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Mais qui dirige réellement l'Égypte aujourd'hui ?
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Automne arabe

La situation en Égypte reste floue. De nouveaux affrontements ont eu lieu ce mardi entre habitants et forces de l'ordre. Selon Philippe Droz-Vincent, les Frères Musulmans se désolidarisent des manifestants pour ne pas relancer un mouvement révolutionnaire à une semaine du début des législatives dont ils sont favoris. Ils craignent en effet que l’armée utilisent le prétexte du chaos pour reporter les élections.

Philippe  Droz-Vincent

Philippe Droz-Vincent

Philippe Droz-Vincent est politologue spécialiste du Moyen-Orient. Il est maître de conférences en science politique à l’Institut d’études politiques de Toulouse et à Sciences Po Paris.

 

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Atlantico : La situation que connait actuellement l'Égypte est particulièrement trouble. Qui dirige véritablement le pays aujourd'hui? Quel rôle joue l'armée ? 

Philippe Droz-Vincent :  Lors de la confrontation entre le régime et les mobilisations massives sur la place Tahrir en février, l’armée déployée après que la police ait été submergée par l'ampleur du mouvement, a pendant un temps adopté une attitude très ambiguë et prudente, en tant qu’institution partie du régime Moubarak et choyée par celui-ci. Mais devant la résolution du mouvement de protestation et la perspective de devoir tirer sur le peuple, donc de perdre sa légitimité, elle a débarqué le président.

C’est l’armée qui dirige le pays depuis dix mois : le CSFA (Conseil Supérieur des Forces Armées) qui ne pouvait se réunir qu’en présence du président l’a fait sans lui le 11 février et l’a poussé à la démission. Le pouvoir militaire très paternaliste, à travers ses communiqués sur ses pages Facebook et ses directives au gouvernement, est moins celui d’un coup d’état traditionnel (comme en 1952) que celui d’une institution qui a comblé un vide avec l’effondrement total du régime et des institutions, mais a cherché également à se protéger.

Comment expliquer que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) ait refusé lundi soir la démission du gouvernement égyptien ?

Les rumeurs de démission du gouvernement d'Essam Sharaf (ou de ministres) sont récurrentes, et indiquent que le Premier ministre n’a qu’une marge de manœuvre réduite face aux militaires. Le paradoxe qui se dissimule derrière ces péripéties est le fait que les militaires ne laissent au gouvernement civil aucune marge de manœuvre et décident dans une absence de transparence totale au sein du CSFA. Mais ils souhaitent conserver cette façade civile (et préserver ce gouvernement civil qui a été difficilement mis en place) parce que les officiers supérieurs du CSFA ne souhaitent pas entrer trop fortement en politique pour ne pas diviser l’institution militaire sur des questions politiques. Ils réaffirment régulièrement, dans leurs nombreuses apparitions télévisées, ne pas vouloir le pouvoir mais entendent néanmoins dicter dans le menu détail leurs conditions (le débat sur les principes « supra-constitutionnels » qui protégeraient l’armée de tout contrôle civil est le déclencheur de la crise actuelle).

Les Frères musulmans sont favoris pour les législatives de lundi prochain. Ils ont annoncé refuser de s'associer aux manifestations de ce mardi ? Comment interpréter leur attitude ? 

Les Frères Musulmans sont défavorables aux « principes supra-constitutionnels » (qui limiteraient leur marge de manœuvre pour la Constituante qui sera issue des élections). Car ils estiment, au vu de leurs capacités d’organisation disciplinée dont bénéficiera leur « parti de la justice et de la liberté » et « l’alliance démocratique » qu’ils conduisent, qu’ils auront une place essentielle au sein de la Constituante. Donc ils ne souhaitent pas s’associer à des manifestations qui relanceraient un mouvement révolutionnaire à une semaine du début des élections et forceraient ou donneraient prétexte à l’armée pour reporter les élections pour cause de chaos. Ils estiment que leur heure est à venir et sont moins tentés, en tant qu’acteurs fondamentalement politiques, par la politique de la rue sur la place Tahrir et plus par la politique au sein de la Constituante. 

Quels sont les enjeux des futures élections ?

Les élections à l’assemblée du peuple, c’est-à-dire les législatives commençant le 28 novembre dans neuf gouvernorats (sur 27), dans une première phase sur trois, qui se termineront en janvier 2011, si le processus se déroule normalement.

