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Une bouée de sauvetage.
Une bouée de sauvetage.
©Reuters

Une monnaie à la mer !

Comme l’a redit encore il y a quelques jours Angela Merkel, "si l’Euro échoue, l’Europe échoue". Considérée par de nombreux économistes comme une monnaie pas suffisamment solide lors de sa création car regroupant des pays aux économies trop différentes, l'euro vit aujourd'hui les pires heures de son histoire.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : En quoi l'Europe s'est-elle menti sur la rationalité économique de l'euro ? La grave crise que traverse aujourd'hui la zone euro n'est-elle pas intimement liée à l'erreur fondamentale qu'a été la création d'une monnaie partagée par des pays aux économies (trop) différentes ?

Christophe Bouillaud : Il faudrait déjà souligner un premier fait, une évidence historique : ce n’est pas toute l’Europe qui s’est menti, mais seulement et exclusivement les dirigeants des pays européens qui ont voulu cette monnaie unique. Il faut rappeler à vos lecteurs que, sous la direction de "Maggie" Thatcher, le Parti conservateur britannique a refusé cette monnaie unique en 1991-92, et que le Danemark a obtenu de signer le Traité de Maastricht à la même époque sans être obligé d’adopter la monnaie unique avec un opt-out sur ce point. On peut aussi rappeler qu’il y a eu en 1992 un débat pour le moins agité en France à l’occasion du référendum sur le Traité de Maastricht, où se sont illustrés entre autres du côté du "non" le gaulliste Philippe Séguin et le socialiste Jean-Pierre Chevènement. Il y a donc toujours eu des Européens, loin d’être tous des fascistes, des communistes, des hurluberlus ou des incompétents notoires, qui ont bien vu le caractère dangereux et irréaliste de cette monnaie, aussi bien sur le plan économique que politique.

L’argument de la souveraineté nationale a toujours été présent dans le débat, comme celui de l’irréalisme d’une monnaie unique pour des économies structurellement différentes sur la longue durée. Par contre, il est vrai, que, d’une part, dès la fin des années 1960, certains responsables de la Communauté économique européenne s’étaient convaincus de la pertinence de l’idée d’une monnaie européenne, et que, d’autre part, la monnaie unique apparait actuellement comme un dogme central des partisans de l’Union européenne. Comme l’a redit encore il y a quelques jours Angela Merkel, "si l’Euro échoue, l’Europe échoue". Pourquoi cet engagement durable de certains Européens en faveur d’une monnaie unique ? Avec l’éclatement du système monétaire international en 1971 et l’adoption de changes flexibles que cela impliquait, il paraissait rationnel de chercher à limiter les fluctuations entre monnaies européennes pour favoriser le commerce intra-européen et pour établir des conditions de concurrence qui ne soient pas régulièrement perturbées par les dévaluations agressives des uns et des autres, avec les risques de retour en arrière protectionniste que cela impliquait.

Dès le départ de la discussion académique autour de la monnaie unique, il y a cependant eu des économistes, américains en particulier, pour faire remarquer que la zone Euro n’était pas une "zone monétaire optimale"(ZMO) susceptible de donner lieu à la création d’une monnaie unique, parce qu’il n’existait pas de budget fédéral de la zone pour encaisser les chocs asymétriques sur un pays, et surtout parce que les facteurs de production, en particulier le travail, n’étaient pas assez mobiles entre pays membres. Tous ces arguments, souvent venus d’économistes nord-américains sachant bien eux par expérience comment fonctionne l’économie d’un pays continent, mais aussi d’outsiders de la discipline économique française comme Maurice Allais, ont été négligés. En effet, d’une part, les partisans de ce qui deviendrait l’Euro pariaient que la simple existence de la monnaie unique provoquerait la convergence des cycles économiques entre les pays membres et la convergence des niveaux de développement entre pays, et, d’autre part, ils pariaient – sans le dire publiquement toutefois – que, si apparaissaient d’aventure des difficultés économiques, l’engrenage intégrationniste fonctionnerait, c’est-à-dire que de la monnaie unique et des problèmes qu’elle ne manquerait pas de poser naîtrait l’Etat européen nécessaire à sa survie. On mettait sciemment la charrue avant les bœufs, dans l’espoir de voir apparaître par enchantement les bœufs en question.

