La France en plein déni du réel : ce pouvoir parti à Bruxelles que ne voient pas les technocrates<!-- --> | Atlantico.fr
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Les hauts fonctionnaires français n'ont plus les mêmes pouvoirs qu'avant.
Les hauts fonctionnaires français n'ont plus les mêmes pouvoirs qu'avant.
©Reuters

Politique de l'autruche

Alors que beaucoup de pouvoirs sont délégués à Bruxelles, on continue de former nos hauts fonctionnaires comme si ils avaient toujours les mêmes attributions. La formation de nos élites est donc à revoir.

Christian Lequesne

Christian Lequesne

Christian Lequesne a étudié à Sciences Po Strasbourg ainsi qu'au Collège d'Europe à Bruges et a été directeur du CERI (Centre d'Etudes et de Recherches Internationales) rattaché à Sciences-Po Paris.
 
Il est notamment l'auteur de l'ouvrage "Les Institutions de l'Union européenne" (avec Y. Doutriaux), Paris, La Documentation Française (collection réflexe Europe), 9e édition, 2013."
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Atlantico : Quel est aujourd'hui le réel pouvoir des hauts fonctionnaires français sur les politiques menées en France ? En quoi l'Europe bride-t-elle leurs marges de manœuvre réelles ?

Christian Lequesne : Effectivement, il y a des contraintes aux fonctionnaires et aux politiques publiques, la marge de manœuvre aux politiques nationales est réduite puisque nous vivons aujourd’hui dans un monde interdépendant. L’Union européenne est un choix qu’a fait la France, mais il y a aussi la mondialisation, par réalité économique. Aujourd’hui, on est obligé de penser les politiques publiques au niveau global. De plus en plus on est dans un monde guidé par des normes globales. Les technocrates ne peuvent aller contre ces normes.

Par exemple, la vente du Mistral, ce navire porte-hélicoptère construit en France pour la marine russe : une norme européenne de maintien de la paix a obligé le gouvernement français à renoncer à la vente à un pays tiers, la Russie. Il y a en outre des opinions publiques de plus en plus globalisées. Le fonctionnement des pouvoirs régaliens est différent d’il y a 50 ans, et les technocrates doivent se mettre au pas.

Nous sommes cependant encore  dans un pays où les hauts fonctionnaires ont encore un pouvoir important car on est dans un pays d’Etat fort. On peut parler de fonctionnarisation de la politique. La plupart des politiques, de gauche comme de droite, ont été haut fonctionnaires avant, ce qui n’est pas forcément le cas chez nos voisins.


Connaissent-ils suffisamment les rouages bruxellois ? En maîtrisent-ils les codes ?

C’est difficile à envisager d’une manière générale puisque c’est très différent d’un secteur à l’autre. Aujourd’hui, peu de domaines et peu de ministères sont épargnés par les règles de Bruxelles, les hauts-fonctionnaires sont donc obligés de prendre en compte l’Union Européenne.

Mais il y a des réflexes plus anciens de prise en compte de l’Europe dans certains ministères, comme l’agriculture.

L’administration française est organisée autour de corps, on y accède par de grandes écoles, comme l’ENA ou les écoles d’ingénieurs de Polytechniques, des Ponts et Chaussées ou encore du Génie rural et des eaux et forêts. Je pense que ceux qui sont dans la partie économique ou juridique sont moins touchés par les règles de l’Europe que d’autres services.

En revanche les corps de régulation plus technique, d’ingénieurs, qui créaient autrefois les normes au niveau national, ont perdu de leur suprématie avec l’Union européenne.


Ont-ils conscience des limites de leur pouvoir ?

Intellectuellement, je pense qu’ils ont conscience des limites de leur pouvoir, mais parfois dans la pratique, les technocrates ont tendance à se comporter eux-mêmes en hommes politiques. Car souvent ils sont fascinés par le monde politique, avec qui ils ont une interaction très forte.

C’est donc aux politiques de rappeler eux-mêmes qu’ils ont la légitimité issus du suffrage universel, puisque la majorité de notre personnel politique est élu.

Dans le système de la Vème République, nous avons un Parlement relativement faible par rapport à l'exécutif, contrairement à la IVème république ou encore au Bundestag allemand, notre voisin proche.

Il est difficile pour des technocrates, habitués à avoir beaucoup de prérogatives, d’accepter aujourd’hui les contraintes de Bruxelles. Tout dépend en réalité des domaines. Par exemple, le ministère de l’agriculture est habitué depuis la Politique Agricole Commune en 1962 à suivre les règles de l’Union européenne, mais c’est plus difficile à accepter pour des services plus régaliens, comme l’Intérieur par exemple.


La formation des élites françaises intègre-t-elle cette nouvelle hiérarchie du pouvoir ?

La formation des élites françaises administratives a tendance à trop valoriser la place de l’Etat par rapport au monde moderne. On ne peut devenir haut fonctionnaire que si on réussit les concours des grandes écoles nationales.

Les formations pour y accéder restent encore trop basées sur la dimension nationale. En amont, certaines choses ont changé, comme à Sciences Po (la plupart des gens qui ont réussi le concours externe de l’ENA viennent de cette école), qui oblige ses étudiants en troisième année à aller étudier à l’étranger.

La formation des élites françaises pose la question de la diversification des recrutements, il faudrait recruter de manière plus diverses les hauts fonctionnaires. En France, on ne valorise pas assez le doctorat. Dans le fond, chez nous, mieux vaut faire une classe préparatoire puis Sciences Po et l’ENA, et c’est dommage car les élites sont formatées.

Elles sont certes endurantes, avec une capacité de travail, mais manque d’originalité, ce qui pèse au fonctionnement administratif du pays.

Que coûte à la France cet aveuglement ?

Il n’y a pas que les hauts fonctionnaires en France parmi les élites, c’est donc difficile à évaluer en terme de coût.

Ces technocrates ont une grande loyauté à l’Etat mais ont une pensée trop formatée dans le cadre national, ce qui repose le problème de la diversification des élites administratives en France. On aurait intérêt à recruter des français qui ont étudié en Allemagne, un doctorat aux États-Unis… Cela apporterait plus de créativité à nos hauts fonctionnaires, et les rendrait plus efficaces.

En Grande-Bretagne on peut devenir haut fonctionnaire avec des parcours plus diversifié, comme en Allemagne, même si il y a un certain monopole des juristes. On devrait valoriser des profils plus atypiques. L’ENA a ouvert une troisième voie à son concours, pour des personnes ayant travaillé dans le milieu associatif par exemple, mais ce sont des initiatives trop faibles pour l’instant.

Pour l’instant en France, nos technocrates sont encore un peu figés.

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