Il s’agit d’une étape dans une feuille de route fixée par le CSFA (et qui a été critiquée), visant à l’élection d’une assemblée législative (la phase actuelle), qui désignera une Constituante chargée d’écrire la Constitution, avant un référendum constitutionnel et l’organisation d’une élection présidentielle. Le calendrier électoral est lourd pour l’Égypte en pleine transition, dans un contexte tendu et violent, qui plus est avec des échéances électorales à rallonge comme lors des élections législatives qui vont commencer. Et pendant ce temps, le CSFA gouverne, d’où le nouveau slogan repris ce week-end sur la place Tahrir, non plus al chaab yourid isqat al nizam (le peuple veut la chute du régime [Mubarak]) mais al chaab yourid isqat al muchir (le peuple veut la chute du maréchal [Tantawi, le chef du CSFA]).

Peut-on analyser la situation égyptienne comme une lutte entre l'armée et les Frères musulmans ?

L’armée entend préserver sa position privilégiée au sein du pouvoir égyptien qui va émerger, ses intérêts institutionnels, son autonomie sur ce qu’elle considère comme ses propres affaires et ses intérêts économiques et privilèges nombreux. Cela impose de rétablir une normalité politique et de remettre le système égyptien en route (d’où la feuille de route énoncée plus haut).

Après la révolution, les Frères Musulmans se sont montrés prudents et bienveillants vis-à-vis du CSFA, avec une entente de facto lors du référendum constitutionnel de mars (sur des changements constitutionnels « minimaux » apportés à la Constitution du régime Moubarak, un choix de l’armée). Mais cette période est terminée, l’armée se méfiant de l’influence potentielle des Frères Musulmans.

Les Frères Musulmans sont des acteurs politiques certes puissants, mais aussi concurrencés sur le terrain islamiste par d’autres courants comme les Salafistes : ces derniers sont plus intéressés par la réforme sociale (par purification par retour à la religion « vraie »), accusant les Frères Musulmans de se concentrer sur la politique, mais ils ont néanmoins constitué plusieurs partis politiques très actifs.

Enfin, les libéraux existent, certes très divisés, dont certains tentés à se rapprocher des militaires pour écarter les islamistes, d’autres ne voulant pas prendre parti entre ce qu’ils voient comme un choix mortel entre une dictature militaire et un régime Taliban. 

Dans ce cadre, quels espoirs restent-ils au peuple égyptien qui semblait vouloir davantage de démocratie lors du "printemps arabe" ?

Les espoirs de démocratie sont mis à mal par les événements chaotiques, les violences, la longueur et la complexité des processus électoraux. Le CSFA reste dominant pour le moment et n’est pas vraiment un ferment de démocratie.

Mais il ne faudrait pas négliger deux facteurs : d’une part l’information circule aux grand dam des militaires (par ex, les démentis de l’armée sur la répression sont contredits sur des blogs avec vidéos à l’appui) ; d’autre part, l’espoir demeure et nourrit les mobilisations partout (pas seulement sur la place Tahrir) : la société égyptienne, particulièrement ses jeunes générations majoritaires démographiquement, a repris en janvier une voix politique et n’entend pas se laisser dessaisir par des militaires non élus de son avenir. Il s'agit malgré tout d'un chemin semé d’embûches (mais classiques dans les périodes de transition).

Entre un pouvoir gouverné par l'armée ou par les Frères Musulmans qu'est ce qui semble selon vous préférable pour l'Occident ? 

Les puissances extérieures, en particulier ceux qui sont le plus intéressés par l’évolution de l’Égypte, les États-Unis, ont compris que les évolutions en Égypte (comme dans le reste des pays transformés par le printemps arabe) sont fondamentalement dues à des dynamiques internes. Néanmoins, ils restent très attentifs.

Au vu des enjeux des élections, l’administration Obama (en particulier à travers des déclaration de Hillary Clinton la semaine dernière) a lancé des mises en garde, pour rappeler au CSFA la préférence américaine pour des autorités civiles élues dirigeant un gouvernement civil. Mais ce sont là des déclarations, sans pressions (l’armée égyptienne est le cœur même de l’alliance entre l’Égypte et les États-Unis). Un membre de l’administration Obama a officiellement rencontré la semaine dernière au Caire les Frères Musulmans dans leur nouveau QG du parti de la justice et de la liberté. Les États-Unis préfèrent la prudence tout en suivant de près les évolutions de l’Égypte.

Propos recueillis pas Aymeric Goetschy

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