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Le badminton ? 
Un sport de combat!
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Raquettes et roquettes

Le ministère de la Défense russe va s'équiper de 10 000 raquettes de badminton pour entraîner ses tireurs d'élite. "C'est un sport qui aide à régler tout un tas de problèmes dans la vie" selon Vladimir Poutine.

Atlantico : L'armée russe va s'équiper d'un nombre considérable de raquettes de badminton pour entraîner ses tireurs d'élite. Elle justifie ce choix en indiquant qu'il s'agit d'un sport "utile". En quoi le badminton est-il "utile" ?

Ludovic Lestrelin: Le sport peut renvoyer à plusieurs niveaux d'utilité, si l'on peut s'exprimer ainsi, et plusieurs formes d'utilité. Cela peut être une ou des utilités sur un plan individuel (bien-être, détente, socialisation, les finalités peuvent être diverses), mais aussi des utilités collectives, à dimension sociale, politique, économique, etc. L'utilité d'un sport ne se réduit pas à une utilité économique, à de la valeur marchande.

Le fait de penser le sport sous un angle utilitaire n'est pas nouveau. Dans l'exemple que vous évoquez, en l'occurrence utiliser le badminton pour la formation des tireurs d'élite de l'armée russe, il y a un schéma de pensée qui n'est pas neuf, celui de la transversalité : le sport permettrait des apprentissages que l'on pourrait transférer dans d'autres situations et d'autres contextes, hors des terrains sportifs. Rien d'original ici. Prenez, par exemple, le monde de l'entreprise qui se calque, depuis les années 1980, sur le monde sportif. C'est le même raisonnement. N'a-t-on pas vu, en 2007 à la suite de la coupe du monde de rugby organisée en France, des agences de conseil proposer des séminaires de motivation de cadres de grandes entreprises autour des valeurs de ce sport ?

Par ailleurs, il n'est plus rare de voir de grands entraîneurs de football, de handball, faire des conférences lors de séminaires d'entreprises autour du thème du management d'équipe par exemple. C'est vrai aussi pour de grands champions qui peuvent faire des conférences autour de la performance. On peut s'interroger sur la pertinence de ces analogies, mais force est de constater que c'est devenu une chose assez banale. S'agissant du badminton et du tir, le transfert ne saute pas immédiatement aux yeux. Mais sans doute peut-on considérer que le badminton développe des compétences utiles à la pratique du tir de précision. Je suppose que c'est l'hypothèse faite par les décideurs militaires russes.

Dimitri Medvedev et Vladimir Poutine jouant au badminton pour en faire sa promotion
(vidéo publiée sur le site du Kremlin)

Si ce sport est si utile que ça, pourquoi sa pratique en France reste-t-elle si marginale ?

La question renvoie à divers éléments. L'attrait pour une pratique sportive ne se fonde pas sur un calcul utilitariste : avant de pratiquer et de "choisir" une discipline sportive, les gens ne se posent pas la question de savoir si celle-ci est utile ou non. En outre, de puissantes logiques sociales orientent les goûts et les dégoûts en matière de sports et pèsent sur les modalités de pratique d'un même sport. Il existe plusieurs manières de pratiquer une même discipline, des luttes autour de la définition de la bonne manière de pratiquer. Et tout cela est largement influencé non pas par des questions d'utilité mais des enjeux de distinction, de distance sociale. Cela a été montré depuis longtemps par les sociologues du sport. Enfin, je ne suis pas certain que le constat selon lequel la pratique du badminton en France est marginale soit juste. Certes, le badminton ne fédère pas de très nombreux licenciés en comparaison d'autres fédérations sportives. C'est toutefois une activité sportive très pratiquée en milieu scolaire et dans un contexte de loisir, sans encadrement fédéral. Dans ce dernier cas, la notion de plaisir est très importante.

D'une certaine manière et selon une logique d'accomplissement personnel, une activité qui procure du plaisir peut être considérée comme une activité utile sur un plan individuel. Le pratiquant attend quelque chose du sport qu'il pratique. Cela peut donc être le plaisir de la dépense physique. Il peut exister d'autres motifs. Bien souvent, la pratique d'une activité physique et sportive est aujourd'hui motivée par un souci de soi, un souci du corps.

N'est-ce pas étrange de parler de sport "utile" ? Qu'est-ce que cela raconte sur la conception qu'a notre société à l'égard du sport ?

Cela n'a rien d'étrange et n'est pas propre à notre époque. Cela renvoie à une histoire ancienne. Le sport et les formes d'activités physiques très en vogue au XIXe siècle (les gymnastiques) ont d'abord été pensés sous l'angle de leur utilité. Les finalités étaient principalement disciplinaires, éducatives et hygiénistes : former des hommes forts, développer une morale, éduquer la jeunesse, former l'élite de la Nation, ou encore lutter contre l'alcoolisme et la tuberculose (aujourd'hui ce serait l'obésité), etc.

