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Comment le corps se souvient (notamment des abus sexuels)
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Bonnes feuilles

Sans qu'ils le veuillent, sans qu'ils le sachent, et bien malgré nous, nos parents, nos grands-parents, nos aïeux nous laissent en héritage leurs deuils non faits, leurs traumatismes non " digérés ", leurs secrets. Or, si les choses ne sont pas dites, le corps, lui, peut parfois les exprimer : c'est la somatisation. Le corps de l'enfant, du petit-enfant, de l'arrière-petit-enfant, quel que soit son âge, devient alors le langage de l'ancêtre blessé. Extrait de "Ces enfants malades de leurs parents" de Anne Ancelin Schützenberger et Ghislain Devroede aux Editions Petite Bibliothèque Payot (1/2).

Ghislain Devroede

Ghislain Devroede

Ghislain Devroede, spécialiste des troubles digestifs, professeur de chirurgie à l'université de Sherbrooke, au Québec, est l'auteur de "Ce que les maux de ventre disent de notre passé".

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Anne  Ancelin Schützenberger

Anne Ancelin Schützenberger

Anne Ancelin Schützenberger, psychothérapeute, groupe-analyste et psychodramatiste de renommée internationale, professeur émérite à l'université de Nice, a publié de nombreux livres, dont Vouloir guérir, Le Psychodrame, et Aie, mes aïeux !.

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Le corps est plus fiable que nos souvenirs : il est possible en effet de trouver les stigmates corporels d’une histoire d’abus sexuel. Si le corps a une mémoire et si les sujets abusés diffèrent au niveau corporel des non-abusés, il devient alors beaucoup plus difficile d’alléguer un faux souvenir.

Un bon exemple est celui de l’anisme.

Cette anomalie est un excellent marqueur d’une histoire d’abus sexuel. De quoi s’agit-il ? Normalement, lorsqu’un sujet pousse pour déféquer, son anus se relâche pour laisser passer la selle.

Dans le cas de l’anisme, c’est le phénomène inverse qui se produit : l’anus se referme au lieu de s’ouvrir.

Presque toutes les femmes ayant été sexuellement abusées souffrent d’anisme. Cela ne signifi  pas, bien entendu, que le contraire soit vrai : en effet, des sujets font de l’anisme sans avoir jamais été abusés. Néanmoins, on sait qu’en cas d’anisme on trouve dix fois plus d’histoires d’abus sexuels que lorsqu’il n’y en a pas. Cela devient donc un signe clinique extrêmement utile en pratique médicale, puisque la grande majorité des médecins font, à un moment ou à un autre, un toucher rectal. Il suffit de rajouter une simple demande, à savoir de pousser comme pour aller à la selle, à l’instant du toucher. Si le malade contracte l’anus durant la poussée, le médecin peut établir un diagnostic d’anisme et se dire que la probabilité d’abus sexuel est importante.

Certes, il n’y a pas de certitude d’abus tant que la question n’a pas été explicitement posée.

L’information étant transmise par le corps, il n’est pas non plus indispensable au clinicien de poser la question à ce moment. Il peut se réserver cette possibilité dans une situation plus facile, lorsqu’une relation de confiance s’est établie.

Une pénétration anale qui déclenche des douleurs abdominales peut aussi être l’indice d’une histoire d’abus sexuel. Cela demande encore confirmation scientifique, mais c’est une piste intéressante dans la mesure où cette pénétration anale est implicite dans de nombreux examens médicaux, tels le toucher rectal, la proctoscopie, la colonoscopie et le lavement baryté. Le clinicien doit être alerté par la possibilité d’une histoire d’abus si la pénétration déclenche des douleurs abdominales, parce que dans ce cas, pour qu’il y ait réaction au niveau de l’abdomen, le message doit obligatoirement avoir été perçu au niveau du cerveau et déclencher une réaction au niveau de l’abdomen, qui n’est pas en communication neurologique directe avec le canal anal.