Jacques Delors a admis il y a quelque temps déjà avoir fait ce pari "néo-fonctionnaliste" au moment de la mise en place de l’euro, sachant bien qu’il n’était pas très raisonnable de créer une monnaie unique sans l’Etat correspondant pour la garantir. En réalité, il se trouve que la monnaie unique a surtout accentué les phénomènes de concentration spatiale des activités économiques les plus rentables (finance et industrie en particulier) au centre de la zone Euro. Les pays déjà différents au départ dans leurs structures économiques le sont restés, et se sont plutôt spécialisés entre un centre et une périphérie. En plus, le taux d’intérêt unique adopté par la BCE pour tout l’Eurozone a provoqué d’énormes bulles de crédit dans la périphérie de l’Eurozone (Irlande, Espagne, Grèce, etc.) en raison des différentiels d’inflation y favorisant de forts effets de levier. En plus, pour ne rien arranger, les autorités européennes n’ont pas su comment sortir de ces bulles liées à la monnaie unique et à l’usage qu’en ont fait les banques du centre de l’Eurozone sans faire payer le prix fort en terme d’austérité aux habitants de ces pays périphériques pour les erreurs de leurs gouvernants et des banques, fracassant ainsi l’idée même de droits sociaux et humains garantis par l’Union européenne. Une étude allemande montrait ainsi que les revenus des 10% des Grecs les plus pauvres auraient diminué de plus de 80% à cause de l’austérité.

L'euro n'était-il pas davantage un projet politique ?

Bien sûr, l’Euro était et reste un projet politique. Pour résumer, il y avait en fait deux projets. Un premier aspect était un deal franco-allemand : la France acceptait sans rechigner la réunification allemande, mais, en échange, elle obtenait un droit de regard sur la politique monétaire de la Bundesbank. En effet, depuis les années 1970, la France, si elle voulait maintenir la parité franc/mark, était obligée de suivre la politique monétaire allemande. L’idée était donc avec la monnaie unique de partager avec les Allemands la détermination du taux d’intérêt en vigueur en Europe, et, plus généralement, la politique économique en vigueur. Un autre aspect était un projet plus large de fédéralisation par engrenage : en créant une monnaie unique sans Etat, on était a priori sûr de créer à terme un super-Etat européen pour garantir l’existence de cette monnaie – ce que M. Thatcher avait bien compris dès le départ et ne s’était pas gênée pour critiquer bien sûr. Le problème résidait dans la contradiction entre les deux projets : en effet, les autorités allemandes et françaises de l’époque n’étaient sans doute pas prêtes pour un saut fédéral, mais elles ont accepté de signer un traité où certes la monnaie et la politique monétaire sont uniques, mais où les politiques budgétaires des Etats restent séparés, et ne sont contraintes que par des règles.

Pourquoi la volonté politique a-t-elle manqué ?

A l’époque, le Traité de Maastricht était sans doute le traité le plus avancé que les Allemands et les Français puissent accepter. Les Allemands sacrifiaient la Bundesbank pourvu que la BCE soit une "Bundesbank en grand", et qu’elle se consacre  exclusivement à la lutte contre l’inflation. Ils voulaient bien une Union européenne, mais ils ne voulaient surtout pas faire budget commun avec leurs partenaires européens et encore moins discuter sérieusement de politique économique avec eux, d’où le choix de s’en remettre à des règles intangibles (en principe) de bonne gestion pour préempter tout débat sur le sujet. Les Français voulaient obtenir un "gouvernement économique" de l’Europe, tout en refusant de créer un pouvoir européen supérieur aux représentants des Etats membres, c’est-à-dire de créer une fédération avec son exécutif qui serait supérieur au Président de la République française. Bref, entre l’attachement des Allemands à leur «DM» et à leur vision ordo-libérale de la bonne gestion économique et celui des Français à une vision "gaulliste" de l’Europe mâtinée d’aspirations mal assumées à un volontarisme keynésien à l’échelle continentale, l’Union européenne ne pouvait naître que difforme et alambiquée. La crise actuelle n’a fait d’ailleurs que montrer que ces compromis ne tenaient pas la route. Ils ont été à la fois maintenus et détournés de leur sens. Ainsi en 2010, la clause dite de "no bail-out" du Traité de Maastricht, qui interdisait explicitement pour imposer la discipline fiscale aux autres Etats européens de renflouer un Etat insolvable, a été ignorée pour "sauver la Grèce" - probablement parce qu’il fallait éviter la faillite aux banques françaises, allemandes, etc. créditrices de la Grèce, et en même temps, toutes les règles adoptées depuis 2010 (par exemple le "Semestre européen") ne font que réaffirmer le principe de base du Traité de Maastricht : politique monétaire unique, mais politiques budgétaires juxtaposées  où chacun est comptable de ses seuls propres deniers. Du coup, les partenaires européens aident la Grèce à se financer, tout en réaffirmant solennellement que cela ne devrait pas fonctionner ainsi dans le cas ordinaire. C’est une belle façon de ne pas choisir en fait.

Pourra-t-on sauver l'euro sans assumer son caractère fondamentalement politique ?

