Amazon veut payer les auteurs au nombre de pages lues : faut-il se résoudre au retour du mécénat pour les livres qui ne feront pas dans l’ultra-populaire ? <!-- --> | Atlantico.fr
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Amazon souhaite abandonner la rémunération forfaitaire des auteurs.
Amazon souhaite abandonner la rémunération forfaitaire des auteurs.
©Reuters

Qualité vs. quantité

Amazon souhaite abandonner la rémunération forfaitaire des auteurs pour proposer une équation simple : une page lue par un lecteur sera une page payée pour l'auteur. Cette initiative pourrait redéfinir le paysage littéraire et bouleverser notre rapport à la lecture.

Bertrand Allamel

Bertrand Allamel

Bertrand Allamel est titulaire d'un DESS Ingénierie Culturelle et d'un DEA de Philosophie économique.

Il a pu analyser le monde de la culture depuis des postes d'observation privilégiés tels que machiniste, régisseur, organisateur, concepteur, consultant.

Il travaille aujourd'hui dans le secteur privé et développe en parallèle des projets éditoriaux et des conférences.

Bertrand Allamel est l'auteur d'un A-book paru en 2014 sur Atlantico éditions : De l'illégitimité de l'intervention publique en matière culturelle

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Pourra-t-on éviter que cette initiative ne favorise les romans légers, dont les pages sont plus faciles à tourner, au détriment des productions plus pointues et fouillées ?

Bertrand Allamel :C’est un risque en effet. Les biens culturels élaborés ou « pointus » sont ceux qui nécessitent le plus d’efforts et d’investissement en temps de la part du consommateur, qu’il s’agisse du temps de formation pour comprendre l’oeuvre, du temps de recherche d’information sur l’œuvre (critiques), ou encore du temps de consommation effective. Pour caricaturer, Ulysse de James Joyce nécessite plus d’investissement en temps de lecture, de formation préalable et de compréhension (ou appréhension), qu’un roman à l’eau de rose. En se référant au cadre d’analyse de la science économique classique, on peut ainsi penser que le lecteur, qui est consommateur d’un bien culturel, risque de se déterminer pour une œuvre qui lui apportera le plus de satisfaction, en utilisant le minimum de temps ou en faisant le moins d’effort possible. Dans ce cas, les auteurs seront conduits à écrire des livres non pointus, pour répondre à la demande. Cette analyse est un peu simpliste et caricaturale, mais elle est souvent reprise par tous ceux qui ont du mal à associer culture et marché.

Car on peut aussi s’attendre à un effet inverse. On peut miser sur une amélioration générale de la qualité des œuvres produites. Regardons ce qu’il se passe avec les séries télévisées : c’est bien une logique de fidélisation du public qui a poussé les créateurs à prendre des risques, à innover, à s’engager artistiquement, pour faire des séries époustouflantes ces dernières années. Un auteur qui emploiera des recettes trop visibles ou des ficelles trop grosses sera moins lu que celui qui mettra ses tripes et du cœur à l’ouvrage. Ce nouveau modèle peut encourager les auteurs à donner le meilleur d’eux-même et risque à terme, s’il se généralisait, d’écrêter dans les deux sens la production littéraire : les œuvres « grossières » et les œuvres pointues-ennuyeuses s’élimineront d’elles-même. Resteront celles qui sont pointues, dans le sens où elles expriment la plénitude artistique de leurs auteurs.

Quel financement un tel virage laisserait-il aux ouvrages plus pointus ? Le mécénat pourrai-il être une solution, et de qui  ? Sur quelle base les sélections s’opéreraient-elles alors ?

On peut tout simplement imaginer en premier lieu que le monde de l’édition s’adapte tout seul à cette nouvelle donne. Encore une fois, cela ne signifie pas la mort de la production littéraire de qualité. Les éditeurs peuvent continuer à faire leur travail en redéfinissant leur rôle, et à condition qu’ils y trouvent un intérêt financier. Avec la rémunération à la page, et s’ils font partie du système,  ils seront peut-être plus enclins à prendre des risques littéraires. L’autre voie possible est celle sur laquelle porte justement l’annonce d’Amazon : l’auto-édition. Le virage que vous évoquez s’est amorcé il y a quelques années, il semblerait que l’on soit au point de corde. Les innovations d’Amazon, entre autres, car on peut citer aussi la plate-forme française Youboox, vont redessiner le monde de l’édition et redistribuer les cartes entre tous les intervenants du secteur.


Ce nouveau business model de la production littéraire et intellectuelle est-il susceptible d'impacter durablement notre rapport à l'écriture mais aussi aux ouvrages ? Pourrait-il repenser également les codes d'écriture des auteurs ?

Quels autres dangers ce "salariat algorithmique" peut-il faire peser sur la production littéraire et culturelle ?

Il faudra d’abord voir si c’est ce modèle qui va s’imposer. Si tel est le cas, on peut effectivement se dire que lecteurs et auteurs n’aborderons pas le livre de la même manière qu’aujourd’hui. Les auteurs seront certes plus soumis à des objectifs de rentabilité à la page, et risquent de se voir imposer par leurs éditeurs, ou sous la pression de la demande s’ils s’auto-éditent, un style, un thème, une manière de raconter des histoires. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? Finalement, ils seront peut-être encouragés à être plus personnels et à laisser parler leur créativité sans appliquer de recette, voire même à s’affranchir des codes pour créer un avantage concurrentiel, si on peut dire. Puisqu’ils ne seront plus payés au nombre de livres vendus, mais au nombre de pages lues, leur travail devra logiquement être plus précis, plus constant. On peut s’attendre alors à une révolution stylistique, un peu à l’image de la mini-révolution esthétique qui a secoué l’audiovisuel avec les séries télévisées de nouvelle génération.

Au delà du cas Amazon, quel est le potentiel d'un tel phénomène ? Quelles seront les prochaines multinationales à s'emparer de ce sujet ?

Ce qui vient à l’esprit, c’est le changement de modèle économique global qui se dessine, auquel Amazon contribue, tout en étant un symptôme. Le secteur de l’édition est plutôt en retard par rapport aux autres industries culturelles qui sont plus avancées dans leur révolution : Deezer et Itunes pour la musique, Netflix pour l’audiovisuel... Il nous faut élargir notre horizon temporel et bien se dire que c’est un nouveau monde qui se prépare aujourd’hui, dans lequel les rapports commerciaux vont être chamboulés, à l’image de ce qu’il se passe dans d’autres secteurs, avec Uber ou Airbnb. C’est à la fois désolant de voir nos modèles traditionnels s’effondrer, mais en même temps excitant d’assister à la naissance d’un nouveau monde. 

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