L’anisme est une dissociation somatique. Une partie du cerveau envoie un message qui consiste à pousser, augmenter une pression dans le rectum pour essayer de déféquer, tandis qu’une autre partie du cerveau envoie la commande inverse à l’anus : se contracter pour qu’il n’y ait pas de défécation. Que l’on retrouve une telle dissociation chez les victimes d’abus sexuels n’est pas vraiment surprenant, puisque la victime dissocie souvent psychologiquement pour ne pas souffrir de façon aussi dramatique qu’au moment de l’abus sexuel. Ainsi cette femme qui faisait une crise de nerfs chaque fois qu’elle voyait un certain type de papier peint. Un jour, lui revint en mémoire le papier peint de la chambre où son père la violait lorsqu’elle était petite. Elle s’était abîmée en pensée dans le papier peint pour ne plus souffrir. Il s’agit là d’une scission de la personnalité en deux parties, une victime souffrante et une observatrice non souffrante, plus ou moins présente à la scène du crime.

La dissociation peut conduire à la résilience, puisque la partie qui observe va se développer, alors que la partie qui souffre sombre dans le chaos et la dépendance. La partie relativement saine et indemne de l’individu peut alors emprunter trois chemins : le mensonge, la mythomanie, la rêverie. Dans les trois cas, il s’agit de fournir un sentiment de sécurité à l’individu.

Le mensonge sert à masquer le réel et protège comme un rempart. La mythomanie sert à compenser le vide et protège comme une image séduisante : le mythomane ment comme il respire, car s’il ne mentait plus, il ne respirerait plus.

La rêverie donne forme à l’idéal de soi et provoque une appétence qui invitera le rêveur à transformer sa vie. Comme un pont-levis qui ouvre sur la campagne. S’il n’y a pas de campagne, le pont-levis ne mène à rien et l’enfant demeure prisonnier de ce qu’il a inventé. C’est une relation à l’autre, à la famille, à la société qui peut transformer la rêverie en créativité ou, au contraire, en mirage. Ainsi en va-t-il des victimes d’abus sexuels, qui souffrent d’un traumatisme catastrophique de non-reconnaissance de l’altérité et d’utilisation corporelle en lieu d’amour, ce qui équivaut à une mort psychique. Malgré cela, certains sujets résilients sont capables de dépasser le traumatisme. Mais ils demeurent fragiles, leur résilience étant construite sur une faille.

Il existe une autre contrepartie psychologique au phénomène physiologique de l’anisme.

L’impact de deux commandes contradictoires données en même temps a été étudié par les psychanalystes et les anthropologues de l’école de Palo Alto sous le nom de « double lien » (doublebind). On retrouve cela chez les mères d’enfants schizophrènes. Quand une mère ou une image maternelle insiste en même temps sur deux ordres impératifs mais complètement opposés, et que le père ou l’image paternelle est physiquement ou mentalement absent, la commande ne peut pas être arrêtée, parce qu’il n’y a pas de contrepartie au personnage qui la fait. L’injonction contradictoire est alors internalisée, avec l’impossibilité pour l’enfant de le dire aux parents abuseurs. Cet enfant devient « gelé » et immobile.

Ainsi, une patiente disait de façon lumineuse, à propos de sa mère : « Elle m’enjoignait d’être sûre de moi et, en même temps, elle voulait toujours avoir raison, me disant que c’était elle qui avait le plus d’expérience… ».

Un parallèle est facile à établir avec la double commande de l’anisme : il faut ouvrir l’anus pour déféquer et le fermer en même temps contre la pénétration et l’invasion du corps lors de l’abus sexuel, ou la peur qu’il se produise. Notons ici que cette commande pose question, puisque dans le vaginisme, auquel l’anisme renvoie, il s’agit d’une fermeture à la pénétration, tandis que dans l’anisme, il s’agit d’une fermeture à l’expulsion.

Les psychanalystes nous ont appris qu’au niveau de la représentation inconsciente du corps, il y avait une équivalence à faire entre le pénis, l’étron et le foetus ; c’est probablement dans cette direction qu’il faut chercher la genèse de l’anisme en cas d’abus sexuel.

Extrait de "Ces enfants malades de leurs parents", de Anne Ancelin Schützenberger et Ghislain Devroede aux Editions Payot & Rivage, 2003. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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