La démocratie, c’est fini ? Quand la peur du populisme (et des peuples) fait perdre la boussole aux élites européennes<!-- --> | Atlantico.fr
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Alexis Tsipras.
Alexis Tsipras.
©Reuters

A l'Ouest

Dans un article du Monde, le journaliste Arnaud Leparmentier va jusqu'à défendre une forme de putsch en Grèce pour chasser le gouvernement Syriza du pouvoir, en utilisant une comparaison maladroite avec les coups orchestrés par la CIA en Amérique latine. Un papier qui illustre bien la peur des élites européennes face à la montée des populismes nationaux.

Denis  Tillinac

Denis Tillinac

Denis Tillinac est écrivain, éditeur  et journaliste.

Il a dirigé la maison d'édition La Table Ronde de 1992 à 2007. Il est membre de l'Institut Thomas-More. Il fait partie, aux côtés de Claude Michelet, Michel Peyramaure et tant d'autres, de ce qu'il est convenu d'appeler l'École de Brive. Il a publié en 2011 Dictionnaire amoureux du catholicisme.

 

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Gérard Bossuat

Gérard Bossuat

Gérard Bossuat est professeur à l'Université de Cergy-Pontoise, titulaire de la chaire Jean Monnet ad personam.

Il est l'auteur de Histoire de l'Union européenne : Fondations, élargissements, avenir (Belin, 2009) et co-auteur du Dictionnaire historique de l'Europe unie (André Versaille, 2009).

 

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Jean Luc Sauron

Jean Luc Sauron

Jean-Luc Sauron est Haut fonctionnaire, professeur de Droit européen à l'Université Paris-Dauphine.

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Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Atlantico : Dans son papier, Arnaud Leparmentier rappelle l'éviction de Silvio Berlusconi et de Georges Papandréou, en 2011, par le "tribunal de l'euro", lequel avait imposé à la tête de l'Italie et de la Grèce, une forme de gouvernement technique et non-élu (respectivement Mario Monti et Loukas Papademos). Il se demande pourquoi ne pas remettre ça à Athènes aujourd'hui. Qu'est-ce qui pousse les élites européennes à avoir tant peur des populismes nationaux qu'elles préfèrent avoir recours à des méthodes antidémocratiques ?

Christophe Bouillaud : Déjà, il faudrait tout de même s’étonner de voir dans les pages du journal créé par Hubert Beuve-Méry de tels propos qui font bien peu de cas de la démocratie grecque. Je ne suis pas sûr qu’évoquer les putschs encouragés par la CIA soit d’un très bon goût pour un éditorial sur un pays qui a connu la "dictature des colonels" jusqu’en 1974. Effectivement, Arnaud Leparmentier laisse entendre que, si le gouvernement actuel ne signe pas maintenant ce que les autres Européens lui demandent, on saura bien s’en débarrasser plus tard, et pas si tard que cela (début juillet). Je dois dire qu’il n’est pas le seul à durcir ses propos. Les Gracques, un groupe d’anciens hauts fonctionnaires "socialistes", a fait publier sur le site des "Echos" le 15 juin un texte au titre plutôt stupéfiant : "Grèce : ne laissons pas M. Tsipras braquer les banques !" (voir ici). Les auteurs anonymes n’hésitent pas à y parler du "gouvernement rouge-brun" d’Athènes – ce qui constitue pour le moins une exagération, même s’il s’agit effectivement d’une coalition entre Syriza et ANEL (les Grecs indépendants), un parti de droite souverainiste issu d’une scission de Nouvelle Démocratie.

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Cette irritation tient à deux choses : d’une part, le gouvernement grec actuel est dominé par une force, Syriza, qui, indéniablement, provient de l’extrême gauche, mêmes si des socialistes grecs se sont ralliés à sa cause ses dernières années : il est impensable pour certains européistes auto-proclamés que des gens d’extrême-gauche puissent gérer un pays. L’article des Gracques le dit explicitement : si le gouvernement Syriza réussit à obtenir quelque chose, tous les autres partis qui ne sont pas dans le "cercle de la raison" pour reprendre l’expression d’Alain Minc (le M5S en Italie, Podemos en Espagne, etc.) vont se sentir pousser des ailes. Il faut donc que le gouvernement Syriza-ANEL échoue. Bref, il y a d’abord un élément idéologique. D’autre part, et c’est plus grave à mon sens, Syriza a sans doute le tort de vouloir dire la vérité nue sur la crise européenne.

