750 000 demandes d’asile pour la seule année 2015 : comment l’Allemagne s’organise face à un flux migratoire sans précédent<!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
750 000 demandes d’asile pour la seule année 2015 : comment l’Allemagne s’organise face à un flux migratoire sans précédent
©Reuters

Tête de Turc

Alors que l'Allemagne avait prévu 450 000 demandeurs d'asile pour 2015, le nombre pourrait grimper jusqu'à 750 000. La tension monte, les attaques contre les migrants se multiplient et les réactions sont de plus en plus violentes.

Guillaume Duval

Guillaume Duval

Guillaume Duval est rédacteur en chef du mensuel Alternatives économiques, auteur de La France ne sera plus jamais une grande puissance ? Tant mieux ! aux éditions La Découverte (2015) et de Made in Germanyle modèle allemand au-delà des mythes aux éditions du Seuil et de Marre de cette Europe-là ? Moi aussi... Conversations avec Régis Meyrand, Éditions Textuel, 2015.

Voir la bio »
Dominik  Grillmayer

Dominik Grillmayer

Dominik Grillmayer est un politologue allemand, il travaille à la DFI (un institut franco-allemand).

Voir la bio »

Atlantico : 750 000 demandes d'asile devraient être déposées en Allemagne pour la seule année 2015. Malgré la conscience de la population de la nécessité de contrer une baisse démographique, comment réagit-elle face à cette accélération de la pression migratoire sur le territoire allemand ?

Guillaume Duval : Il y a une profonde inquiétude de la population allemande face à la pression migratoire. En même temps, on observe une conscience très forte quant à la nécessité de recevoir et d'être ouvert aux réfugiés et en particulier à la question d'asile. Ce n'est pas pour rien que le pays reçoit autant de demandes: tout le monde sait, les migrants aussi, que l'Allemagne est une société ouverte sur ces questions-là. Elle est par exemple plus ouverte que la France. Néanmoins la dynamique d'accélération du nombre de réfugiés qui existe pose des problèmes, d'autant plus que la question de la gestion des réfugiés est traitée de manière très différente de ce que l'on connait en France, dans la mesure où les demandeurs d'asiles sont repartis sur l'ensemble du territoire. Ainsi, ils représentent un problème qui est visible pour tous les Allemands.

Dominik Grillmayer : Les réactions sont multiples. Il y a d’abord la conscience de la nécessité d’accueillir des réfugiés pour des raisons humanitaires, et il faut voir que beaucoup d’Allemands s’engagent bénévolement pour leur aider. Puis, on peut faire l’argument « utilitariste » qu’on a besoin des immigrés pour combler le problème de la baisse démographique. Mais c’est une perspective à long terme, et ce n’est pas évident d’ailleurs que les réfugiés peuvent s’insérer facilement sur le marché du travail en Allemagne, et ainsi remédier à la pénurie de la main d’œuvre. Il y a d’importants obstacles concernant leur accès au travail : la barrière de la langue, la question de la qualification et de la reconnaissance des diplômes, et le cadre réglementaire qui interdit aux demandeurs d’asile de travailler pendant trois mois. Le cas échéant, cette période peut se prolonger à 15 mois. Les autorités allemandes sont de plus en plus sensibilisées qu’il faut essayer de lever le potentiel des réfugiés, mais elles n’arrivent même pas à traiter leurs demandes d’asile. La population allemande voit d’abord les images des réfugiés qui arrivent en grand nombre en Allemagne, elle voit les difficultés des communes allemandes de gérer ces flux importants d’immigrés, et malgré l’argument humanitaire, il y a de plus en plus de réticences.

Plus spécifiquement, plus de 200 "attentats" ont été perpétrés depuis le début de l'année contre les centres d’accueil des réfugiés. Un point de rupture a-t-il été atteint ? Notamment dans les territoires d'ex Allemagne de l'est ?

