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Les Frères musulmans sont-ils la seule alternative à Bachar el-Assad ?
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Syrie-ra bien qui rira le dernier

La Ligue arabe a décidé d'engager des pourparlers avec des opposants au pouvoir syrien, afin d'élaborer un schéma de transition démocratique. Bachar el-Assad poursuit la répression des opposants, martelant que la chute de son régime donnerait les clés du pouvoir aux islamistes. Un printemps arabe est-il encore possible en Syrie ? Oui, pour Mathieu Guidère.

Mathieu  Guidère

Mathieu Guidère

Mathieu Guidère est islamologue et spécialiste de veille stratégique. Il est  Professeur des Universités et Directeur de Recherches

Grand connaisseur du monde arabe et du terrorisme, il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Le Choc des révolutions arabes (Autrement, 2011) et de Les Nouveaux Terroristes (Ed Autrement, sept 2010).

 

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Atlantico : Le régime de Bachar el-Assad prétend que s’il venait à tomber, les islamistes prendraient le pouvoir. Qu’en est-il ?

Mathieu Guidère : Sur la forme d’abord, il n’y a rien de nouveau sous le soleil autocratique : tous les régimes dictatoriaux coutumiers de l’intimidation et de la politique de la peur à l’intérieur comme à l’extérieur, ont tendance à user de la même carte lorsqu’ils se trouvent eux-mêmes menacés. On l’a vu en Tunisie, en Egypte et en Libye, lorsque les leaders déchus ont agité la menace terroriste, parfois de façon caricaturale, et promis le chaos total s’ils venaient à disparaître. Donc, il n’y a rien de nouveau de ce côté-là : le régime syrien ne fait aujourd’hui que servir à chaque interlocuteur la peur à laquelle il le sait sensible : avec l’Occident et avec les minorités chrétiennes, il use de la peur de l’islamisme à outrance ; avec Israël, il use de la peur du Hezbollah et de l’Iran ; avec la Turquie, il use de la peur des Kurdes et de la création d’un Kurdistan, etc. Mais en réalité, la peur a changé de camp : c’est le régime syrien qui a peur aujourd’hui, et il ne sait plus à quel saint se vouer.

Car sur le fond, nous assistons à la phase terminale de ce régime dictatorial, phase au cours de laquelle les différentes composantes de l’opposition syrienne ont unifié leurs rangs et envisagé l’après Assad. S’il existe des divergences naturelles de points de vue, il existe une convergence d’objectifs et il n’y a pas de véritable animosité des uns vis à vis des autres. D’ailleurs, les Frères musulmans syriens font partie du Conseil national syrien (CNS), puisqu’ils sont représentés par une vingtaine de membres sur les quelques 200 qui le composent.

L’intérêt de ce CNS, c’est qu’il représente la quasi totalité des tendances de l’opposition syrienne, des islamistes aux libéraux en passant par les partis kurdes et assyriens. Dans tous les cas, il est assez représentatif de l’état de l’opposition syrienne de l’intérieur et de l’extérieur, sachant que certaines personnalités ont préféré rester en dehors du CNS, et continuent d’ailleurs à exercer leur opposition à titre individuel pour éviter toute récupération ou instrumentalisation politicienne. Les Frères musulmans syriens font donc partie aujourd’hui de l’opposition au régime de Bachar el-Assad, mais il serait abusif d’affirmer que le CNS est dominé par les islamistes : à ce stade, ce conseil n’est pas dirigé, ni accaparé, ni noyauté par les Frères musulmans.


Le CNS est-il un interlocuteur crédible pour l’Occident ?

Le CNS a été accueilli par la Turquie lors de sa création et lancement. Il a été reconnu par le Conseil national transitoire libyen et il est soutenu par la France. De plus en plus de pays l’accueillent comme un représentant légitime de l’opposition syrienne. Deux facteurs font de ce Conseil une force d’opposition crédible et viable.