Aujourd’hui, la Commission d’enquête instituée par la présidente du Parlement grec a rendu son rapport préliminaire. Il indique que le bail-out de la Grèce en 2010 avait pour but essentiel de sauver les banques, françaises, allemandes, etc. qui avaient trop investis dans les banques grecques et les bons du Trésor grec. Le Ministre de l’économie Varoufakis avait déjà dit de telles choses dans sa vie académique avant de devenir ministre. Elles sont d’ailleurs assez évidentes en dehors de la France. Cependant, cette vérité selon laquelle la Grèce aurait subi tout ce calvaire d’austérité, mal conçue et dès le départ vouée à l’échec selon des documents internes du FMI lui-même, pour couvrir le sauvetage  des banques du centre de l’Eurozone via des prêts à la Grèce  est inaudible par les autres responsables européens – qui sont, en particulier, Mme Merkel directement responsable de ce choix à l’époque. Cette vérité les exaspère sans doute au plus haut point.

Enfin, si les pays du centre admettaient la thèse grecque, et plus généralement la thèse d’une mauvaise construction de la zone Euro comme cause réelle de la crise des dettes souveraines, ils seraient bien obligés d’endosser leurs propres responsabilités, bien plus grandes que celles des Grecs en réalité. Il faudrait admettre que tout, absolument tout, était pourri dès le départ dans la construction de la zone Euro – comme l’avaient dit d’ailleurs des économistes nord-américains dans les années 1990. En résumé, la vérité n’est pas acceptable, il vaut mieux se débarrasser de celui qui a le tort de la clamer un peu trop fort.

Gérard Bossuat : La question des populismes, reflet soi-disant de la démocratie n’occulte-t-elle pas une autre réalité qui expliquerait les réserves ou les oppositions des "élites européennes" ? Il est tout de même  extraordinaire de faire croire que les populismes seraient des modèles d’expression démocratique des peuples. Le populisme dans l’histoire c’est le général Boulanger, Mussolini en 1922, c’est Hitler  en 1932-33, ce sont les Ligues dressées contre la République en 1934, c’est Horthy en Hongrie avant la guerre, c’est le poujadisme en France en 1956. Souvent il a frayé avec le fascisme sous toutes ses formes, des plus violentes aux formes rassurantes, officiellement dévoué au peuple. Niant la complexité des situations économiques, il a toujours promis le bonheur gratuit pour le lendemain. Encore aujourd’hui les populismes européens s’en prennent aux étrangers, à l’Etat arbitre, à l’ouverture libérale des frontières et souvent au reste du monde, militant pour le repli sur la nation, chantre de l’exclusion, rêvant de l’autarcie, vouant aux gémonies les institutions internationales ou les efforts faits pour faciliter les échanges commerciaux, érigeant en valeurs suprêmes celles de la nation et niant celles de ses voisins ou celles des minorités installées sur le sol national, ouvrant donc, au pire, la voie vers la ségrégation sociale et culturelle des populations différentes. En quoi les populismes seraient ils en accord avec la grande tradition démocratique des Lumières ? Les « élites européennes" ont en effet peur des populismes, avec raison, si l’on considère les leçons de l’Histoire. Ce qui ne les disculpe pas pour autant de leur responsabilité dans la montée des extrêmes dans l’UE. N’ont-elles pas été sourdes aux attentes des populations abasourdies par la crise financière puis victimes de la crise économique à partir de 2008 ? La réponse aux populismes se trouve dans une Europe protectrice des populations fragilisées et dans un projet enthousiasmant pour tous.

Denis Tillinac : Les élites européennes, les nôtres y compris, ont peur du vote populiste car elles constatent un rejet croissant des institutions européennes. Elles sont paresseuses intellectuellement car elles considèrent que si ces institutions existent c'est qu'elles ont une raison d'être. Personnellement, je suis convaincu que si les institutions européennes sautaient totalement, il ne se passerait rien de fâcheux pour quiconque. Après, il n'empêche que les Grecs vivent au-dessus de leurs moyens. Il y a une montée d'une méfiance vis-à-vis des institutions car les gens ont l'impression qu'elles les dessaisissent, les élites ont donc peur d'une révolte globale des peuples contres les élites européennes. Elles en ont peur parce qu'elles ont bati cette machine à gaz qui fonctionne maintenant à 27 et qui ne sert pas à grand-chose, qui crée des tensions inutiles. Les élites ne peuvent pas accepter le fait que les pays européens puissent vivre en bon voisinage, y compris avec des relations économiques de plus en plus étroites, sans leurs institutions.

