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Mouvement de troupes aux portes de l’Europe : l’hypothèse d’un conflit OTAN vs Russie est-elle vraiment crédible ?
©Reuters

Bras de fer

A l'Est de l'Europe, des dizaines de milliers de soldats se massent. Otan et Russie semblent devoir se menacer chaque jour un peu plus, tandis que certains analystes voient déjà là le début d'une gigantesque guerre. Pourtant, il reste peu probable que la situation ne dégénère jusqu'à ce point.

Olivier Schmitt

Olivier Schmitt

Olivier Schmitt est associate professor en relations internationales au Center for War Studies de l'université de Southern Denmark. Titulaire d'un doctorat du King's College de Londres, il étudie la théorie stratégique, les opérations militaires multinationales et la transformation des appareils de défense européens. Récompensé de plusieurs prix pour ses articles scientifiques, il a co-dirigé récemment l'ouvrage Guerre et Stratégie, approches et concepts (PUF, 2015). Il est secrétaire général de l'Association pour l'étude sur la guerre et la stratégie (AEGES).

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Mathieu Boulègue

Mathieu Boulègue

Mathieu Boulègue est associé au cabinet de conseil Aesma. Spécialiste du monde eurasien, il a co-écrit L'Ukraine : entre déchirements et recompositions (L'Harmattan, 2015)

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Atlantico : Une note du European Leadership Network, un think tank base à Londres, s’inquiète des exercices militaires menés par l’Otan et par la Russie ces derniers mois. Leur étude conclut que les deux camps se préparent au pire, à savoir un conflit militaire dans tout l’Est européen, depuis l’Arctique jusqu’à la mer Noire. Que pensez-vous de cette conclusion ? Alarmiste ? Réaliste ? Feriez-vous-la même ?

Olivier Schmitt : Pour cette note, les deux camps se préparent à une montée aux extrêmes. C’est un peu l’argument de la course aux armements, fondé sur ce que l’on appelle le dilemme de sécurité : si l’on ne fait rien et que l’autre fait quelque chose, forcément, son insécurité est donc accrue, donc on est obligé de répondre, ce qui entraine une nouvelle surenchère de l’autre… et ainsi de suite.

Cela me parait alarmiste, à partir du moment où l’on regarde comment les exercices sont conçus, des deux côtés. Pour moi, il faut repartir de ce qu’est la stratégie russe actuelle, qui consiste à essayer de brouiller pour l’Otan la distinction entre sécurité collective et défense collective. C'est-à-dire utiliser des moyens de pression, y compris éventuellement la force militaire, mais qui restent en dessous du niveau de la guerre. On ne rentre ainsi pas dans le cadre de la défense collective telle que prévue par l’article V de l'Alliance. Le but est de créer la confusion chez les dirigeants de l’Otan pour qu’ils hésitent sur la réponse à apporter : puisque nous ne sommes pas dans la défense collective, par quels moyens assurer la sécurité collective ?

Les exercices russes sont répartis sur l’ensemble des frontières, depuis la Baltique, jusqu’à la mer Noire. Cela multiplie les points d’angoisse : est-ce qu’ils se préparent à une action déstabilisatrice quelconque sur le modèle de l’Ukraine, et où ? Néanmoins, on peut noter que les scénarios des exercices consistent à recréer une zone de sécurité autour de la frontière russe, et donc à repousser la frontière de l’Otan vers l’ouest. Et là où pour moi, ce n’est pas nécessairement déstabilisant, c’est parce que s’il devait y avoir un conflit conventionnel majeur –ce qu’aucun des deux camps ne souhaite en ce moment-, il y aurait un engagement conventionnel limité assez rapide avec l’utilisation d’armes nucléaires tactiques, comme le prévoit la doctrine militaire russe. Et cela ne correspond pas aux scénarios de ces exercices. Il faut donc comprendre ces exercices russes comme faisant partie d’une manœuvre plus large de "test" de la solidarité et des capacités de réaction de l’Otan, mais qui ne présagent pas de la manière dont un hypothétique conflit serait conduit.