D’une part, il a tiré les leçons des expériences transitionnelles tunisienne, égyptienne et, surtout, libyenne. En effet, le CNS a observé au cours des neufs derniers mois le processus transitoire se mettre en place dans ces trois pays et a veillé à éviter, dans le processus même de sa formation et de son lancement, les erreurs du Conseil national transitoire libyen. Ainsi, le choix a été fait d’intégrer d’emblée le plus largement possible les composantes de l’opposition syrienne et de ne pas le faire sur des bases territoriales, ni confessionnelles, ni ethniques. Dans l’avenir, s’il y a chute du régime de Bachar el-Assad, il est ainsi fort probable que ce CNS se montre à la hauteur et se présente comme un représentant crédible des grandes tendances de l’opposition syrienne.

D’autre part, comme dans le cas égyptien, il est évident que la représentation des Frères musulmans au sein du CNS se trouverait projetée sur le devant de la scène si une interrogation sur la légitimité historique de l’opposition au régime de Bachar el-Assad devait être posée dans l’avenir. Sur ce plan, et depuis plus de 40 ans, tout le monde reconnaît l’opposition historique des Frères musulmans syriens au régime baathiste des Assad, père et fils. Même s’ils ne sont pas les seuls opposants historiques au régime, ils revendiquent une forte contestation du pouvoir depuis les années 1930 et s’opposaient, déjà en 1970 à Hafez el-Assad, le père de l’actuel Président. En raison de cette longue opposition, ils ont payé un très lourd tribut, comme en témoigne le massacre de Hama en février 1982, qui avait fait entre 15 000 et 30 000 victimes selon les sources. Ce massacre est dans toutes les mémoires et positionne les Frères musulmans comme les premières victimes du régime syrien.

Il est donc probable qu’ils se retrouvent dans l’avenir en position de force au sein du CNS, bien qu’ils ne soient ni dominants ni majoritaires aujourd’hui. En effet, d’autres forces politiques et idéologiques sont présentes en plus grand nombre : des partisans de la gauche, des progressistes, des libéraux ou encore des laïcs.

Les Frères musulmans syriens ont payé leur opposition au régime el-Assad par de nombreux massacres et atrocités. Est-il désormais question pour eux de prendre leur revanche ?

D’abord, il faut souligner que les massacres dont il est question n’ont pas touché, en 1982, la seule ville de Hama. D’autres atrocités ont été commises à l’époque dans d’autres villes de Syrie, celles-là mêmes qui se soulèvent aujourd’hui... Ces massacres n’ont pas concerné uniquement les Frères musulmans syriens, même si ces derniers étaient plus largement touchés ; ils ont touché l’ensemble des opposants politiques et, parmi les victimes, il y avait de nombreux civils innocents. Le père de Bachar el-Assad n’avait pas hésité à faire usage de la force militaire brute pour anéantir les insurgés et réduire au silence tous ses opposants : pilonnage par l’artillerie lourde, bombardements par l’aviation et intervention des forces spéciales, sans parler des arrestations arbitraires, des exécutions sommaires et de la torture systématique des opposants politiques.

Il serait donc inexact de réduire l’opposition actuelle au régime de Bachar el-Assad à une simple revanche des Frères musulmans syriens. A la rigueur, cela pourrait être envisagé comme la réaction de la majorité sunnite contre le clan alaouite qui les a trop longtemps opprimés. Car il ne faut pas oublier que plus de 85 % de la population syrienne est sunnite alors que les principaux leviers du pouvoir sont tenus par la minorité chiitealaouite. Si le clan des Assad venait à disparaître demain, nous assisterions plutôt à un rééquilibrage des pouvoirs en faveur de la majorité, mais certainement pas à une domination des Frères musulmans.

Le régime syrien s’est tellement radicalisé et a tellement fait le vide politique autour de lui qu’il se retrouve désormais isolé à l’intérieur comme à l’extérieur. Seul le clan des Assad et l’armée qu’il contrôle lui sont encore relativement fidèles, mais pour combien de temps encore car les perspectives s’assombrissent de jour en jour.

