La discrète névrose occidentale qui se cache derrière le choc de la destruction de l'arc de triomphe de Palmyre par l'Etat islamique<!-- --> | Atlantico.fr
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Ce dimanche 4 octobre, l'Etat Islamique a détruit l'arc de triomphe de Palmyre.
Ce dimanche 4 octobre, l'Etat Islamique a détruit l'arc de triomphe de Palmyre.
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Perte irremplaçable

Le 4 octobre, l'arc de triomphe de Palmyre s'est effondré, détruit par l'Etat Islamique. Comme après la destruction de la cité antique de Nimroud, la communauté internationale a manifesté sa tristesse et sa colère face à la perte de monuments de notre patrimoine, témoignant d'une tendance mondialisée (mais particulièrement occidentale) à sacraliser les reliques de notre passé.

Patrick Cabanel

Patrick Cabanel

Patrick Cabanel est normalien, agrégé d’histoire, il est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail. Il a publié une vingtaine de livres, dont La République du certificat d’études. Histoire et anthropologie d’un examen (XIXe-XXe siècles).

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Atlantico : Ce dimanche 4 octobre, l'Etat Islamique a détruit l'arc de triomphe de Palmyre, provoquant l'émoi de la communauté internationale. Sans dire de notre patrimoine qu'il faudrait l'oublier, n'assiste-t-on pas aujourd'hui à une sacralisation du patrimoine par l'Occident ?

Patrick Cabanel : Il y a effectivement un processus de sacralisation du patrimoine en Occident aujourd'hui, entre autres sacralisation. Il est important de comprendre que ce qui caractérise l'Occident actuellement, c'est que c'est un espace de sécularisation. Que ce soit à nos yeux ou selon un regard extérieur, l'Occident (davantage l'Europe que les Etats-Unis néanmoins, où la religiosité est encore très forte) incarne désormais cet espace de sécularisation par excellence. Il est vrai que dans cet espace occidental européen, jadis-chrétien, on assiste à des phénomènes de sacralisation de substitution. Le patrimoine, au même titre que l'écologie, la nature, les droits de l'Homme ou la culture, fait parti de ces sacrés de substitution que se propose cet Occident sécularisé, depuis qu'il a donné congé à ses dieux traditionnels comme le dieu chrétien.
C'est de là que vient l'émoi occidental : on constate aujourd'hui un attachement considérable à tout ce qui est de l'ordre du patrimoine ou de la mémoire. C'est quelque chose d'assez récent, par ailleurs, comme le montrait très bien l'historien Pierre Nora. Il y a aujourd'hui une espèce d'invasion de la mémoire (ou plutôt des mémoires ! Ce qui caractérise la mémoire c'est qu'elle est plurielle quand l'Histoire est supposée être un processus scientifique unique) dans l'espace et les politiques publiques. Nous avons en Occident des sociétés qui ont perdu les dieux classiques, ceux des religions révélées. Qui ont perdu également un certain nombre d'avenirs, de promesses d'avenir. Le marxisme est mort, la consommation indéfinie est morte.  Ces promesses avaient fait les beaux jours et les beaux soirs du XXème siècle et ont disparu en cette début de XXI. Cet espace vide, laissé par l'absence de religions, de dieux et d'avenirs est investi par la mémoire, le passé et le patrimoine.

L'arc de triomphe de Palmyre est considéré comme un joyau du patrimoine mondial. Sa destruction par l'Etat Islamique ne témoigne-t-elle pas du fait que l'Occident impose au monde un patrimoine parfois jugé différemment ?

Il  ne faut pas tout ramener à l'Occident. L'Unesco, même si son siège est situé en Europe, ne se prétend pas être un bras de l'Occident comme pourrait le faire l'OTAN. L'Unesco s'efforce de définir, de classer, d'inventorier, de sauvegarder et d'honorer ce qu'il appelle le "patrimoine mondial de l'Humanité". Il procède ainsi dans le monde entier et cela montre bien qu'on ne peut pas tout prêter à l'Occident. Le phénomène de patrimonialisation est mondialisé, pas uniquement occidental.
Là où la différence est réelle, c'est sur l'aspect du regard. Pour nous, occidentaux, tout est patrimoine. Pour d'autres, il s'agit d'abord de lieu de culte, investi de valeurs sacrées. A nos yeux, ça n'est plus cette dimension religieuse et vivante d'un bâtiment qui fait sa valeur, mais son ancienneté, sa richesse architecturale, son esthétique. Ce que les autres regardent comme un lieu de culte et de révélation avant tout est vu d'une façon autrement différente par les occidentaux : c'est un leg du passé, un monument à sauvegarder en raison de son génie architectural, pictural, sculptural, etc. qui a pu s'exprimer. Il y a une véritable distorsion du regard entre ceux pour qui le religieux (qu'il soit celui qu'on apprécie ou non, celui qu'on dénonce ou non) qui prime et ceux qui y voient des chefs d'œuvres légués par des civilisations du passé.
Cela étant, il ne faut pas pour autant tomber dans la naïveté. Quand l'Etat Islamique détruit  l'arc de triomphe de Palmyre, il sait pertinemment qu'il blesse la sensibilité patrimoniale de l'Occident. Ils l'ont peut-être fait dans une pulsion religieuse iconoclaste (qui dénonce l'icône des autres, qui fait offense à dieu et fait l'objet d'un culte idolâtre). Ils le font dans une dimension religieuse, tout en sachant qu'ils heurtent la conscience patrimoniale occidentale. Le geste est double : religieux et médiatique, qui ne cherche pas à blesser le dieu de l'autre, mais cette sacralisation universelle d'un patrimoine, particulièrement chère aux yeux de l'Occident et d'une majorité d'autres sociétés.