Mathieu Boulègue : Cela me parait très alarmiste. Effectivement, le contexte sécuritaire est extrêmement tendu. Mais je pense que le constat d'une guerre probable entre Etats-Unis et Russie est clairement surfait. Mais c'est peut-être aussi nécessaire, venant de certains pays de l'Alliance comme la Pologne et les Etats baltes, qui ont besoin d'être rassurés. Les auteurs de ce rapport sont polonais et baltes. Ils ont besoin de se sentir rassurés et aimés par l'Otan. Le nouveau président polonais a encore rappelé ces jours-ci qu'il voulait que la Pologne ne soit pas un allié de seconde zone mais soit pleinement intégrée à l'Otan. L'idée, c'est de dire "attention, les Russes sont à nos portes, dépéchez-vous de nous aider et de nous fournir des armes".

C'est un jeu de dupes que la Russie et les Etats-Unis entretiennent. Il y a des lignes rouges qui ne seront jamais franchies. Sans être définies précisémment, on sait qu'il n'y a jamais eu de rupture totale du dialogue entre Moscou et Washington. John Kerry et Sergueï Lavrov se parlent régulièrement au téléphone. Vladimir Poutine et Barack Obama se rencontrent. On n'est pas du tout dans un climat de Guerre Froide, au bord du seuil nucléaire. C'est un climat de psychose totale. Lorsque Vladimir Poutine parle de menace nucléaire, c'est sûr que c'est tendu. Mais on n'est pas dans la surenchère permanente que l'on a pu connaître en d'autres temps. Tout cela reste dans les limite de l'acceptable et du diplomatiquement correct.

Beaucoup d'articles sont sortis aux Etats-Unis, estimant que nous vivions dans une période particulièrement critique, et que le moindre incident pourrait déclencher une explosion. Certains chercheurs font la comparaison avec août 1914. Quelque chose qui serait normalement passé inaperçu, pourrait changer le destin du monde. Du côté russe, cette logique est clairement présente. Mais du côté américain, elle s'installe aussi. Et il commence à y avoir une prise de conscience qui fait que l'on devrait commencer à faire en sorte d'atténuer les tensions.

Les auteurs prennent deux études de cas. Allied Shield, un exercice de l’Otan qui a massé 15 000 soldats en juin dernier, et une manœuvre russe en février qui a mobilisé 80 000 militaires. Dans les deux cas, même si les porte-parole parlent d’ennemis hypothétiques, les objectifs fixés correspondent à une réponse aux plans du camp d’en face. A quoi servent très concrètement ces exercices ? Sont-ils exceptionnels ?

Olivier Schmitt : Il y a forcément un objectif d’entrainement, en particulier pour faire de la formation à la manœuvre inter-armées à grande échelle. Au regard des cinq, six dernières années, les Russes n’étaient pas très bons dans ce domaine. Il y a une volonté de remonter en puissance et en capacité militaire. Les Russes bénéficient ainsi d’un levier diplomatique tout en entraînant leurs forces.

L’Otan avait depuis la fin de la Guerre Froide abandonné les exercices à grande échelle. C’est une compétence que l’Otan était également en train de perdre, et qui est réactivée en réaction au comportement russe. C’est aussi une réponse diplomatique qui consiste à dire : nous ne sommes pas dupes de votre manœuvre et nous le montrons en nous entrainant nous aussi.

C’est une sorte de dissuasion de l’avant. L’Otan utilise les exercices comment un moyen de dissuader les Russes en montrant qu’elle n’est pas dupe et qu’il ne faudrait pas qu’ils s’aventurent au delà de la frontière.

Mathieu Boulègue : Ces exercices ne servent qu'à faire une démonstration de puissance, surtout du côté russe. Les Etats-Unis n'ont pas grand chose à prouver militairement. Les Russes veulent montrer qu'ils sont capables de défendre le territoire en faisant des manoeuvres qui sont très proches de pays membres de l'Otan. C'est uniquement pour montrer que l'armée russe est parfaitement opérationnelle. C'est du même registre que les jeux militaires qu'organise la Russie, avec notamment des biathlon de chars, avec quatorze pays invités.