Pour ce qui est de "l'imposition" de gouvernements techniques, ce n'est pas vraiment de la responsabilité directe des élites. L'éviction de Berlusconi s'est faite parce que celui-ci a perdu sa majorité. Il ne faut pas trop exagérer l'article d'Arnaud Leparmentier, il a plutôt l'air de dire qu'il y a un moment où l'Europe a quand même envie de dire aux Grecs de s'occuper eux-mêmes de leurs affaires et donc de quitter l'euro. Là où il se trompe c'est quand il imagine qu'une sortie de la Grèce de l'eurogroupe changerait quoique ce soit à la géopolitique, cela ne ferait rien bouger. Après, je pense que la remise en cause des institutions européennes par le peuple est salutaire, mais je pense qu'on ne peut pas laisser indéfiniment filer des dettes à long terme car ce sont les nouvelles générations qui les paieront, ce qui est dangereux.

La construction européenne était, à l'origine, basée sur l'idée d'une fédération d'Etats-nations dans laquelle tout le monde serait égaux. Pourtant aujourd'hui, on voit bien que les tenants du directoire européen (Allemagne, Commission, BCE …) s'en prennent à un plus petit qu'eux (la Grèce) et à son peuple. Quelle est l'origine historique de cette déviation du projet initial ?

Christophe Bouillaud : Normalement, la Communauté économique européenne, puis l’Union européenne, étaient bâties sur l’idée de rompre avec le directoire des grandes nations typique de la politique européenne depuis le Congrès de Vienne (1815). Cela a été inscrit dans les traités européens avec l’idée d’égale dignité et souveraineté des Etats – et en pratique, par exemple, avec l’idée des multiples langues officielles de l’Union européenne correspondant à toutes les langues officielles des Etats membres. En réalité, les historiens de la construction européenne montrent bien que les grands Etats (France, Allemagne, Italie surtout, auquel s’ajoute le Royaume-Uni dans les années 1970) ont joué un rôle moteur dans le processus, même si les politiciens du Benelux ont aussi été importants à l’époque. Il a toujours existé un directoire de fait, sinon de droit, mais, en temps normal, il était dissimulé sous les convenances diplomatiques.

Par contre, les années de crise ont vu le retour en force de rapports de force entre nations sans qu’ils puissent être dissimulés. Les petits pays (Grèce, Portugal, Irlande, Chypre) ont été soumis à un bail-out officiel, les grands pays de faible constitution (Espagne et Italie) ont échappé à cette contrainte d’une mise sous tutelle, mais ils ont fait à peu près ce que les grands Etats de forte constitution leur demandaient, et, quant à la France et à l’Allemagne, tout le monde a été invité à oublier que leurs banques étaient probablement les vraies sources de la crise en cours et surtout que la construction, pour le moins défectueuse de l’euro, se trouve être le  résultat à 100% d’un compromis franco-allemand comme les historiens de l’Euro l’ont bien montré. Tout ce retour à la bonne vieille realpolitik des Metternich et Cie a été très caricatural, mais cela se trouve lié à la concentration de la résolution de la crise au sein de l’Eurogroupe, le cénacle intergouvernemental qui réunit les Ministres de l’économie et des finances des Etats de la zone Euro, et au sein du Conseil européen, qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement. Les Etats ont négocié entre eux la sorte de crise, et la Commission européenne n’a joué au final qu’un rôle limité. Barroso n’a jamais osé renverser la table au nom de l’intérêt général de l’Union. Seule la BCE a joué un rôle décisif pour appuyer les grands Etats dans leur politique, tout au moins au départ. On peut même se demander si le déroulement de la crise aurait été vraiment différent si l’Union européenne n’avait pas existé, mais si elle avait été remplacée par une simple zone de libre-échange. Les intérêts des Etats ont donc primé sur toute autre considération collective. Chacun a voulu sauver ses banques à lui, et épargner ses contribuables à lui. C’est tout, et c’est catastrophique pour l’idée européenne qui aurait supposé de traiter les droits et les besoins de tous les citoyens européens avec une égale attention.