Il ne semble pas avoir lu un seul économiste ou un seul penseur un peu critique de l’Europe actuelle qui ne souligne pas l’obligation de créer une  caisse commune, un pouvoir fédéral incarné par un "Ministre des finances" de l’Eurozone, ou même une "Fédération de la zone Euro", si possible démocratique, pour sauver l’Euro. Le récent rapport des cinq Présidents va aussi en réalité dans ce sens d’un inévitable renforcement des prérogatives européennes en matière économique. Selon ce rapport, toutes les politiques économiques et sociales des Etats de la zone Euro ressortiraient à l’avenir d’une décision centralisée au niveau de l’Eurozone. De fait, il existe un accord assez général pour dire qu’une monnaie sans Etat pour la garantir, cela n’existe pas ou cela ne dure pas. J’aurais du mal à m’inscrire en faux face à ce consensus. Par contre, je pense qu’une hypothèse de survie alternative de l’euro est cependant à considérer. Sans rien changer à l’actuelle Union européenne, il faudrait simplement  se résoudre à admettre une bonne fois pour toutes que l’Euro n’est en fait qu’un «super-DM». Le déroulement de la crise tend en effet à montrer que cette monnaie unique existera dans son périmètre actuel tant que le Bundestag voudra bien financer par des prêts les parties faibles de l’ensemble géographique ainsi créé. Les développements des derniers jours ont souligné l’importance de la dialectique politique grecque. Mais, au final, quelque que soit le gouvernement au pouvoir à Athènes dans les prochains jours, si l’Euro doit continuer à exister sous sa forme actuelle, cela dépendra en réalité des décisions du Bundestag : en effet, toute l’aide financière à la périphérie, absolument inévitable à ce stade selon le FMI lui-même si la Grèce doit rester dans l’Eurozone, doit être approuvée par ce Parlement du principal pays créditeur. Il y a certes d’autres Parlements concernés (dont celui de notre pays…), mais, en réalité, le Bundestag, c’est le seul organe délibératif qui compte vraiment – ne serait-ce d’ailleurs que parce que la Cour constitutionnelle de Karlsruhe surveille qu’il fasse bien son travail sur ce point, quand il s’agit d’engager les contribuables allemands dans une dépense d’une telle ampleur. Beaucoup d’économistes critiques de l’Euro disent que cette monnaie fonctionne comme une monnaie étrangère pour tous les pays de la zone – comme l’a amplement montré ce qui s’est passé en Grèce depuis une semaine, la BCE peut en effet asphyxier financièrement un pays qui ne suit pas sa ligne. Je crois que cette considération, qui fait de la BCE "l’Empereur caché de l’Europe", peut être considérée comme vraie à une énorme exception près : l’Allemagne tant qu’elle est le grand pays créditeur qui garantit la valeur ultime de cette monnaie n’est pas avec l’Euro face à une monnaie étrangère, mais face à son propre DM géré par la BCE – ce qui, d’ailleurs, n’est pas sans énerver certains responsables allemands au plus haut point par moments. Bref, la question n’est pas que l’Euro soit actuellement une monnaie sans fondement politique, il en a un en pratique, le Bundestag, mais est-ce que ce "super-Mark" peut devenir une vraie monnaie unique de tous les Européens qu’ils soient citoyens du centre (Allemagne et pays proches) ou de la périphérie (pays méditerranéens en particulier)? Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en la matière, le jeu reste ouvert. On peut rester encore quelques années dans cette situation.

Qu'est-ce que cela impliquera concrètement ? Tous les États membres y sont-ils prêts ?

Une grande partie du chemin a déjà été parcouru en réalité par la politique de la BCE qui n’a cessé d’aller bien au-delà de ce qui était prévisible au départ. De fait, de concert avec les Etats concernés, la BCE a sauvé les banques européennes comme la Fed a sauvé les banques américaines. L’Union bancaire devrait à terme faire passer la gestion de tous les risques liés aux banques systémiques et aux marchés financiers à la seule BCE. De manière plus détournée, la BCE a joué son rôle pour assurer un financement monétaire aux Etats européens. Le QE lancé en janvier 2015 a encore renforcé cet aspect. En réalité, il ne reste plus – euphémisme – qu’à créer un pouvoir fort et un budget conséquent au niveau de la zone Euro. Ce budget de la zone Euro devrait bien sûr être contrôlé par les contribuables de la zone, par exemple par un Parlement ad hoc ou par une réunion interparlementaire des parlementaires des Commissions des finances des Parlements des Etats membres. Les idées ne manquent pas pour inventer une architecture institutionnelle faisant de la zone Euro un Etat capable de garantir par ses propres impôts la monnaie unique. L’énorme problème de toutes ces belles et intelligentes propositions, qu’il n’est que trop facile de souligner, c’est leur faisabilité politique, en particulier au niveau des opinions publiques. Comme le montrent les propos haineux déversés sur les Grecs ou sur leur gouvernement la semaine dernière par certains hommes politiques, éditorialistes ou journalistes, français ou allemands, la crise actuelle a accentué la tendance bien présente en Europe à ne pas vouloir payer pour les plus faibles, et plus généralement pour ces autres qui apparaissent comme des "faux européens" par leurs mœurs irrationnelles ou coupables. Du coup, établir une caisse commune au niveau européen, financé par l’impôt, paraitra sans doute une mission impossible aux gouvernants de l’heure. Ils préféreront continuer sur la même lancée des raccommodages et des compromis qui ne résolvent rien. Le Bundestag continuera donc à avoir le dernier mot en Europe.

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