Épidémie de selfies dangereux : ce qui pousse les gens à jouer avec leurs peurs<!-- --> | Atlantico.fr
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Tous les ans, des visiteurs du Parc Yellowstone se prennent en photo trop près d'animaux (bisons, ours...) et se mettent en danger.
Tous les ans, des visiteurs du Parc Yellowstone se prennent en photo trop près d'animaux (bisons, ours...) et se mettent en danger.
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Les nouveaux Narcisse

Autoportrait photographique destiné généralement a être publié sur les réseaux sociaux, le selfie se décline aujourd'hui de manière dangereuse. Pour avoir une photographie de soi spectaculaire, certains sont prêts à prendre des risques inconsidérés.

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini

Nathalie Nadaud-Albertini est docteure en sociologie de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) et et actuellement chercheuse invitée permanente au CREM de l'université de Lorraine.

 

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Atlantico. Les selfies devant des animaux dangereux se multiplient outre-Atlantique. Quel sens donner à un telle prise de risque ?

Nathalie Nadaud-Albertini : C’est une volonté de mise en scène de soi qui a plusieurs significations enchâssées les unes dans les autres. Tout d’abord, c’est une façon de faire partager ses loisirs, ses vacances, à son réseau, ce qui s’inscrit dans les usages classiques des réseaux sociaux.

Dans ce contexte, le selfie est utilisé comme une forme de certification de ce qu’on vit. Une façon de dire et de prouver qu’on y était réellement et qu’on a vraiment fait ce qu’on décrit.

Dans cette recherche de certification, le selfie dangereux constitue une façon de se mettre en scène sous les traits d’un aventurier tout en adoptant un angle humoristique. En effet, lors que l’on regarde ces images, on s’aperçoit que sur bon nombre d’entre elles, les personnes qui se photographient adoptent un petit air décalé qui feint la peur et veut dire « Ouh là, c’est dangereux, mais je suis au-dessus de cela, je m’en joue ».

Les auteurs de ces selfies ne semblent pas avoir réellement peur. Ils donnent le sentiment de jouer avec la frayeur sans vraiment l’éprouver. Ils ne croient pas au danger de manière effective.

Comment expliquer qu'une volonté de mise en scène personnelle puisse générer un tel décalage avec la perception de la réalité ?

Ce décalage vient du fait que les auteurs de ces selfies vivent dans un monde urbain et ont donc un quotidien éloigné des dangers que peuvent constituer des animaux, a fortiori quand ils sont sauvages. Bien sûr, ils savent qu’ils sont potentiellement dangereux, mais cela reste une connaissance abstraite. Car ils ne les connaissent que par des images sans avoir jamais été confrontés directement aux conséquences d’une attaque par de tels animaux.

En résumé, on peut dire que le fait d’être agressé par des animaux sauvages ne fait pas partie du champ de possibles de leur vie quotidienne et que par conséquent il leur est difficile de prendre réellement toute la mesure du danger et bien plus facile de jouer avec le risque.  

On peut voir un lien dans la mesure où, dans un cas comme dans l’autre, on est dans le domaine de « la faire-semblance »[1]. C’est-à-dire qu’on a le sentiment d’être dans un monde où l’on fait « comme si », comme dans le monde de la fiction.

En effet, le joueur effectue une action (tuer par exemple) dans l’univers du jeu sans qu’il n’y ait de conséquences dans sa vie quotidienne. Il fait « comme si » le temps du jeu.

Faut-il y voir un lien avec les jeux vidéo où le joueur est acteur ?

De la même façon, les auteurs de selfies dangereux ont le sentiment d’être dans un monde où il est possible de faire « comme si » les animaux constituaient un risque réel. En effet, deux éléments entrent en ligne de compte. D’une part, le fait de ne connaître ces animaux que par images interposées, comme je viens de l’expliquer.

D’autre part, le contexte de la réserve avec son côté encadré que ce soit par la présence de rangers, de routes carrossables et balisées, ou de panneaux comportant diverses indications leur donne le sentiment de se trouver dans un environnement où la nature est présente tout en restant maîtrisée. De fait, ils ont l’impression d’évoluer dans un monde où on fait simplement « comme si » le danger était réel. Un peu comme un parc d’attractions. Ils se disent que tout a été fait pour que ces animaux ne soient pas réellement dangereux, qu’on les a suffisamment domestiqués pour qu’ils n’attaquent pas les visiteurs, voire qu’on a fait en sorte de leur enlever ce qui pouvait constituer un risque pour l’homme, leurs dents par exemple. En d’autres termes, ils pensent évoluer dans un monde propre au rapport de « faire-semblance », alors qu’il s’agit du monde réel.

Quel type de public est le plus susceptible d'être attiré par ce genre de comportements ?

C’est un public urbain, usager régulier du numérique, et très éloigné des contingences de la nature et de ses dangers.

Cette course au danger est-elle révélatrice de quelque chose de plus profond au sein de nos sociétés ?

Les selfies dangereux expriment les contradictions normatives de la société actuelle en croisant deux tendances contradictoires : l’injonction de l’individualisme contemporain qui demande à chacun d’être l’entrepreneur de sa vie, et, la volonté d’aller vers une société du risque zéro.

Voyons la première tendance. Si on décompose ces images, on remarque tout d’abord le besoin de se présenter comme un aventurier. On le retrouve dans la pratique de sports extrêmes, la participation à des stages de survie, à des free-parties (raves non autorisées) ou à certaines émissions de télévision (les télé-réalités d’aventures type « Koh-Lanta »). En général, c’est une forme de dépassement de soi qui répond à cette injonction normative de l’individualisme contemporain : que chacun invente sa vie.

Cependant, ici, le cas est plus complexe, car ces images comportent également une dimension humoristique qui indique une volonté de prise de distance de la part des auteurs de selfies. L'utilisation du mode décalé est généralement une réponse aux difficultés liées à la crise. En effet, dans un contexte où l’individu semble être davantage le jouet des circonstances que l’auteur de sa vie, l’humour est considéré comme une façon de montrer que l’on ne peut pas être réduit à l’archétype de la victime des événements. Autrement dit, c’est une autre façon de répondre à l’injonction de l’individualisme contemporain dont je parlais plus haut tout en l’adaptant aux problématiques de la crise.

La deuxième tendance concerne la volonté de tendre vers une société du risque zéro. Cela se marque dans le fait que les auteurs de selfies dangereux ne considèrent pas le risque comme réel. Ils se comportent ainsi parce qu’ils sont habitués à vivre dans un environnement où on cherche à limiter les risques au maximum.

Par conséquent, les selfies dangereux montrent deux tendances contradictoires de la société actuelle. D'un côté, on demande aux individus d’être des battants capables d’affronter un monde incertain et hostile. Et d’un autre côté, on recherche perpétuellement à réduire les risques pour les individus. C’est ce syncrétisme paradoxal qui rend les selfies dangereux particulièrement intéressants et révélateurs de mouvements normatifs qui travaillent la société en profondeur. 

[1]Introduction à l’analyse de la télévision, François Jost, 1999, Ellipses, p.104.

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