Gérard Bossuat : La construction européenne reposait en 1948-50, au temps du Conseil de l’Europe puis du plan Schuman du 9 mai 1950 sur un projet supranational de fédération européenne, et non pas de fédération d’Etats nations que l’on a vu se structurer doctrinalement au temps de Jacques Delors, président de la Commission européenne entre 1985 et 1995. Mais les institutions communautaires de la CECA et de la CEE ou de l’Euratom reposaient bien, comme Jean Monnet l’avait proposé, sur des institutions où les petits pays étaient écoutés et étaient acteurs de l’intégration ( plan monétaire européen de 1969, rôle du Benelux).

Les Etats nations conservèrent néanmoins leur influence au sein du Conseil des ministres qui en dernier lieu adoptaient ou non les lois communautaires préparées par la Commission européenne. C’est même Monnet qui en 1972 proposa la création d’un Conseil européen des chefs d’Etats et de gouvernement qui depuis lors a pris beaucoup de place et au sein duquel le jeu des puissances s’est développé . Un directoire existe en effet, informel mais réel composé de la France et de l’Allemagne, parfois aussi de la Grande-Bretagne. Pourquoi ? Parce que rien ne peut se faire sans que les grands Etats n’acceptent les projets élaborés par le Parlement ou par la Commission. La différence de puissance est énorme entre la Grèce et l’Allemagne, a fortiori avec le directoire. Nous ne sommes donc pas dans un système fédéral. Les intérêts des Etats sont encore les moteurs de l’intégration européenne. Mais cependant le système institutionnel communautaire a des règles régulant aussi les "affrontements", ce qui n’existait pas avant la guerre et quelques secteurs comme la monnaie, l’agriculture, ou le commerce relèvent du fédéralisme. Les participants à l’Union bénéficient, du fait de l’unité de grands avantages, n’en déplaisent aux contempteurs de l’Union, en termes économiques, de recherche, de formation et d’innovation, de sécurité monétaire, de marché commercial, de liberté de déplacement et d’installation, de développement régional. Y a-t-il déviation par rapport au projet initial ? Le projet fédéraliste n’a jamais été appliqué parce que les Etats membres n’ont jamais voulu abdiquer leur souveraineté politique, acceptant certes de partager leur souveraineté dans des domaines importants (la Monnaie), mais limités (la Défense, l’Education restent de leur responsabilité).

En retour, les pays membres doivent respecter les décisions prises en commun, librement débattues en Conseil comme l’équilibre des finances publiques (les critères de Copenhague) ou la liberté de circulation et d’installation dans l’Union. La Grèce n’a pas respecté les engagements de stabilisation budgétaire. Elle a bénéficié depuis 2008 d’une aide considérable de la part de l’UE. On ne peut pas dire que le "directoire" lui impose des obligations qui seraient inouïes, on ne peut pas dire non plus que la Grèce et son peuple n’ont pas fait d’efforts de stabilisation qui représentent une véritable austérité. Le conflit entre BCE, FMI (qui n’a rien à voir avec l’UE), Allemagne et Grèce se nourrit de ressentiment et de peurs avivés par les négociations interminables  entre la Grèce et les institutions financières sur de nouveaux engagements.

Denis Tillinac : Selon moi le projet a d'abord été dévoyé premièrement par l'agrandissement, deuxièmement par l'augmentation des prérogatives que s'est arangée l'Union, troisième par la création d'une banque centrale, quatrièmement par la création d'un tribunal européen. On arrive aujourd'hui à une sorte de monstre politico-institutionnel dont les élites n'imaginent pas qu'on puisse se défaire, et qui suscite un rejet croissant. Je crois que ce rejet n'est pas malsain, ce qui est malsain est la façon dont les élites continuent de le nier.

