Boko Haram : peut-on vraiment gagner des guerres contre-insurrectionnelles ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Capture d'écran d'une vidéo de propagande du groupe terroriste "Boko Haram".
Capture d'écran d'une vidéo de propagande du groupe terroriste "Boko Haram".
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Ne pas vendre la peau de l'ours...

Le président du Tchad, l'un des pays concernés par la menace que représente Boko Haram, s'est félicité de la progression de son armée contre le groupe djihadiste. Ce dernier a été "décapité", assure Idriss Déby, persuadé de pouvoir bientôt en finir avec ce danger qui touche toute la région. Il illustre là une fâcheuse tendance à crier victoire un peu trop vite dans ce genre de conflit.

Stéphane Taillat

Stéphane Taillat

Stéphane Taillat est docteur en histoire militaire et études de défense. Il a codirigé avec Joseph Henrotin et Olivier Schmitt l’ouvrage collectif Guerre et stratégie. Approches, concepts paru aux PUF en avril.

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Alexandre Vautravers

Alexandre Vautravers

Alexandre Vautravers est professeur d'Histoire et de Relations internationales à Genève, et chercheur associé à l'IPSE. Lieutenant-colonel de l'état major général suisse, ancien chef de bataillon, il est rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Il a publié chez Webster à Genève, un ouvrage collectif consacré à la contre-insurrection (2011). 

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Atlantico : Le président tchadien, Idriss Déby, s’est félicité des résultats des efforts militaires contre Boko Haram. "Nous sommes en mesure de mettre définitivement hors d’état de nuire Boko Haram", a-t-il affirmé tout en célébrant la "décapitation" du mouvement jihadiste. Après à peine quelques mois de combats organisés contre ces combattants, n’est-il pas un peu tôt pour crier victoire ? A partir de quel moment peut-on estimer être dans une spirale positive, en matière de contre-insurrection ?

Alexandre Vautravers : On peut en effet suivre plusieurs annonces de progrès dans les décisions et les actions militaires de la coalition anti Boko Haram : renforcement de la coalition, soutien américain, nouveau soutien ou encore réformes politiques et militaires au Nigéria. Pour autant, comme le montrent les attentats régulièrement organisés par le groupe terroriste, celui-ci est loin d’être réduit au silence. La coalition est elle-même sous pression car il lui faut des résultats ; au moment où les humanitaires la décrédibilisent en faisant état de massacres et de crimes de guerre.

Stéphane Taillat : Parler de décapitation, c'est une chose. C'est une stratégie qui peut fonctionner. Mais ce n'est pas parce que l'on décapite une organisation qu'elle va cesser de fonctionner et que le problème politique, qu'elle pose ou qu'elle révèle, sera résolu. Si l'on vise l'éradication totale du groupe, on risque d'attendre longtemps... même si on peut imaginer que sa décapitation va gêner ses opérations. Tout dépend des objectifs politiques que se sont fixés les uns et les autres dans la région.

Peut-on identifier, aujourd’hui, les éléments et les acteurs nécessaires à une bonne stratégie de contre-insurrection ?

Alexandre Vautravers : Les facteurs-clés pour le succès d’une telle campagne sont, tout d’abord, la résolution de la coalition, l’appui américain – notamment en matière de formation, d’équipements ou de logistique, et surtout de renseignements. La qualité et le moral de la troupe engagée à la frontière tchadienne-nigériane sont évidemment importants ; ceux-ci doivent convaincre la population locale de l’implication et du soutient des gouvernements respectifs. Les effectifs déployés sur place est important : la plupart des auteurs parlent d’un équivalent de 10% de la population totale, afin de pouvoir maintenir le contrôle d’un territoire dans la durée. Enfin, les opérations militaires doivent viser à neutraliser les "sanctuaires" de l’organisation : ses caches, ses centres de commandement et ses centres de formation.

Stéphane Taillat : Envisager la contre-insurrection comme une forme de conflit particulier me pose problème. Si c'était le cas, cela impliquerait d'établir un cadre normatif lorsque des Etats affrontent des organisations, d'autres belligérants, qui eux, ne sont pas des Etats. Le discours, lorsque l'on parle de contre-insurrection, porte souvent sur des objectifs et des méthodes militaires. Mais ces efforts militaires ne donnent de résultats qu'en fonction de la capacité ou non du pouvoir politique à transformer l'essai.

Les Britanniques, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont souvent abordé le problème sous l'angle des "petites guerres". Ce sont des conflits qui ne sont pas fondamentaux pour la sécurité nationale. L'intérêt peut être plus marginal. Et ce qui fait qu'ils vont triompher, ce n'est pas tant une victoire militaire au sens où on l'entend mais l'engagement du juste niveau d'effort militaire et politique pour atteindre un objectif précis. C'est sous cet angle qu'il faut aborder la question : quel est le bon calibrage des objectifs politiques ?

En plus de Déby cette fois-ci, on peut penser à George W. Bush qui se félicite d’un triomphe en Irak  en 2003, ou de François Hollande qui prépare le retrait des troupes du Mali à peine l’opération Serval établie dans le nord du pays. Dans les deux cas, on voit bien que les combats se poursuivent, encore aujourd’hui… Comment comprendre ces revendications précoces de victoire ? Cela a-t-il des conséquences ?

Alexandre Vautravers : On peut penser aussi à la phrase malheureuse d’Hermann Göring – "Si un seul (bombardier anglais) atteint la Ruhr, mon nom n’est pas Göring. Vous pouvez m’appeler Meyer." Le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, avait lui aussi avancé en 2006 que ses objectifs, en attaquant les positions du Hezbollah au Liban, que son objectif était que pas une seule roquette ne puisse plus s’abattre sur le sol israélien.

