Pourquoi le vrai espionnage (le sale, celui qui donne des moyens de pression) ne risque pas de se retrouver dans les câbles WikiLeaks<!-- --> | Atlantico.fr
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Trois présidents français ont été espionnés par la NSA.
Trois présidents français ont été espionnés par la NSA.
©Reuters

Pétard mouillé

Même si les révélations de WikiLeaks sont gênantes, elles ne couvrent pas toutes les facettes de ce type d'activité. Et les quelques informations dévoilées, certes privées et issues des conversations des trois présidents français ne représentent pas grand-chose face à la réalité du potentiel de ce qui est surveillé.

Eric Denécé

Eric Denécé

Eric Denécé, docteur ès Science Politique, habilité à diriger des recherches, est directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).

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Alain Bauer

Alain Bauer

Alain Bauer est professeur de criminologie au Conservatoire National des Arts et Métiers, New York et Shanghai. Il est responsable du pôle Sécurité Défense Renseignement Criminologie Cybermenaces et Crises (PSDR3C).
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Atlantico : Les chefs d'Etat ont à leur disposition des moyens de communication extrêmement sécurisés. On imagine que les sujets les plus sensibles pour la sécurité de l'Etat ne sont pas abordés via le matériel mis sur écoute par la NSA ? Que cherchent vraiment les services de renseignement en écoutant des communications a priori peu sensibles ? Des informations d'ordre privé ?

Eric Denécé : J’espère que les sujets les plus sensibles ne sont pas évoqués sur le matériel mis sur écoute par la NSA, mais rien ne nous met à l’abri d’un président de la République ou d’un ministre qui parle à son entourage depuis l’un de ses nombreux téléphones privés dont le niveau de protection n’est pas suffisant. Il est malheureusement impossible de ne jurer de rien.

Le chef de l’Etat dispose d’un certain nombre de moyens cryptés, mais malgré cela les plus grands secrets sont régulièrement écoutés par les services américains, chinois, russes, anglais ou encore allemands. Rien n’est impénétrable et les codes sont cassés. Et la France fait la même chose avec ses propres cibles.

Il faut préciser qu’on ne sait jamais ce qui est sensible.  On n’écoute pas des informations, on écoute une cible. Après il faut faire le tri entre toutes les données recueillies. Certaines sont intéressantes, d’autres pas du tout.

Alain Bauer : La notion de sensible ou de peu sensible n’existe pas. Ce n’est pas nous qui décidons de ce qui est sensible ou peu sensible. En fait, ce qui intéresse les services de renseignement c’est la confirmation d’une intuition, l’infirmation d’une posture. Par exemple, une chose qui paraissait sûre et qui fait pourtant toujours l’objet de débat est digne d’intérêt pour celui qui écoute. En un mot, tout ce qui peut valider ou invalider l’idée que l’on se fait de l’opinion d’un chef d’Etat, quel que soit le sujet, est utile. Tout est potentiellement utile.

C’est le cas des informations d’ordre privé. Ce type d’information peut être utile, mais dans une bien moindre mesure qu’avant. Lorsque la société était très sévère notamment en matière de mœurs cela pouvait avoir de conséquences importantes, mais cela a beaucoup évolué. Avoir connaissance d’informations privées fait partie en réalité d’un certain nombre d’éléments d’ambiance ou de compréhension de la personnalité d’un responsable politique. C’est cela qui peut être utile aujourd’hui.

Eric Denécé : Les services de renseignement cherchent des informations qui soient utilisables. Dans l’absolu, toute information a un intérêt. Tout dépend après de l’objectif. De nombreuses informations glanées ne sont pas utilisées car elles ne sont pas dignes d’intérêt. Les informations d’ordre privé intéressent alors bien évidemment les services de renseignement.  C’est un moyen de pression formidable dans certains cas. Imaginez que la NSA ait su que François Mitterrand avait une fille au moment où personne ne le savait en France et que le secret était bien gardé. En faisant fuiter cette information dans la presse, la côte de popularité de Mitterrand aurait chuté. Dans ce cas d’espèce, soit les Etats-Unis ne le savaient pas, soit ils le savaient et n’en ont rien fait ou alors ils l’ont utilisée contre le Président sans que cela se sache.

Lire aussi :L’espionnage sale nous pousse-t-il vers un monde de plus grande vertu... ou de dirigeants aux mains de maîtres-chanteurs ?

Dans quel but cherchent-ils ce type d'informations ? Comment s'en servent-ils concrètement ? Pour faire chanter les politiques ? Existe-t-il des exemples ?

Eric Denécé : Les écoutes sont un moyen de défendre ses intérêts. L’information est recherchée afin de l’utiliser éventuellement contre telle ou telle personnalité. On entre alors dans une logique de chantage. Cela peut se faire de manière directe ou indirecte, mais il s’agit de chantage tout à fait classique. Il est impossible de donner des exemples concrets.

Alain Bauer : Tout est recherché. Les informations ne sont pas toujours utilisées. Le but n’est pas forcément actif ou opérationnel. L’ambiance fixe un cadre, des enjeux, cela permet de réaffirmer des positions. Lorsque des informations extrêmement précises ou personnelles sont récoltées, elles sont gardées de côté et deviennent une menace soit elles arrivent sous faux pavillon afin d’affaiblir la cible.

Le terme de chantage me dérange un peu car il s’agit en fait d’un moyen de prévention ou de représailles. Faire chanter un homme politique sur ses frasques sexuelles est plus compliqué aujourd’hui. En Amérique du Nord, cela est plus vrai où le mensonge sur une double vie ou des écarts avec la drogue par exemple ont un impact beaucoup plus fort. En revanche, en France, il est possible de perturber la vie d’un chef en ne s’occupant plus des questions essentielles et en étant  focalisé sur des questions personnelles. C’est un moyen de déstabilisation parfois utilisé.