L'Europe est une invention de certains milieux sociaux-démocrates et démocrates-chrétiens, donc des milieux supranationaux, le tout sous parapluie nucléaire et du plan Marshall américain. Tout cela a été inventé pour éviter une extension du bloc soviétique qui nous menaçait, et pour nulle autre raison. Aujourd'hui l'URSS et le communisme mondial n'existe plus, donc la pertinence du projet commence à être douteuse. Il y a donc un doute, De Gaulle a accepté non pas les institutions européennes telles qu'on les connaît, il les aurait sans doute refusé, il a accepté d'entériner le traité de Rome et son marché commun en se disant que la PAC financerait l'agriculture française. Maintenant les choses ont changé, il y a une génération nouvelle au pouvoir en Allemagne qui ne veut plus que l'on se réfère au fantôme d'Hitler. Partant de cela, je pense que tout cela est trop petit et arrive trop tard, que l'Europe n'a plus de sens. Pour moi ce n'est pas l'Europe qui a garanti la paix sur le continent mais le parapluie nucléaire américain et l'équilibre de la terreur. La preuve : il est apparu antérieurement aux institutions européennes qui représentent une forme de processus continu de construction d'une usine à gaz. Aujourd'hui en France, il n'y a plus un corps de métier qui ne subit pas de dommages, ici ou là, induit par les règles européennes. Dans l'inconscient populaire l'UE ôte aujourd'hui la souveraineté aux pays et génère des tensions et des blocages, des freins à l'embauche et à la croissance. Il y a donc une réflexion à mener sur la pertinence même des institutions européennes, on n'y échappera pas éternellement. Le cas grec est un symptôme, même s'ils ne peuvent exiger le respect de leur souveraineté et de leur démocratie tout en tendant la gamelle tous les matins.

Jean-Luc Sauron : Trois questions émergent du débat actuel sur la crise grecque:

La première est la remise en cause du principe sur lequel repose la construction de l'Union : l'égalité de droit entre les Etats membres. La première réaction de bon sens est de refuser que Malte pèse le même poids que la France ou Chypre le même poids que l'Allemagne. Mais la construction de l'Union est très souvent contre-intuitive, voire paradoxale. Le principe d'égalité de droit entre Etats membres est la pierre d'angle de notre Union. Ce principe interdit le retour aux rapports de forces entre Etats, rapports de force qui ont conduit les Européens à passer d'acteurs à spectateurs du jeu international. La tentation est grande aujourd'hui pour certains Etats d'aller courir seuls l'aventure de la mondialisation, comme la Grande-Bretagne qui s'espère comme le "Singapour de l'Europe". Les grands Etats européens n'arrivent plus à se sortir de leurs passés impériaux, de puissance coloniale ou de puissance tout court. Son passé écrase l'Europe et l'empêche de devenir adulte. Il faudrait un projet commun tournée vers l'avenir. Nous devrions être Prométhée nous ne somme que Sisyphe !

La deuxième est une question qui hante tous les peuples européens : à quoi sert mon vote ? Ai-je encore un pouvoir collectif par le biais de mes représentants ? Tous nos esprits forts peuvent se moquer des Grecs et de leur refus de continuer à se voir imposer leurs choix les plus importants par des puissances étrangères, voire des institutions "non élus " au sens que l'élection a dans chacun de nos Etats européens. Reconnaissons que c'est la généralisation de la théorie allemande inventée sous la République de Weimar : l'ordolibéralisme, c'est-à-dire l'idée que les décisions économiques peuvent être douloureuses sur le court terme et qu'il faut donner à des instances non élues (BCE, FMI, Commission européenne) le pouvoir de prendre des mesures impopulaires contre l'opinion de la population concernée. Bien sûr ce mandat leur est confié par des représentants élus démocratiquement mais qui s'interdisent de céder aux sirènes électorales en plaçant les règles de l'ordolibéralisme dans un cadre difficile à changer (par exemple en constitutionalisant la règle d'or, c'est-à-dire en plaçant au coeur du contrat social l'équilibre budgétaire). Les Grecs nous ouvrent les yeux sur une interrogation majeure : quel est le rôle des gouvernements nationaux et des représentants élus par tel ou tel peuple dans la zone euro en 2015. Je suis convaincu que l'enjeu majeur pour les futures élections européennes sera dans chacun des Etats membres (par exemple en France 2017) le sens du vote. Mon vote est-il encore signifiant ? Demain, si le Grexit surgit au coin de réunions chaotique, les électeurs grecs auront, eux, la réponse et elle sera négative.