Tout cela montre que l'industrie de l'armement russe est toujours au top, que les pays partenaires comme la Chine et l'Inde sont toujours présents aux côtés des Russes qui ne sont pas du tout isolés... C'est de la démonstration de puissance, même si elle est effectivement démesurée. De la même manière, les derniers exercices de l'Otan ont réuni énormément de soldats et un nombre de pays participants complètement dément.

Il ne faut pas y voir une préparation à quoi que ce soit. Ces exercices sont d'ailleurs assez peu coordonnés, les uns par rapport aux autres : un coup c'est maritime, un coup c'est terrestre. Mais on reste toujours dans le cadre de l'article V du Traité nord-atlantique. Ce que craignent le plus les Etats-Unis, la Pologne et les pays Baltes, ce n'est pas tant une agression de ce type, mais une destabilsiation qui passerait en dessous de cet article qui engage la défense collective : de la propagande massive contre la Pologne qui déstabiliserait le gouvernement ou une attaque cyber contre une centrale nucléaire en Lituanie, par exemple.

Quel est le message, derrière de tels exercices ? A qui s’adresse-t-il ? Aux populations ? Au camp d’en face ?

Olivier Schmitt : Ces exercices s’intègrent dans une démarche plus large, qui inclut notamment la guerre de l’information. Pour les Russes, le message est d’abord tourné vers l’étranger et montre leur capacité à se mobiliser et leur potentiel déstabilisateur : les "hommes verts" vont-ils opérer dans d’autres pays comme ils l’ont fait en Crimée ? Pour l’Otan, il y a un message de réassurance adressé aux pays alliés géographiquement proches de la Russie : on leur montre qu’on vient s’entrainer avec eux. Là aussi, c’est un moyen de montrer à Moscou que la solidarité de l’Alliance n’est pas brisée.

Mathieu Boulègue : Côté américain, on en parle très peu dans la presse. Les exercices de l'Otan visent surtout à rassurer les Polognes, les Baltes, les Tchèques. C'est la politique de "réassurance" des membres de l'Otan, avec notamment une initiative d'un budget d'un milliard de dollars cette année, initiée par Barack Obama. Pour les pays inquiets, c'est aussi un moyen de rassurer l'opinion publique : en Pologne ou dans les pays Baltes, cela permets de montrer aux gens que l'Otan s'intéresse à eux.

Côté russe, on montre que les restes de l'armée russe sont tout à fait capables de tenir tête à l'Otan, que l'armée reste puissante. C'est un vecteur de propagande important.

Selon vous, quelles sont les responsabilités de chaque camp dans la montée des tensions entre l’Otan et la Russie ?

Olivier Schmitt : Il faut repartir dans le temps long des relations entre la Russie et l’Otan. Le premier aspect, c’est que les Russes n’ont jamais accepté la disparition de l’Union soviétique. Ils ont développé une sorte de syndrome de l’humiliation, de démarche paranoïaque, qui consiste à dire que tout ce que fait l’Occident est tourné contre eux. L’adhésion des anciens membres du Pacte de Varsovie à l’Otan est tout à fait légitime : des Etats ont demandé à adhérer, ils ont été acceptés par les membres, les Russes n’ont pas leur mot à dire… Mais pour ces derniers, c’est interprété comme une preuve d’hostilité et de violation d’une promesse de ne pas étendre l’Otan, dont il n’y a pourtant aucune trace ni dans les archives, ni dans les traités signés lors de la chute du mur et la disparition de l’URSS. L’Otan a pourtant tenté de créer un conseil Otan-Russie et les Occidentaux ont tenté de socialiser les Russes au sein des institutions internationales en les faisant rentrer au G8 ou à l’OMC, cela n’a servi à rien. Depuis vingt-cinq ans, la perception des événements est complètement différente selon que l’on est Russe ou Occidental. Les Russes ont toujours l’impression que le seul objectif de l’Occident est de les détruire, et les Occidentaux pensent avoir tout fait pour intégrer les Russes au sein des grandes institutions internationales. Ce malentendu se cristallise quand Vladimir Poutine, en 2011-2012, assimile les manifestations en Russie aux révolutions de couleurs qui ont secoué d’autres pays et désigne les Etats-Unis comme responsables. Depuis 2011-2012, la responsabilité des tensions est clairement à chercher du côté des autorités russes, paranoïaques, craignant pour leur maintien au pouvoir et agressives, comme le montre l’invasion de la Géorgie en 2008, de l’Ukraine en 2014, la guerre de l’information conduite contre les Etats occidentaux et la désignation de ces derniers comme ennemis principaux dans la doctrine militaire russe. Sur le plus long terme, il y a pour moi un énorme malentendu sur le sens à donner aux événements internationaux et donc des gestes qui ont, de chaque côté, multiplié les incompréhensions.