Les destructions de joyaux patrimoniaux ont scandé l'histoire du monde depuis ses débuts : Rome a détruit Carthage, Alexandre le Grand a massacré Persépolis… Fondamentalement, cette destruction n'est-elle pas irrémédiable aujourd'hui ? Faut-il s'attacher à ce patrimoine autant qu'on  le fait aujourd'hui ?

Je crois que cela demeure important, et ce n'est pas simplement en tant qu'historien que je le dis. Certains monuments du passé ont disparu à jamais. Leur perte nous interdit de comprendre ce que leurs bâtisseurs voulaient exprimer, d'une part, mais aussi ce que les bâtiments en tant que tels auraient pu dire des gens qui les avaient érigés, et ceux qu'il s'agisse de monuments religieux ou non. Sans vouloir tout classer, tout muséifier, tout "patrimonialiser, il est important de garder à l'esprit que dans l'Histoire on croise des peuples, des empires, des civilisations, mais aussi des minorités. On peut parler des minorités chrétiennes contemporaines dans le monde oriental, des minorités européennes. Souvent, ces minorités ont perdu la bataille et souvent également, elles ont perdu du point de vue de la mémoire : non seulement elles sont privées d'existence, mais elles sont également interdites de laisser des traces. Prenons l'exemple d'un patrimoine aujourd'hui complètement disparu : celui des protestants Français d'avant 1685. Leur patrimoine comptait des temples monumentaux, des prouesses du génie architectural du XVIIè siècle. On en trouvait à Montpellier, à La Rochelle, à Rouen, à Paris comme à Charenton. Ces temples n'existent plus aujourd'hui. Dans le meilleur des cas, on en a conservé une esquisse ou un dessin. Ce sont des choses qui manquent à un patrimoine collectif, qui nous interdisent de comprendre comment d'une certaine manière, certains de nos ancêtres avaient voulu rendre hommage à dieu (en l'occurrence). Ces aspects que nous avons perdus, nous ne les retrouverons jamais.

Dans quelle mesure cet attachement que l'on éprouve vis-à-vis des reliques du passé peut-il être dangereux ? Les icones de jadis nous empêchent-elles de nous projeter vers l'avenir ?

Je ne crois pas que ces icônes de jadis nous empêchent de nous projeter vers l'avenir, bien au contraire.  La meilleure façon de procéder et d'aller de l'avant, c'est d'avoir un bagage, d'être sûr de son passé. Il faut rester vigilant et ne pas confondre la connaissance de sa propre histoire avec du passéisme !  Les sociétés et les groupes les plus sûrs d'eux-mêmes, ce sont ceux qui savent d'où ils viennent et qui ont, pour ce passé, un véritable respect. Respecter, son histoire ce n'est pas du passéisme : il existe un lien vivant entre la généalogie d'une minorité, d'un groupe ou d'une nation et sa capacité à regarder avec confiance son avenir. La profondeur d'un passé et de son patrimoine, c'est une sécurité pour observer les enjeux et les défis de l'avenir comme ceux du présent. Ce n'est pas contradictoire que de connaître son histoire et d'aborder son avenir avec certitude.
Il faut reconnaître que nous sommes aujourd'hui dans une société, au niveau mondial, qui est particulièrement attentive aux traces de son passé, fut-il ancien ou immédiat. C'est quelque chose de très fort et de mondialisé, parce que nous savons pertinemment que des choses disparaissent à jamais. Nous ne sommes pas sans savoir que le patrimoine génétique, la faune et la flore, est mis en péril par les activités humaines. Faire attention au passé, c'est la traduction de la prise en compte des destructions que nous infligeons au climat, à la couverture forestière, aux eaux du monde.
Propos recueillis par Vincent Nahan

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