Plus généralement, aussi bien les chefs militaires que politiques ont tout intérêt à annoncer la fin d’une opération rapidement. Généralement on cherche ainsi à mettre une coalition d’Etats ou l’ONU en place, afin d’assumer la suite des opérations, souvent à la fois longue et complexe.

Stéphane Taillat : C'est effectivement quelque chose qui se fait couramment. Il faut pouvoir dire que l'on gagne rapidement, par intérêt politique, même si au fonds, le problème doit se règler sur le long terme. Ici, les opérations de police, ou les opérations militaires, ont probablement réussi à produire quelques effets. Mais entre les effets militaires, les effets sur le groupe lui-même et les effets sur le conflit, on a trois niveaux différents de lecture.

Ce type de discours permet avant tout de redorer son blason. Idriss Déby a fait de la lutte contre Boko Haram et les différents jihadistes de la région une sorte de marque de fabrique. Cela permet aussi de justifier une aide militaire reçu de la France ou des Etats-Unis. Après, savoir si cela fonctionne... c'est autre chose.

Au Mali, je comprends que la France ait envie de rapidement aborder la question du retrait. Mais j'ai aussi l'impression que le gouvernement français a bien compris l'importance d'investir des efforts conséquents. Depuis janvier 2013, il semble avoir fait évoluer le curseur en termes d'objectifs politiques, ce qui n'est jamais évident : cela montre une prise de conscience de l'importance de ce dossier pour Paris.

Il n’est pas rare d’entendre qu’en dehors de l’expérience britannique en Malaisie, dans les années 1960, aucun conflit contre-insurrectionnel n’a jamais abouti. Est-ce votre grille de compréhension des expériences récentes dans ce domaine ? Est-ce immuable ?

Alexandre Vautravers : C’est un sujet où l’on se perd très facilement. Car on a peut-être tendance à qualifier  à posteriori "d’insurrections" des conflits de libération réussis ; ne parle-t-on pas plutôt de "terrorisme" ou "d’indépendantismes" dans les conflits –violents ou non– qui restent sous contrôle ?

Stéphane Taillat : Il y a un débat autour de la Malaisie : certains estiment que c'est une victoire, tandis que d'autres, du fait de l'indépendance, voient le contraire. Mais si, cela a permis aux Britanniques de laisser la Malaisie indépendante dans un contexte qui soit plus favorable sur le long terme à ses propres intérêts. C'est un succès, mais les Britanniques en ont eu d'autres. Le problème, c'est que l'on a tendance à évaluer le succès d'un point de vue purement militaire. Encore une fois, ce qui importe, c'est l'atteinte de l'objectif politique. Les Français aussi ont eu des succès. Ils sont parfois moins visibles, ou moins ambitieux, mais des objectifs ont pu être atteints.

L'expérience du Tchad, dans les années 1980, est un exemple. Cela pourrait s'apparenter à un soutien du gouvernement contre la rébellion. Mais globalement, l'intérêt de la France était d'empêcher la Libye d'annexer le Tchad et de maintenir son influence sur place. Ces objectifs ont été atteints. De même, au Mali, le fait d'empêcher la dislocation du pays est un objectif qui a été atteint. Encore un fois, tout dépend des objectifs que l'on se fixe.

Il y a par ailleurs une sorte de mythologie autour du cas malaisien, qui n'a d'ailleurs pas tellement été construit par les Britanniques eux-mêmes. Ils ne se voyaient pas comme les champions de la contre-insurrection. Ce sont les Américains, au début des années 2000, qui ont cherché des solutions.

Quelles sont les pistes de réflexion, peut-être tirées des expériences récentes en matière de contre-insurrection et de contre-terrorisme, qui peuvent permettre de progresser dans ce domaine ? Quels sont les organismes, armées, chercheurs qui travaillent sur le sujet ?

Alexandre Vautravers : La doctrine de la contre-insurrection (COIN) a été développée à partir de 2004 et est entrée en vigueur dans les forces armées américaines en 2006. Elle a alors induit une profonde réforme au sein de l’institution militaire. Elle a représenté un espoir et un élan considérables.

Depuis 2010 cependant, on voit la politique de sécurité américaine se détourner des conflits longs et coûteux, pour se réaligner sur les puissances émergentes : Chine et Russie notamment. On peut dire que depuis le début de la décennie, l’appareil militaire a été en grande partie "épuré" des derniers tenants de la doctrine COIN. Les forces armées américaines retrouvent donc leur organisation d’origine : l’US Army se prépare aux conflits interarmes de haute intensité, alors que l’USMC se spécialise dans la "petite guerre."

Stéphane Taillat : Le sujet est un peu passé de mode. Il y a eu tout un courant de recherche sur les aspects militaires, opératifs et tactiques. En termes de réflexion stratégique, il y a eu des travaux intéressants du côté des Britanniques, notamment avec l'ouvrage The Political Impossibility of Modern Counter Insurgency, de Michael Rainsborough et David Jones. Il s'agit d'une vraie réflexion sur ce qu'est la contre-insurrection. Par ailleurs, il y a une multitude de travaux sur les petites guerres, les guerres civiles ou sur les différentes organisations que les Français considèrent comme insurgées ou terroristes. Les travaux de Paul Staniland, qui étudie la structure de ces organisations et en quoi ça va conditionner leurs probabilités de succès politiques ou non. C'est un champ de recherche immense... qui peut encore avancer !

Propos recueillis par Romain Mielcarek

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