La troisième est celle du temps démocratique. Insensiblement, l'idée se répand que les décisions à prendre sont comme empêchées par les délais et par les débats. Le temps est une valeur démocratique par excellence. Nos enfants ont besoin de temps pour s'épanouir et devenir des adultes. Nos sociétés ont besoin de temps pour réfléchir et se projeter. Au début de la crise grecque, le premier communiqué du premier Conseil européen sur la Grèce en mai 2009 avait mentionné que la crise grecque serait résolue en septembre 2009. En dehors d'endormir les électeurs à la veille des vacances d'été 2009, à quoi pouvait bien correspondre ce texte ? La crise qui secoue le continent européen est une crise du temps démocratique. Prenons le temps de faire des constats exacts et de construire avec les élus et leurs électeurs la remise en ordre de l'économie européenne. Les chantiers sont nombreux : une économie qui intègre les contraintes environnementales, préparer l'avenir en investissant massivement sur les jeunes, les chercheurs, les créateurs.

Au lieu de cela que voyons-nous ? Une gigantesque braderie des biens européens: les Chinois achètent les ports, les Américains autres choses et les pays du Golfe tout et n'importe quoi . Pourquoi ? Parce qu'il faut rembourser bien fait, vite fait. Donc deux solutions expédientes : des privatisations qui cassent les prix; et des baisses des dépenses au préjudice de populations fragiles (les retraités et les jeunes). Voilà, je pourrais continuer, mais mon sentiment c'est que le populisme ne pose pas les bonnes questions et n'apportent pas les bonnes réponses. Le populisme n'est que la projection caricaturale de la pensée magique en politique : des solutions  simples à des problèmes compliqués qui demandent du temps pour être analysés et traités. Mais cela, une société qui fait de la politique spectacle en visant le 20 heures ne peut pas l'entendre.

Ce weekend le vice-chancelier allemand a affirmé qu'il n'était "pas question de payer pour les promesses d'un gouvernement à moitié communiste". Son avis ne change pourtant rien au fait que Syriza ait été élu par le peuple grec. En quoi cette attitude illustre-t-elle une dérive dans la vision qu'ont les élites européennes de la démocratie ?

Christophe Bouillaud : Oui, bien sûr, le gouvernement grec actuel est clairement légitime du point de vue de la démocratie représentative. Personne ne le conteste d’ailleurs. La remarque du vice-chancelier est assez logique de la part d’un social-démocrate allemand, dont les ancêtres politiques fusillaient les spartakistes allemands en 1919, et qui n’a pas voulu de coalition au niveau national avec die Linke, les alliés allemands de Syriza. Un social-démocrate allemand classique déteste tout ce qui se situe à sa gauche, même si Syriza n’est pas du tout communiste au sens grec du terme, puisque le KKE, les communistes grecs, sont dans l’opposition au gouvernement actuel, et même si le programme de Syriza est loin d’être révolutionnaire.  Les promesses du "gouvernement à moitié communiste" sont en fait réduites à l’heure actuelle au simple bon sens si on veut relancer un peu l’économie grecque : ne pas augmenter encore la TVA, et ne pas réduire encore les retraites. C’est un peu le minimum si on veut relancer la consommation en Grèce – ou alors est-ce qu’on miserait sur une consommation zéro en Grèce pour avoir une balance des paiements surexcédentaire ? Plus sérieusement, cette déclaration du vice-chancelier allemand se comprend surtout comme un rappel vis-à-vis de l’opinion publique allemande : le SPD n’est pas pour solliciter le contribuable allemand pour soutenir des "étrangers", en l’occurrence les Grecs, et en plus des gens ayant élu un gouvernement communiste ou peu s’en faut. La concurrence avec la droite d’A. Merkel joue pleinement ici, en dépit même du fait qu’en Allemagne aussi les gens informés savent que ce ne sont pas les Grecs qu’il fallait sauver en 2010, mais les banques allemandes. Cependant un vice-chancelier allemand se doit de rejeter toute la faute sur ces non-électeurs que sont pour lui les Grecs.

