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Jacques Mistral : ce que les économistes proposent pour lutter contre le réchauffement climatique
©Reuters

Bonnes feuilles

Le climat se réchauffe, personne ne le conteste plus, le moment de l'action est venu. Mais le capitalisme peut-il réellement changer ? Le XXe siècle a déjà connu une "grande transformation" par laquelle le capitalisme sauvage et le prolétariat caractéristiques du XIXe siècle ont cédé la place à un capitalisme mixte et aux classes moyennes. Aujourd'hui, après la crise financière, tout est à reprendre et la lutte contre le réchauffement climatique ouvre une ère nouvelle : la transition vers l'économie bas-carbone sera la grande mutation du xxie siècle. Extrait de "Le climat va-t-il changer le capitalisme ?", supervisé par Jacques Mistral, publié aux éditions Eyrolles (1/2).

Jacques Mistral

Jacques Mistral

Jacques Mistral est économiste, il a fait carrière dans l'université, la haute fonction publique et dans l'entreprise. Il enseigne aujourd'hui dans les universités de Harvard, du Michigan et de Nankin ; il est senior fellow à la Brookings Institution à Washington, conseiller spécial de l'Ifri à Paris et membre du Cercle des économistes.

 

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La prise de conscience des défis lancés par le réchauffement climatique interpelle toutes les disciplines, les sciences de la nature, d’abord, les sciences de la vie mais aussi les sciences sociales. Les économistes apportent à ces réflexions une contribution importante ; elle préconise l’adoption de mécanismes assurant que les innombrables acteurs de la vie économique, les agriculteurs, les exploitants forestiers, les entreprises, les ménages, les bailleurs, les transporteurs, etc., prennent chacun à leur place des décisions qui aillent dans le sens voulu : une économie moins intense en carbone.

Conformément à toute l’expérience acquise au xxe siècle, les objectifs économiques et sociaux que l’on se fixe, le pouvoir d’achat, la protection sociale, l’innovation… sont en effet, en principe, atteints plus sûrement et plus rapidement dans le cadre d’une économie décentralisée bien encadrée par un système d’incitations et de normes plutôt que dans une économie de commande. La proposition économique centrale consiste donc à établir un prix du carbone unique pour tous les agents économiques et suffisamment élevé à long terme ; cette crédibilité, cette visibilité à long terme est précisément ce qui entraîne le changement progressif des comportements. Contrairement à des réticences fréquentes, cette approche répond au bon sens le plus élémentaire : c’est parce que les utilisateurs de carbone ne paient pas les conséquences de leurs choix (en l’occurrence en émettant beaucoup trop de carbone) que le fonctionnement de l’économie a les effets négatifs décrits plus haut ; les économistes ont un terme barbare pour désigner ce type de situations, ils parlent d’« externalités négatives 1 ».

Faire payer les émissions de gaz à effet de serre, ce n’est pas « financiariser la lutte pour le climat », c’est ce qui permettrait de corriger les externalités négatives. C’est le bon sens, mais c’est une révolution. Un tel changement aurait en effet des conséquences telles en termes de coût et de redistribution qu’il suscitera bien des réticences de la part de tous ceux qui se jugeront traités d’une manière inéquitable. Ces préoccupations sont pleinement légitimes mais ne devraient pas être, pour les économistes, des obstacles insurmontables ; il faut plutôt mettre en oeuvre les compensations appropriées pour atteindre les objectifs redistributifs que l’on se fixe. Débordant l’analyse économique pure du marché du carbone, il faut évoquer la négociation puis la mise en oeuvre d’un traité international en termes d’économie politique. Les pays industrialisés doivent reconnaître ce qu’il y a de légitime dans les demandes des émergents et il faut y répondre en définissant les incitations qui pousseront ces nations à y adhérer ; il faut prévoir les aménagements, comme les ajustements aux frontières, qui préserveront la neutralité concurrentielle ; il faut enfin prévoir les sanctions qui maintiendront tous les signataires sur la ligne fixée.

Dans cette perspective, le présent ouvrage s’ouvre par un chapitre de Jean Tirole qui constitue un remarquable exercice de conseil de politique économique. Il est fortement charpenté et ne laisse pas de place aux objections dépourvues d’une hauteur de vues suffisante. Évidemment, la « révolution carbone » qu’il décrit n’est pas de celles que l’on peut décréter un soir de 4 août et il n’est pas surprenant que le mouvement vers un mix carbone-climat différent de celui à l’oeuvre depuis la révolution industrielle ne se fasse que progressivement et en tâtonnant : la domestication du prix du carbone est loin d’être achevée ! Quelle est à cet égard la portée opérationnelle des changements déjà à l’oeuvre ? C’est ce qu’examinent les trois chapitres suivants consacrés au fonctionnement des marchés de permis (Christian de Perthuis et Pierre-André Jouvet), aux décisions des industriels au regard du prix du carbone (Jean-Michel Charpin et Raphaël Contamin) et finalement à la transition énergétique (Jean-Marie Chevalier) dont le panorama est plutôt encourageant puisqu’un mouvement est, en la matière, clairement amorcé. Le message qui se dégage de ce relevé d’expériences reste néanmoins mitigé : les marchés de permis ont eu jusqu’ici une existence assez chaotique ; les entreprises prennent en compte le contenu carbone de leur activité (surtout dans le secteur, très concentré, de l’électricité et beaucoup moins dans les activités différenciées et concurrentielles) ; en revanche, les décisions d’investissement, les plus significatives pour l’avenir, restent pour l’instant assez largement indépendantes du marché du carbone – on peut y voir l’obstacle que constitue une insuffisante visibilité de l’avenir de ce marché et de la façon dont s’y forme un prix. Que soit, pour simplifier, fixé de manière crédible et définitive un prix de 50, 75 ou 100 dollars la tonne de CO2 en 2050 et les décisions d’investissement suivraient. Mais les fluctuations des politiques internes et les aléas des négociations internationales font peser une incertitude radicale sur l’environnement des affaires dans les décennies à venir et c’est ce qui donne son aspect décousu à la marche engagée vers une économie décarbonée.

En bref, le défi climatique devrait bien conduire à changer la logique du capitalisme, ou plus largement de l’économie industrielle qui a produit le réchauffement. Et si l’on se place dans une perspective d’histoire économique et politique, on peut y voir un défi à certains égards comparable à celui qu’a représenté la transformation du capitalisme concurrentiel du xixe siècle en un capitalisme organisé ou institutionnalisé au xxe. Cette « grande transformation 1 » a abouti à un ensemble d’innovations institutionnelles dont la théorie de la régulation a formalisé la logique, elle a mis en mouvement des forces économiques nouvelles connues sous le nom de « fordisme ». Au xxe siècle, le capitalisme a ainsi connu une première mutation, le salariat s’est transformé, le pouvoir d’achat a augmenté, la protection sociale s’est généralisée ; au xxie siècle, le climat le met au défi d’une mutation d’ampleur comparable. Le paramètre déterminant était, pour le fordisme, le lien entre salaire réel et productivité ; le paramètre déterminant dans la lutte contre le réchauffement climatique, c’est le prix du carbone. Mais si le jeu de ces paramètres économiques est dans les deux cas essentiel, c’est, comme l’enseigne l’histoire, le contexte politique qui joue un rôle déterminant pour organiser de telles mutations : le climat peut-il aussi changer la logique des choix politiques ?

Extrait de "Le climat va-t-il changer le capitalisme ?", supervisé par Jacques Mistral, publié aux éditions Eyrolles. Pour acheter ce livre, cliquez ici

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