Mathieu Boulègue : L'Ukraine a été la goutte d'eau qui a fait déborder quinze ans d'incompréhension mutuelle. Une histoire compliquée depuis la Guerre Froide et puis des annonces de l'Otan qui s'est transformée en matière de sécurité collective et à laquelle la Russie n'a pas été capable de répondre. Il y a eu des incompréhensions et un manque d'engagement des uns et des autres. L'Otan a peu communiqué sur ce qu'elle allait faire après la Guerre Froide. La Russie a pris cela pour de l'ingérence et un droit de regard américain sur les affaires de sécurité européenne. Elle n'a pas non plus tenter de tendre la main vers l'Otan qui elle-même a tenté de nouer le dialogue.

Je crois qu'en 2008, l'Otan n'a pas tiré les leçons de la Georgie. Elle a continué, avec la politique américaine en Ukraine, à approcher des pays du pacte oriental sans se demander sur la manière dont la Russie allait réagir. Et maintenant, l'Otan a le sentiment de ne plus comprendre ce qu'il se passe en Russie. Même chose pour les Russes, qui ne comprennent pas ce que fait l'Otan.

Peut-on envisager des pistes de solutions pour faire redescendre le ton entre les différents acteurs ? Sont-elles complexes à mettre en œuvre ?

Olivier Schmitt : La stratégie russe est relativement contre-productive. Si on regarde leur popularité en Ukraine, les derniers sondages montrent que la majorité de la population ukrainienne est hostile à la Russie, même dans l’Est du pays, où ils sont passés de 90% d’opinion positive à 51% aujourd’hui. Ils sont bloqués en Ukraine dans une situation dont ils ont du mal à se sortir. Le rêve de faire une Novorossya a été abandonné, et même s’il y a régulièrement de nouvelles offensives rebelles appuyées par les Russes, elles n’arrivent manifestement pas à faire évoluer la situation militaire. Les Russes ne peuvent pas escalader, car ce serait admettre officiellement leur implication et risquer une accentuation des sanctions occidentales ainsi qu’un éventuel renforcement du soutien militaire à Kiev de la part des Occidentaux. Donc pour l’instant, leur objectif est d’obtenir que les territoires contrôlés par les rebelles restent ukrainiens (Kiev en supportant les coûts afférents), mais avec un statut juridique particulier qui entérinerait l’influence russe. C’est pour eux la moins mauvaise solution… Et c’est loin d’être un succès phénoménal par rapport aux objectifs initialement annoncés. L’économie russe souffre des sanctions, et malgré les millions dépensés dans la propagande, l’image de la Russie est très majoritairement négative à l’étranger. Le seul moyen de diminuer les tensions, c’est de compter sur cette phase d’épuisement du conflit : les Russes n’ont plus les moyens financiers d’escalader, et l’Occident n’en a pas la volonté.

Mathieu Boulègue : Ce que proposent les auteurs de la note est intéressant, notamment en ce qui concerne la relance du discours bilatéral Otan-Russie. Mais le climat est tellement morose et les incompréhensions sont telles que rien ne bougera tant que Vladimir Poutine sera là, que les mentalités de Guerre Froide persisteront à la fois au Département d'Etat américain, au Pentagone et au Kremlin. Ces administrations, tant côté américain que russe, continuent de vivre à travers les clichés hérités de cette époque, qui sont faciles à comprendre et permettent de justifier des budgets militaires démesurés. Ils se complètent, en réalité. Quoi qu'on fasse, je doute que cela bouge à court terme. L'Otan n'a plus ni l'envie, ni les moyens de discuter avec Vladimir Poutine.

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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