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Gérard Bossuat : Les paroles du vice chancelier allemand trahissent la tension, les rancœurs, les déceptions réciproques nées d’une situation bloquée. Si Syriza a été démocratiquement conduit au pouvoir par les électeurs grecs, on ne peut pas pour autant faire fi des engagements internationaux du pays qui l’engagent au-delà d’une élection sauf à quitter l’UE et à renier les traités qu’elle a signés. Il reste aux élites européennes, incarnées improprement par le vice chancelier allemand, à négocier au plus fin avec un partenaire grec déterminé lui aussi. On ne peut pas dire non plus que les "élites européennes", dans ce cas de figure, méprisent la démocratie. Le vote grec n’engage que les Grecs, pas les autres Européens. Le résultat du vote grec, pas plus que les autres votes, ne s’impose aux pays membres de l’UE. Il est une position de négociation pour le gouvernement grec. Il donne une indication précise sur les aspirations des Grecs. Il est sans doute vrai aussi que la Grèce compte moins dans l’Union que d’autres pays et qu’elle ne peut pas, par son propre poids, imposer ses solutions. La sagesse des autres partenaires serait néanmoins de ménager la Grèce pour ne pas faire plus de mal encore au projet d’unité européenne dont tous les peuples ont besoin alors que les menaces extérieures grondent.

La question est donc maintenant de savoir si le cas grec est isolé ou non. Podemos en Espagne semble se développer, les populismes se répandent en Italie, en France, en Grande-Bretagne, au Danemark, en Hongrie, en Slovaquie, en République tchèque. Quelle réponse apporter à l’inquiétude des peuples qui ne soit pas celle du repli et de la méfiance ? Comment insuffler de la confiance aux peuples d’Europe pour tuer les réponses démagogiques des populismes ? Il reste aux élites européennes à entendre la voix des peuples, car nous pensons que l’enthousiasme pour l’idée européenne ne peut pas remplacer la solidarité économique et sociale assise sur un grand projet de développement alternatif créateur de bien-être.

Denis Tillinac : Syriza a été élu souverainement, c'est un fait et donc un symptôme de ce rejet des institutions européennes. Maintenant il faut que les Grecs soient cohérents et quittent l'Europe, je pense qu'ils auraient plus de dignité à le faire, que chaque Grec mette la main à la poche pour rembourser. Selon moi ils ne peuvent mener ce chantage en mettant en avant leur dignité tout en tendant leur sébile, en racontant quelque chose à Bruxelles le matin, et quelque chose à leur peuple par démagogie le soir. Cela ne va pas, ce n'est pas convenable. Je ne vois donc pas pourquoi les Allemands auraient envie de payer éternellement, la population a assez de problèmes pour envisager son avenir à moyen-terme, je comprends qu'ils trouvent que ça suffit. Reste que le vrai problème demeure la pertinence des institutions. Après, je suis convaincu qu'un vrai débat va s'ouvrir avec le référendum en Grande-Bretagne. Si les Britanniques décident de quitter l'UE, cela entraînera une logique en cascade, et nous serons bien obligés de réduire l'UE à des choses de bon sens, comme les conglomérats industriels européens (Airbus, Concorde etc), l'harmonisation de la fiscalité et du droit social etc. Des choses pour lesquelles nous n'avons pas besoin de la Commission. Grosso-modo l'Europe se situe là où il y avait des monastères catholiques, l'UE ne veut même pas inscrire ça dans les textes, donc l'idée n'a pas vraiment de consistance.

En élisant Syriza, le peuple grec a voulu envoyer un message fort aux élites européennes et reprendre en main les rennes du pays. L'attitude de ces élites montre bien que le message n'a pas été reçu. Quelles conséquences sur l'Europe peuvent avoir ce cercle vicieux ?

