Pourquoi l’entrée de la Turquie dans le combat contre l’Etat Islamique n’est pas le grand bouleversement annoncé<!-- --> | Atlantico.fr
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Ankara a pris la décision d'intensifier son offensive en Syrie et en Irak contre le groupe État islamique.
Ankara a pris la décision d'intensifier son offensive en Syrie et en Irak contre le groupe État islamique.
©Reuters

Cavalier seul

Ankara a pris la décision samedi 25 juillet d'intensifier son offensive en Syrie et en Irak contre l'État islamique. En accord avec les États-Unis, la Turquie parait déterminée à agir sur le terrain. Reste à savoir ce que ces opérations militaires vont changer concrètement dans l'évolution du conflit.

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

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Atlantico : Samedi 25 juillet, Ankara prenait la décision d'intensifier son offensive en Syrie et en Irak contre le groupe État islamique. En accord avec les États-Unis, la Turquie parait déterminée à agir sur le terrain. Dans quelle mesure ces vagues de bombardements peuvent-elles changer la situation dans la zone ?

Alain Rodier : Les vagues de bombardements déclenchées par l'aviation turque ne sont pas l'élément tactique principal. En effet, la coalition pilonne Daech depuis presque un an sans amoindrir notablement ce mouvement salafiste-djihadiste. Il ne faut pas se faire trop d'illusions sur l'efficacité réelle des frappes air-sol lors d'un conflit assymétrique. Dans ce cas précis, le PKK n'annonçait d'ailleurs qu'un tué et quatre blessés. Les pertes ne sont pas connues du côté de Daech mais elles ne doivent pas non plus être très significatives.

Les deux faits fondamentaux survenus depuis le carnage de Suruç résident, premièrement dans l'autorisation enfin donnée aux Américains d'utiliser les bases aériennes turques dont celles d'Incirlik (Adana) et de Diyarbakir pour mener des raids aériens en Syrie et en Irak. Les chasseurs bombardiers et drones armés américains perdront beaucoup moins de temps pour se rendre sur zone et pourront ainsi effectuer des frappes plus réactives, ce qui va augmenter le pouvoir létal de ces opérations. Le deuxième serait l'établissement d'une "zone d'exclusion aérienne de facto" ou d'une "zone tampon" sur toute une bande nord de la Syrie. Il y a longtemps que les Turcs le demandaient et il semble que cela soit acté avec Washington, même si les deux parties restent évasives sur ce sujet. Les conséquences sont très importantes : l'aviation syrienne ne va  plus pouvoir s'y aventurer (ce qui était déjà le cas) et les troupes au sol syro-kurdes du Parti de l'Union Démocratique (PYD) pourront être appuyées au plus près par des appareils américains, les Turcs refusant de soutenir ces forces kurdes considérées comme proches du PKK donc comme "terroristes". De plus, des incursions terrestres de forces spéciales américaines ou turques pourront y avoir lieu en fonction des besoins. C'est vital pour le réglage de tirs air-sol efficaces.

Les mouvements rebelles qui s'opposent à l'Etat islamique et à Bashar el-Assad vont donc bénéficier d'un "pied à terre sécurisé" en territoire syrien. Le problème qui se pose: quelles forces rebelles ?

En fait, le président Recep Tayyip Erdoğan a aujourd'hui trois objectifs : abattre el-Assad sur lequel il fait une fixation personnelle, marginaliser les Kurdes syriens et le PKK et enfin, garder la Turquie de toute explosion intérieure en écartant le péril représenté par Daech et de ses adeptes turco-kurdes. Malheureusement, sur ce troisième point, c'est loin d'être évident. Il ne faut pas se faire d'illusions, il va y avoir d'autres attentats d'autant que le PKK se sent libéré de ses obligations de cessez-le-feu. Les groupuscules d'extrême-gauche traditionnellement virulents en Turquie risquent aussi de profiter de la situation pour apporter leur grain de sel.

Quels sont les intérêts de la Turquie à agir ainsi en Irak et en Syrie contre l'EI ? Est-ce une réaction suite à l'attentat de Suruç le 20 juillet qui a fait 32 morts dans le sud de la Turquie ?

Les attentats qui ont eu lieu en Syrie n'ont pas été "importés" par Daech depuis la Syrie. Il semble qu'ils sont le fait de Turco-kurdes qui sont opposés aux séparatistes du PKK. Ils ont choisi l'islam radical comme idéologie mais Erdoğan, tout Frère musulman fut-il, ne peut plus tolérer cet activisme politico-religieux qui déborde son autorité et celle de son parti, l'AKP.