De nombreuses institutions se sont emparées des sports : armée, école, religion, entreprises, partis politiques, syndicats, etc. Ces institutions ont toutes été intéressées par la pratique sportive. Cela a donné ce que l'on a appelé le sport affinitaire. Dominante dans la première moitié du XXe siècle, cette forme de sport ne se contentait pas du sport en quelque sorte et visait des buts sociaux, idéologiques qui dépassaient la seule ambition sportive. Les mouvements sportifs catholiques ont été très puissants jusqu'à la seconde guerre mondiale. Ce sport affinitaire existe encore aujourd'hui. La FSGT est une grande fédération qui puise ses racines dans l'histoire du sport ouvrier. 

Mais ce sport utilitaire, arrimé à des objectifs plus larges, a vite été concurrencé au cours du XXe siècle par une autre logique, celle du "sport pour le sport". Ce courant qui valorise la compétition, le spectacle de la performance s'impose peu à peu. Dans les années 1950 et 1960, c'est lui qui s'impose et on assiste à un renversement total : le sport devient souverain, autonome par rapport aux institutions militaires, scolaires et médicales, et capable d'imposer ses propres principes. Ce qui explique sans doute que l'on puisse être aujourd'hui surpris par le fait de parler d'un sport utile. C'est simplement que l'on a oublié que le sport pouvait être autre chose qu'un spectacle de la performance, uniquement centré sur des enjeux proprement sportifs, et autre chose qu'un simple délassement.


En étant utile, le sport ne perd-il pas son aspect ludique ?

Le sport peut être les deux : utile et ludique. On touche là en fait à une question épineuse, qui est celle de la définition du sport. Norbert Elias avait cette formule pour définir le sport : "un jeu sérieux". Le sport est un jeu sérieux... L'oxymore est intéressant : c'est à la fois de l'ordre du ludique, mais cela renvoie aussi à autre chose. Des règles, une organisation, de la professionnalisation, etc. N'oublions pas que le sport peut devenir un travail pour certains pratiquants. Sans aller jusque-là, de nombreux pratiquants qui s'investissent dans un sport sont peu à peu amenés à toucher à des formes de rationalisation de leur pratique. Ne serait-ce que parce qu'ils s'engagent dans des formes de préparation physique, de planification, etc. (En savoir plus sur ce sujet...)


D'autres sports ne sont-ils pas plus adaptés à des besoins militaires ?

Je ne sais pas... Sans doute. On pense immédiatement aux sports de duels, de combat. On pense aussi à la natation. Toujours est-il que le sport peut servir pour la préparation à la guerre. C'est en tous les cas ce qu'ont longtemps pensé les autorités. En France, le sport était encore rattaché il y a peu au ministère de la Santé. Il n'est pas inutile de rappeler qu'au début du XXe siècle et jusque dans les années 1920, le sport est rattaché au ministère de la Guerre. Des hommes issus de l'Armée, d'anciens combattants dirigent alors le sport. Celui-ci est donc très lié à des questions de défense nationale. C'est très vrai au XIXe siècle et au début du XXe siècle en France. Visiblement, en Russie, c'est encore très vrai aujourd'hui.

L'armée française doit-elle suivre l'exemple de son homologue russe ?

Je me garderais bien de donner quelque conseil à l'armée française.

Une dernière question : prenons un sport très marginal comme le curling. Est-il lui-aussi "utile" à quelque chose ?

Le curling est un loisir comme un autre. A ce titre, il remplit une "utilité", des utilités. Chaque pratiquant y trouvera des choses utiles. A un niveau plus large, le curling peut même être économiquement utile. Ce n'est pas parce que cette activité n'est pas productive qu'elle n'est pas utile. Que font les gens pendant une partie de curling ? Ils se rencontrent, ils discutent de nombreux sujets, en dehors même du sujet du curling. Les gens élargissent ainsi leur horizon : ils parlent avec des gens qui ne sont peut-être pas ceux qu'ils côtoient le reste du temps. Donc ils créent des "ponts", comme le dirait le sociologue Mark Granovetter, c'est-à-dire des liens qui mettent en contact des individus venus d'horizons divers. Des liens qui permettent de faire passer de l'information.

Le pratiquant de curling va sortir de son petit réseau proche pour s'ouvrir vers d'autres réseaux, il va discuter, peut-être d'emploi, d'opportunités de travail. Tout ceci est très utile, dans une société, sur un plan économique. Par ailleurs le pratiquant s'intègre, s'engage auprès d'autres individus. Autour de la pratique du sport, il y a aussi des liens qui peuvent devenir amicaux. Au bout d'un certain temps, tout pratiquant est autant attaché à son sport qu'aux personnes avec lesquelles il pratique. La pratique sportive favorise donc de la réciprocité entre des individus, de la confiance. Or la confiance, c'est fondamental dans toute société. C'est même un principe de base de tout échange économique.

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