'une détermination de l'identité culturelle par l'identité biologique. Le moment a quelque chose de paradoxal : l'antiracisme superstitieux qui sert d'étendard à  gauche dissimule le fait que le mot et le concept de race sont aujourd'hui plus nécessaires aux partisans de la lutte contre les discriminations raciales par la discrimination positive qu'ils ne le sont aux identitaires, lesquels n'ont besoin d'autre viatique que l'islamophobie. Sur le plan théorique, la superstition antiraciste, en tant qu'elle altère la lucidité et donc la qualité du débat démocratique, est aujourd'hui davantage un problème que le racisme. De l'antiracisme authentique, débarrassé de la croyance irrationnelle selon laquelle le mot "race" et la catégorisation raciale sont racistes, on ne peut aucunement déduire la nécessité de censurer ni la question raciale (le débat sur la discrimination positive) ni la question identitaire (le débat sur l'islam) ­ sans préjuger, bien entendu, des diverses réponses que l'on peut apporter à ces questions.

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