Guillaume Duval : Fondamentalement, la société allemande reste ouverte sur les questions de réfugiés et d'asile - plus ouverte que la société française - mais il est vrai qu'il existe une frange d'extrême droite violente qui est née il y a longtemps. Des mouvements de skinheads significatifs et de néo-nazis ont toujours existé, et ils se trouvent dopés par cette problématique. Il y a sur ce point-là en particulier une vraie rupture entre l'Est et l'Ouest. L'ex-Allemagne de l'est est un territoire qui n'a jamais vu d'étrangers depuis la Seconde guerre mondiale; tandis que l'Ouest est une terre d'immigration depuis longtemps déjà. D'autre part, ce dernier est un territoire qui est paupérisé et  vieillissant avec des perspectives économiques et sociales très médiocres. Tous les ingrédients sont là pour obtenir une montée de l'extrême droite, particulièrement sensible dans cette zone là depuis quelques mois, et qui se traduit justement par ces attentats.

On observe en outre un facteur aggravant. Les forces de l'ordre allemandes ne se sont pas montrées très efficaces jusque-là pour contrer les mouvements d'extrêmes droite. Ils ont toujours accordé plus d'importance à la lutte contre l'extrême gauche que contre l'extrême droite et cela se ressent aujourd'hui. Ils éprouvent beaucoup de difficultés à empêcher ces attentats. Cette problématique est d'autant plus compliquée que les réfugiés sont repartis sur l'ensemble du territoire. Il y a ainsi beaucoup d'endroits où les violences peuvent se produire.

En revanche, aussi spectaculaire qu'ils soient, il faut veiller à ne pas surestimer ces évènements. Ils restent minoritaires et sont très mal vus par la grande majorité de la société allemande.

Dominik Grillmayer : Les réticences contre l’immigration ne sont pas un phénomène des derniers mois, mais le nombre accru de ces attentats lâches contre les centres d’accueil sont un exemple particulièrement triste pour les réactions de rejet d’une partie de la population allemande, à l’Est comme à l’Ouest, et ça devient un véritable problème pour la politique. Elle doit garantir le droit d’asile pour les victimes de guerre et de persécution –  droit de l’homme fondamental –, sans perdre de vue les positions (et parfois les craintes irrationnelles) de l’électeur allemand. C’est vrai qu’il ne faut pas sous-estimer le risque de conflits sociaux, et c’est la raison pour laquelle il faut repenser la politique d’immigration en Allemagne. La réaction immédiate de quelques responsables politiques, dont des membres de la CSU bavaroise, a été de faire une distinction entre les réfugiés syriens ou érythréens, dont la demande d’asile est très susceptible d’être acceptée, et les immigrés des Balkans qui voient leur demande souvent rejetée. Mais le discours populiste d’abus du droit d’asile est dangereux et l’idée de renvoyer les immigrés du Sud-est de l’Europe plus rapidement dans leurs pays d’origine pour dissuader les migrants de venir n’est pas la solution au problème.

La question migratoire est-elle susceptible de structurer le débat politique allemand, comme cela peut être le cas en France aujourd’hui ?

Guillaume Duval : La question migratoire structure déjà depuis longtemps le débat politique allemand. Face à l'implosion démographique allemande, la question des immigrés s'est vite implantée dans le débat politique. Pour les Allemands, il s'agit de la question centrale qui se pose en Europe. Lorsque nous interrogeons les Français, le principal problème qu'ils voient est le chômage, pour les Allemands il s'agit de l'immigration. C'est une question très structurante dans le débat politique allemand. Elle représente également une question difficile pour l'Allemagne, car sur les questions de xénophobie le peuple vit dans un passé malgré tout sensible, et ce, même si la situation aujourd'hui est aussi l'illustration que cette Histoire s'estompe dans la mémoire collective allemande.

Elle est aussi une question sensible car la tradition de la droite allemande est très différente de la droite française : c'est une droite chrétienne sociale et démocrate. Sur ces questions-là, ils sont donc embarrassés et mal à l'aise quand il s'agit de prendre des positions dures. C'est pour cela que des mouvements peuvent naitre et se développent ensuite en dehors de la droite classique sur cette base-là. C'est le cas de Pegida par exemple, et en partie du mouvement l'AFD, qui est né comme un mouvement anti-euro et se transforme de plus en plus comme un mouvement anti-système, anti-étranger. Cela risque de remettre en cause la case politique allemande telle qu'elle existe aujourd'hui. De nouvelles forces politiques apparaissent, reposant sur ces idées.