Les Frères musulmans sont une organisation panislamique qui aspire à la démocratie mais qui lutte en même temps pour instaurer un État islamique fondé sur l’application de la charia afin d'en finir avec l’emprise laïque du monde occidental. Faut-il s’inquiéter des projets de la branche syrienne de ce mouvement pour la démocratie et les droits de l’Homme ?

Certes, les Frères musulmans sont une mouvance panislamique, mais chaque branche nationale possède son histoire propre et ses spécificités locales. Le référent est certes commun, mais l’identité de chacune des branches est particulière, en raison justement du contexte historique et sociale dans lequel elle est née et où elle s’est développée.

En Syrie, il faut distinguer la « Tariqa » (Voie) des Frères musulmans, fondée sur des principes confrériques qui n’ont pas véritablement de dimension militante, et le mouvement d’opposition politique à proprement parler. La Confrérie reflète la tendance conservatrice générale de la société syrienne. Mais les Frères musulmans syriens ont comme spécificité de s’être développés dans un environnement multi-confessionnel, multi-identitaire et multi-ethnique, et cela depuis leur création dans les années 1930. Cette spécificité les distingue clairement d’autres mouvements des Frères musulmans comme ceux de Libye ou encore ceux d’Égypte qui, malgré la présence des Coptes, vivent dans un contexte radicalement différent.

L’idéologie des Frères musulmans syriens va donc s’en trouver fortement influencée, tout comme leurs positions et leurs actions, en particulier au cours des deux dernières décennies. De plus, les massacres et la répression subis les ont poussés à renoncer à la violence et à réclamer l’instauration d’une démocratie dans un cadre multipartite. Ils ont ainsi intégré le jeu démocratique et ses règles dans l’espoir de prendre un jour le pouvoir par les urnes. Les Frères musulmans syriens ont compris que la violence ne pouvait pas les mener au pouvoir, que le régime en userait pour les réduire et les diaboliser, et surtout que la population syrienne ne l’acceptera jamais.

Quant à l’instauration d’un Etat islamique, les revendications des Frères musulmans syriens paraissent très modérées en comparaison à d’autres mouvements islamistes, et relèvent davantage de la revendication culturelle d’une identité musulmane. Il existe bien sûr des tendances plus radicales au sein des Frères musulmans mais, dans les faits, celles-ci ne pourront jamais instaurer une quelconque charia en Syrie pour plusieurs raisons : d’abord, en raison du caractère multi-confessionnel et multi-ethnique de la Syrie ; ensuite, en raison de l’héritage laïc ancré dans la société depuis des décennies ; et enfin, parce qu’ils ne disposent pas de la majorité ni dans le Conseil national syrien, ni surtout dans la population syrienne. Leurs partisans sont estimés entre 30 et 40 % de la population musulmane, ce n’est donc pas une majorité qui permet d’imposer la charia ni de changer radicalement le système social ou la tendance générale de l’opinion publique. Le cas syrien offre, de mon point de vue, des perspectives plus optimistes que le reste des pays de la région, grâce notamment à la présence des minorités religieuses et ethniques, qui sont – faut-il le rappeler – des Syriens de souche disposant d’un poids et d’un rôle social conséquents.

Le printemps arabe reste possible en Syrie et, même avec la présence des islamistes sur le long terme, je ne vois pas de dangers majeurs dont pourraient être porteurs les Frères musulmans syriens, du fait des facteurs internes évoqués (nature et composition de la population), mais aussi des facteurs externes notamment du contre-exemple irakien. Les Syriens ne voudront jamais vivre ce que l’Irak a vécu au cours de la dernière décennie, d’autant plus qu’ils n’auront pas à souffrir d’une occupation étrangère comme cela s’est passé en Irak. Il paraît donc peu probable qu’une quelconque faction de l’opposition syrienne joue avec le feu, en s’engageant sur une pente radicale, si le régime venait à tomber.

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