Christophe Bouillaud : Plutôt graves. Soit finalement le scénario d’A. Leparmentier ou des Gracques se réalise : d’une façon ou d’une autre, les autres gouvernements européens se débarrassent du gouvernement actuel et mettent à sa place un gouvernement chargé d’appliquer ce qu’ils veulent : "la Grèce paiera", comme disait Poincaré dans les années 1920 à propos des réparations allemandes, on sait où ce genre d’humiliations mènent un pays ; dans ce cas-là, cela montrera d’abord que, dans un petit Etat débiteur, les élections sont devenues en réalité inutiles, et que la démocratie comme possibilité de choix y est suspendue sine die. Cela va faire réfléchir beaucoup de monde sur sa stratégie politique, et cela renforcera les partisans d’une sortie de l’Euro, voire d’une voie violente face à l’UE. Soit, à l’inverse, le gouvernement Syriza-Anel décide de ne pas céder parce que sa base politique ne le veut pas, et cela entraine dans quelques semaines ou mois la Grèce en dehors de la zone Euro, et, là, c’est tout le projet européen qui commence à s’écrouler. La discussion sur cette sortie de la Grèce de la zone Euro fera ressortir trop de choses, elle donnera lieu à trop de retours sur le passé. Il faut dire que le défaut grec laisserait une addition salée aux contribuables français, allemands, italiens, etc., et, là, les gouvernements auront du mal à rejeter toute la faute sur les Grecs. Et ce n’est pas en saisissant les avions d’Olympic Airways, que l’on va se rembourser…  Il faut donc espérer qu’au dernier moment les autres Européens laisseront une chance au gouvernement Syriza-ANEL de redresser la Grèce à son idée. Il est d’ailleurs probable que cette issue heureuse soit due aux pressions américaines, car les Etats-Unis ont besoin d’une Grèce stable face à un Moyen-Orient en pleine déstabilisation. Mais là encore cela sera de la realpolitik, et pas de la solidarité occidentale…

Denis Tillinac : Il faut d'abord dire que le message de Syriza était ambigu, il affirmait le rejet de la politique d'austérité sous peine de ne pas rembourser la dette tout en demandant quand toujours des subventions de la BCE et du FMI. C'est donc contradictoire. Pour le moment la seule conséquence sera la sortie de la Grèce de la zone euro, puis rien. On aura des Unes alarmistes des médias pendant trois jours puis ils passeront à autre chose car rien ne se passera.

Aujourd'hui quelles solutions peut-on imaginer pour sortir de cette défiance entre les tenants du pouvoir européen et les gouvernements populistes issus des suffrages nationaux ?

Christophe Bouillaud : A ce stade, les solutions ne sont pas évidentes. Déjà, les tenants du pouvoir européen devraient laisser jouer le principe de subsidiarité en permettant aux éventuels gouvernements populistes de suivre leurs idées. Un gouvernement populiste est d’abord un gouvernement qui amène de la nouveauté, et c’est rarement par hasard que ces gouvernements l’emportent. La victoire de Syriza en 2015 vient après une courte défaite en 2012. Elle n’aurait pas eu lieu si la Grèce s’était redressée vraiment entre les deux élections. La démocratie représentative reste la meilleure façon de signaler que les choses ne vont pas dans un pays. Il faut laisser ce mécanisme fonctionner à plein. Par ailleurs, il faut absolument favoriser la relance dans toute l’Union européenne, en allant sans doute au-delà de l’instrument monétaire. Enfin, il faut en revenir à la lettre et à l’esprit des Traités : l’Union européenne doit favoriser le progrès social et humain de tous ses citoyens, y compris de ceux des Etats périphériques. Bien sûr, toutes ces idées sont à ce stade des vœux pieux, mais je vois mal comment l’UE pourra survivre à terme sans reconquérir les esprits et les cœurs de ses habitants. 

Gérard Bossuat : Il n’y a pas d’entente possible sur ces bases. Les populismes nient l’intérêt d’avoir une unité européenne. Leur programme est irréalisable. Néanmoins ces manifestations de colère populaire doivent être prises en considération. L’Union européenne, les "élites européennes" démocratiquement élues ont la responsabilité d’abandonner la langue de bois des institutions européennes, de s’entendre sur un projet de développement respectant les nouvelles aspirations à une économie alternative, verte, durable, respectueuse de l’environnement , et sur un projet social révolutionnaire au service de la formation des hommes et des femmes de l’espace européen, en faveur de la réduction des inégalités, capable aussi de contribuer à la sécurité des relations internationales. La COP 21 de Paris leur donne l’opportunité d’offrir aux Européens de l’Union un objectif politique qui ira au-delà de l’équilibre budgétaire de l’Union. Ça s’appelle aussi apporter un supplément d’âme.

Denis Tillinac : Pour le moment, bien que les populistes gagnent du terrain en Europe, ils ne sont pas encore au pouvoir, à part en Grèce. La solution serait une remise à plat du sens et de la mission des institutions européennes. On n'y échappera pas de toute façon. Cela pourrait être lancé par les résultats du référendum britannique de l'an prochain, et amplifié par les désordres consécutifs aux flux migratoires qui iront en s'amplifiant.

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