Du coup, les câbles dévoilés par Wikileaks sont-ils réellement révélateurs des informations qui intéressent aujourd'hui les services de renseignements ? Qu'est devenu l'espionnage politique ?

Eric Denécé : A mon avis, les informations obtenues par les services de renseignement sont beaucoup plus pointues que celles qui ont été révélées jusqu’à présent. Les analyses rendues publiques n’ont rien d’extraordinaires et un ambassadeur et ses conseillers sont facilement en mesure d’obtenir ce type d’informations. Ce sont des choses anodines qui ont fuité.

L’espionnage politique est aujourd’hui ce qu’il a toujours été. Cela n’a pas changé depuis l’antiquité, ce sont uniquement les techniques pour obtenir de l’information qui ont grandement changé. L’espionnage politique n’a pas évolué, les objectifs sont toujours les mêmes : faire fléchir des hommes et leurs décisions, connaître les alliances passées, l’évolution des positions, pour ou contre les Etats-Unis ou les turpitudes des hommes politiques.

C’est une réalité au niveau international, mais aussi au niveau interne. Savoir qu’il existe des différences entre le Président de la République et son ministre de la Défense sur un dossier quelconque octroie une marge de manœuvre qui sera utilisé par la partie qui écoute.

Alain Bauer : Dans la mesure où tout intéresse les services de renseignement, je répondrais par l’affirmative. Connaître ce qui se passe au plus haut niveau comme lors de la crise diplomatique entre La France et les Etats-Unis en 2003 et qui a été mentionnée est très pertinent pour mener à bien le jeu diplomatique et faire pression en coulisses. Si par exemple, le président envoie un ministre quelque part, cela a une signification et le message est analysé par la partie adverse avant que cela ne se produise.

Le renseignement politique a beaucoup diminué dans la mesure où les frasques sexuelles ne constituent plus un ressort assez puissant pour briser une carrière politique. Le sujet est d’une tout autre nature désormais.

L'autre nerf du renseignement, ce sont les secrets économiques et industriels. A quelle hauteur la récolte de ces informations occupe-t-elle les services secrets ? Quels sont les secteurs économiques les plus exposés à ce risque ?

Eric Denécé : Aujourd’hui, la collecte de renseignement se divise à 50% entre les sujets sécuritaires-diplomatiques et à 50% sur les dossiers économiques et industriels. Cette répartition est effective depuis la fin de la Guerre froide qui a procédé d’une inflexion importante des priorités. Tous les secteurs stratégiques (Défense, haute technologie, la téléphonie, le transport aérien, l’énergie, etc.) sont les plus exposés mais il existe d’autres sujets comme les JO ou la FIFA.

Alain Bauer : La récolte de ce type d’informations se fait de manière massiveme. Percer les secrets économiques et industriels est au cœur de l’action des services de renseignement. La haute technologie, l’énergie, le secteur bancaire et financier sont en première ligne. La situation d’un certain nombre de grandes banques qui se sont fait attrapées par la patrouille ne doivent probablement rien au hasard. Ce sont des suppositions, mais…

Sur cette question, la France est-elle suffisamment vigilante ?

Alain Bauer : Non, la France n’est pas assez vigilante. Tous les experts en intelligence économique sont d’accord sur ce point : le problème de l’espionnage industriel et économique n’est pas clairement résolu.

Eric Denécé : En règle générale, il y a une vraie carence en France. Pourquoi ? Certainement parce que les gens ne sont pas assez sensibilisés à la question. Même si l’Etat sensibilise les acteurs privés à ce problème, le message ne passe pas.

Les efforts financiers nécessaires pour se protéger ne sont pas faits. On rejette même l’idée selon laquelle l’espionnage est partout alors qu’il est effectivement partout.

Y a-t-il des dossiers dans lesquels on peut imaginer que les informations récoltées par la NSA, ou d'autres services de renseignement, ont pu jouer un rôle ? 

Alain Bauer : L’Affaire Airbus est tout à fait étonnante.  Dans ce dossier, on a vu les Etats-Unis demander à l’Allemagne d’espionner une entreprise franco-allemande. C’est une affaire sérieuse qui illustre l’activité américaine dans le travail d’obtention d’informations jugées intéressantes.

Eric Denécé : Tous les gros dossiers industriels sont touchés : Airbus en effet, Dassault, Total, etc. L’action de la NSA est perceptible dans l’Affaire Alstom ou l’agence américaine ; avec notamment l’aide du FBI, a appuyé la vente à General Electric. Des pressions politiques ont pu jouer un rôle tout comme des erreurs dans la gestion du dossier du côté français. Cela me rappelle ce qui s’était passé il y a plusieurs années avec Alcatel-Lucent.  Le dernier exemple le plus frappant est ma pression inacceptable qu’ont exercée les Etats-Unis sur la BNP Paribas. La banque et l’Etat ont finalement fini par céder. Cette affaire est un échec cuisant pour notre pays et démontre l’influence extraordinaire que peuvent avoir des informations obtenues et utilisées à bon escient.

Mais comme je l’évoquais précédemment, l’espionnage peut aussi se faire sur des enjeux a priori moins importants tels que la FIFA. Les Américains n’ont pas obtenu l’organisation de la Coupe du monde de football il y a plusieurs années et cela leur a fortement déplu. Ils ont mené des enquêtes avec le FBI et un certain nombre d’acteurs.et les écoutes alors menées ont permis d’obtenir des éléments pour prouver qu’il y avait eu corruption. Au bout d’un moment on règle les comptes et cela fait peur à tout le monde et délivre un signal lors d’un prochain vote. C’est aussi un des ressorts de l’espionnage. 

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