Cette problématique n'est pas nouvelle puisque le Hezbollah Turc (Türk Hizbullahi, à ne pas confondre avec son homonyme libanais) a été créé avec l'appui des services de renseignement de la gendarmerie turque (Jandarma Istihbarat ve Terörle Mücadele -JITEM-) dans les années 1980 pour s'opposer au PKK. Une sale guerre a alors eu lieu opposant le Hezbollah turc et les "gardiens de villages" appuyés par l'armée d'un côté, au PKK de l'autre. Mais il semble que la "créature" ait échappé à ses maîtres et le Hezbollah turc a été combattu par les autorités à partir du début des années 2000. Il n'en reste pas moins que le ver était dans le fruit. En 2012 naissait le parti Hüda-Par fondé sur des associations kurdes islamistes radicales. Il s'opposait à la fois au pouvoir central d'Ankara et au PKK. En marge de ce parti, des groupes clandestins ont versé dans la clandestinité et la violence dont les émeutes qui ont fait plus de 50 victimes les 6-8 octobre 2014, différents attentats dirigés contre le Parti Démocratique des Peuples (HDP) proche de la cause kurde et vraisemblablement celui de Suruç du 25 juillet de cette année. La cible était symbolique, des jeunes turcs socialistes et des Kurdes souhaitant lancer la reconstruction de Kobané. La bataille de Kobané qui avait été célébré à l'international avait été ressentie comme un affront par une bonne partie de la population turque qui n'y voyait une lutte entre deux mouvements "terroristes". 

Mais le vent a commencé à tourner. Le parti pro-Kurdes HDP a obtenu 14,1% des voix aux élections législatives du 7 juin 2015, ce qui lui a permis de récupérer 80 sièges de parlementaires. L'AKP n'a plus la majorité absolue qu'il détenait depuis 2002 et se retrouve dans la position inconfortable d'être obligé de constituer un gouvernement d'alliance bien difficile à constituer pour l'instant.  

Des frappes aériennes turques ont aussi touché des camps du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan. Quels sont les objectifs d'Ankara ?

Tout peut s'expliquer par des phénomènes de politique intérieure turque.

Le président Recep Tayyip Erdoğan tente d'allier des extrêmes surtout que l'on semble se diriger vers des élections anticipées en novembre. S'il tape sur les salafistes-djihadistes qui ont une certaine audience en Turquie (1 000 volontaires dont pour moitié des Turcs d'origine kurde serviraient au sein de État Islamique -mais le chiffre est vraisemblablement sous-évalué), il faut faire de même sur les "séparatistes" du PKK. A savoir que le président Erdoğan veut satisfaire les nationalistes d'extrême-droite qui font cause commune avec les islamistes radicaux en frappant aussi les marxistes-léninistes séparatistes du PKK qu'ils abhorrent.

En dehors de ces extrémistes, même les deux grands partis d'opposition, le CHP kémaliste et le MHP nationaliste ne sont pas favorables à la politique de la main tendue destinée à régler le problème kurde il y a plus de deux ans via Abdullah Öcalan incarcéré sur l'île d'Imrali.

Sur le plan technique, c'est plus facile: l'état-major du PKK est installé sur les flancs du mont Qandil en Irak du Nord proche aussi de la frontière iranienne. Comme cela, il satisfait aussi Téhéran qui est en train de revenir sur le devant de la scène régionale grâce à la conclusion de l'accord portant sur le nucléaire. En effet, au même endroit bivouaquent des Kurdes du PJAK, émanation iranienne du PKK, une des bêtes noires de Téhéran.

Il faut aussi tenter de comprendre l'attitude d'Ankara par rapport à la place que la Turquie veut occuper au Proche-Orient : condescendance vis-à-vis des pays arabes (héritage du vieux complexe de l'Empire Ottoman perdu) et équilibre avec les Perses. "Quand on n'a pas les moyens de faire la guerre à un adversaire, on est bien obligé de composer avec", vieux dicton de général turc.

Peut-on imaginer un investissement plus important sur le terrain de pays cherchant à lutter contre l'EI comme les états européens ? La formation d'une alliance solide et déterminée face à l'Etat islamique se profile-t-elle ?

Cette alliance est tout sauf unifiée.

La Turquie soutient, avec l'argent de l'Arabie saoudite et du Qatar pour une fois réconciliés, l' "Armée de la conquête" (Jaish al Fatah) qui s'est emparée de la province d'Idlib. Même Bachar el-Assad a reconnu publiquement il y a quelques jours qu'il n'avait plus les moyens humains nécessaires pour tenir l'ensemble du pays, faisant en cela aveu de défaite dans cette province frontalière de la Turquie qui sera bientôt placée dans la "zone d'exclusion aérienne". Seul "petit problème" sous-jacent, cette coalition est bâtie autour du Front Al-Nosra, le bras armé officiel d'Al-Qaida "canal historique" en Syrie... Les Kurdes du PYD qui tiennent trois enclaves le long de la frontière syro-turque sont proches du PKK, donc non soutenus par Ankara mais aidés directement par les Occidentaux. Il n'ont qu'un rêve, qui constitue un cauchemar pour Ankara, unifier ces trois enclaves en un seul État.

En conclusion, si les bombardement turcs relèvent plus du symbolisme que de l'opérationnel, les résultats tactiques restant très limités, ils marquent tout de même un important tournant destiné à marquer l'opinion intérieure turque pour tenter de l'unifier dans un "devoir patriotique" derrière son président. Les perdants risquent d'être les Kurdes, le processus de paix semblant bien entamé, le régime de Bachar el-Assad qui va perdre offciellement le contrôle du nord de la Syrie, la prochaine défaite pouvant être Alep, et Daech qui ne va plus bénéficier des mêmes facilités logistiques en Turquie. Cela dit, l'expression "politique byzantine" reste dans toutes les mémoires.

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