Dominik Grillmayer : Face à l’actuel afflux de migrants, la discussion autour de la nécessité d’une loi d’immigration a resurgi en Allemagne. Pour ceux qui sont en faveur d’une telle loi, l’exemple des immigrés des Balkans montre le besoin d’un système transparent qui ouvre une voie légale d’immigration pour ceux qui ne peuvent pas prétendre au statut de réfugié. Dans ce contexte, le système canadien d’immigration, qui permet de recruter activement des gens, surtout dans les métiers en tension, est souvent évoqué. Etant donné le bilan mitigé de la carte bleue européenne en Allemagne, un tel système pourrait éventuellement mieux contribuer à attirer de la main d’œuvre qualifiée. En revanche, les opposants à la loi craignent les conséquences négatives pour la cohésion sociale du pays. Pour revenir à votre question de départ : Je crois que la population allemande est bien consciente que l’Allemagne a besoin d’immigration pour créer la base de notre prospérité à long terme, mais une partie significative ne voit pas (ou ne veut pas voir) que la société majoritaire doit changer ses comportements pour que l’intégration des immigrés fonctionne. Il est donc grand temps qu'on se lance dans ce débat - par pour inquiéter la population, mais pour la rassurer.

Angela Merkel s'est emparée du sujet au niveau européen et appelle à une réponse commune des états membres. Quel soutient peut-elle s'attendre à recevoir de la part des autres pays ?

Guillaume Duval : L'Allemagne est meilleure que les autres sur le plan économique, elle est également plus ouverte, donc elle attire plus de réfugiés et de demandeurs d'asile. C'est effectivement un souci : il y a 4 fois plus de demandeurs d'asile en Allemagne qu'en France. Elle est donc demandeuse d'une règle de répartition, comme le proposait Jean-Claude Juncker, qui serait légitime et logique. Cela risque d'être un sujet d'affrontements avec les autres, et avec la France en particulier. Paradoxalement cette affaire de réfugiés pourrait être un moyen de rééquilibrer l'Europe d'un point de vue français. C’est-à-dire que ce qui a été à l'origine du rôle central de l'Allemagne jusqu'à présent est en grande partie l'élargissement à l'est et le fait que les problématiques qui ont marqué ces dernières années s'articulaient autour de son développement.

Le fait qu'aujourd'hui ce soit les relations avec l'autre côté de la méditerranée qui structurent les problèmes centraux pour l'Europe - à travers notamment cette affaire de réfugiés - pourrait être un moyen de remettre la France au centre du jeu puisque c'est elle qui possède des relations historiques et développées avec le sud. Mais pour cela il faudrait avoir une attitude plus ouverte et plus coopérative notamment sur la question des réfugiés d'Allemagne.

Dominik Grillmayer : A ce jour, les appels à une réponse commune des Etats membres n’ont produit aucun résultat qui serait à la hauteur des enjeux, et j’estime peu probable que ça va changer. Même l’accord de fin juin de répartir 60 000 réfugiés (dont 40 000 se trouvent déjà en Europe) parmi les Etats membres n’est pas encore complètement mis en œuvre parce qu’il n’y avait pas de consensus sur le quota de répartition. Le problème est clairement l’accord de Dublin, selon lequel l'Etat responsable du traitement d'une demande d'asile est celui dans lequel la première demande a été déposée. Par conséquent, les Etats membres qui ne sont pas concerné par l’afflux des migrants ont défendu le principe du volontariat quand il s’agissait de fixer des quotas. Cela prouve l’incapacité totale de l’UE de répondre au défi énorme que pose l’arrivée des réfugiés. Si quelques pays seulement se voient contraints d’accueillir la plupart des réfugiés, il n’est pas à exclure qu’on discutera bientôt d’une réintroduction du contrôle aux frontières. Cela serait un terrible échec pour l’Europe.

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !