Évacuation de migrants : ce qui se cache dans le choix des mots de la gauche pour parler d’immigration<!-- --> | Atlantico.fr
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Une évacuation d'un camp d'immigrants à Calais.
Une évacuation d'un camp d'immigrants à Calais.
©Reuters

Le poids des mots, le choc des photos

"Migrants" plutôt que "immigrants": les termes choisis pour décrire la situation des immigrés sur le sol français révèlent le rapport ambivalent de la gauche à l'immigration, partagée entre ses valeurs d'ouverture et sa volonté de donner des gages à l’opinion en matière de sécurité et d'emploi.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Paul-François Paoli

Paul-François Paoli

Paul-François Paoli est l'auteur de nombreux essais, dont Malaise de l'Occident : vers une révolution conservatrice ? (Pierre-Guillaume de Roux, 2014), Pour en finir avec l'idéologie antiraciste (2012) et Quand la gauche agonise (2016). En 2023, il a publié Une histoire de la Corse française (Tallandier). 

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Atlantico : Les termes utilisés à la suite de l'expulsion des immigrés clandestins installés dans la quartier de La Chapelle à Paris la semaine dernière, ont semberait-il été scrupuleusement choisis. Les termes "migrants" ont généralement été préférés à ceux d'"immigrants" ou de "sans-papiers". A quelle logique cela peut-il répondre ?

Christophe Bouillaud : J’y verrais personnellement un début de prise de conscience gouvernementale que le phénomène est amené à durer, alors même que le gouvernement n’a pas du tout le courage d’annoncer aux Français que nous sommes désormais pris dans la tourmente moyen-orientale et africaine. Si on était honnête dans la description de la situation de ces gens, je pense qu’il faudrait parler de "fuyards". Nous avons affaire à des gens qui fuient un sort peu enviable. Il faut comprendre que ces gens ne partent pas de leur pays par plaisir, par goût de l’aventure ou par ambition de vivre mieux, ils le fuient tout simplement. Le terme de "migrants" quant à lui  est neutre, mais, au moins, il met de côté l’idée que ces gens ont choisi de partir de leur pays pour améliorer leur sort (immigrants) ou qu’ils sont prêts à enfreindre les lois pour ce faire (clandestins, sans papier).

Paul-François Paoli : De fait, il n'y a guère de différence entre les discours de Valls et celui de Juppé sur les questions de l'immigration. L'un comme l'autre sont dans la maîtrise des flux migratoire tout en tenant un discours vague sur l'intégration. Valls ne peut pas trahir l'idée de la France de Mme Duflot pour laquelle la notion d'identité française est par ailleurs superflue. Pour Mme Duflot, comme pour l'opportunistocynique Cambadélis, la France n'est pas un pays : ce sont des valeurs, autrement dit leurs valeurs idéologiques de la gauche.Ces gens n'ont évidemment pas lu le grand sociologue Max Weber, ni le grand ethnologue Levi-Strauss ou alors il y a très lontemps. Les valeurs fussent-elles républicaines sont toujours relatives à d'autres valeurs qui peuvent leur être opposées. Jacques Julliard leur a d'ailleurs répondu dans un magnifique entretien donné au Figaro le 5 juin. Il s'inquiétait de la déclaration de Cambadélis qui a affirmé qu'il savait ce qu'était l'identité républicaine mais qu'il ne savait pas ce que signifiait l'identité de la France, ce qui est un peu embêtant. Jacques Julliard lui a répondu : "la France c'est une langue, une culture et aussi un territoire. Or un territoire qui est en permanence investi par des gens qui s'y installent alors qu'on ne les y a pas invité, cela s'appelle une invasion, laquelle par pailleurs peut-être pacifique". Le débat sur l'immigration est en passe de devenir central et la gauche sait qu'elle perdra les élections sur ce terrain si elle ne fait pas semblant d'afficher sa fermeté, quitte à perdre le soutien des hurluberlu de la gauche radicale et des écologistes. 

Dans quelle mesure cela peut-il traduire une forme de malaise à aborder ce sujet ? Et en quoi consiste ce malaise ?

Christophe Bouillaud :La gauche de gouvernement semble toujours se sentir obligée depuis les années 1980 de donner des gages en la matière. Elle veut contrer l’image de laxisme que lui attribuent systématiquement la droite et l’extrême droite depuis lors, en particulier suite aux régularisations du début de l’ère Mitterrand. Plus généralement, la gauche est prise entre deux considérations : d’une part, par son internationalisme historique, elle sait bien d’expérience ce que la France doit à l’immigration – sans les apports étrangers ne sont possibles, ni  un Zola, ni une Marie Curie, ni … un  Zidane ou un Sarkozy -, d’autre part, elle sait aussi, depuis les années1930 au moins, qu’il est extrêmement facile dans un contexte de crise économique à l’extrême droite et la droite de dénoncer la concurrence faite aux travailleurs français par les nouveaux arrivés ou l’assistanat dont ces derniers bénéficieraient. La gauche de gouvernement n’a pas le courage d’affirmer ses valeurs d’ouverture, parce qu’elle se croit très minoritaire sur ce point dans le pays. Il suffit de voir les réactions outrées qu’ont déclenchées dans cette gauche de gouvernement la tribune de Cécile Duflot appelant à une vision plus humaniste des choses face à ces migrants. Lorsque Le Guen dit que puisqu’il en était ainsi Cécile Duflot n’avait qu’à prendre tous ses migrants dans sa circonscription – laquelle d’ailleurs ? Paris XIe ou Villeneuve Saint-Georges ?- , il sous-entend que les électeurs de cette dernière ne seraient nullement satisfaits d’avoir à accueillir toute cette misère gênante, et  lyncheraient du coup la dite Duflot pour ce choix erroné. La gauche de gouvernement explique donc sa propre attitude de rupture avec ses valeurs, ou disons ses compromis, le "Waterloo moral" selon les mots de Duflot, par la nécessité de la survie électorale.  En  réalité, la gauche gouvernementale est coincée, parce qu’elle n’a jamais osé faire faire à l’opinion publique française  ce saut qualitatif qui serait d’admettre que, comme les Etats-Unis, nous sommes bel et bien un pays d’immigration depuis le début du XIXème siècle et que cela ne nous a pas trop mal réussi tout de même. La gauche s’est toujours replié sur le discours bien moins ambitieux selon lequel l’immigration ne nuisait pas à la France, sans jamais oser le discours plus positif qui aurait souligné que sans l’immigration nous ne serions pas 65 millions et sans doute pas la cinquième ou sixième puissance économique mondiale encore en 2015. 

Paul-François Paoli : La gauche n'est pas à l'aise parce qu'elle est en complet porte à faux : d'une part elle proclame que la gauche à les monopole des valeurs de la solidarité, sinon elle ne serait pas la gauche, et d'autre part, elle sait que les Français sont dans leur grande majorité devenus hostiles à l'immigration. C'est en particulier le cas de l'électorat populaire.  elle ne sait donc plus où donner de la tête, ce qui permet à des gens comme Duflot, qui n'ont plus la moindre légitimité électorale, de donner des leçons de "valeurs" et d'exercer une sorte de chantage moral. D'autre part la gauche sait que les intellectuels l'ont abandonnés et ne montent plus au créneau sur ces sujets. Le discours humanitaire sur le devoir d'accueillir la misère du monde ne passe plus dans l'opinion. La gauche de gouvernement, si elle veut gagner les élections en 12017 doit donc apparaître comme réaliste en faisant croire qu'elle maîtrise la question de l'immigration clandestine. Elle ne peut pas laisser croire qu'elle prend en compte la situation de clandestins alors que tant de Français sont dans la précarité et la misère.

Comment le gouvernement évoque-t-il le sujet des clandestins ? Dans quelle mesure cela peut-il consister en une invisibilisation du phénomène ?

Christophe Bouillaud :Le moins que l’on puisse dire, c’est que le gouvernement français n’a pas l’air très au clair sur sa politique face à ces personnes ayant traversé clandestinement la Méditerranée. Il voudrait sans doute faire les distinctions habituelles entre les personnes persécutés dans leur pays et ayant de ce fait droit à l’asile si elles le demandent à la France et les autres qui seraient de simples migrants économiques à renvoyer dès que possible dans leur pays. Or cette distinction tient de moins en moins parce qu’en réalité la situation économique est liée à la situation politique dans la plupart des cas. En raison de la guerre civile en Syrie et en Lybie, l’Union européenne est de fait confrontée à une crise migratoire, peut-être sans précédent depuis 1945 dans son ampleur. Les quelques personnes qui s’étaient regroupés dans des campements de fortune dans Paris ne sont dans le fond qu’un élément médiatisé par un effet de loupe parce que tout cela se passe dans Paris intra-muros. Il s’agit d’un élément de cet énorme puzzle constitué de migrations massives dues à la déstabilisation du Moyen-Orient et d’une bonne partie de l’Afrique. Or le gouvernement français n’a pas très envie de prendre le problème pour ce qu’il est. Il suffit de voir la réaction pour le moins mitigée du gouvernement français face à l’idée de la Commission européenne de répartir un peu plus rationnellement les personnes cherchant refuge sur le sol européen entre les pays membres, pour soulager l’Italie, la Grèce ou Malte. Déjà lors des guerres de l’ex-Yougoslavie, la France avait pris soin d’accueillir le minimum de réfugiés, niant ainsi dans une large mesure l’existence même d’une guerre sur le sol européen. Pour ce qui est de ce qui se passe actuellement, le gouvernement, comme les précédents d’ailleurs, semble terrorisé à l’idée de recréer un "Sangatte" du nom de ce hall industriel transformé en abri pour les migrants cherchant à passer au Royaume-Uni démantelé il y a quelques années prés de Calais. Du coup, tout ce qui ressemble de près ou de loin à une telle concentration de migrants, même un rassemblement d’infortunés  complètement informel, se voit pourchassé, en l’occurrence comme ces derniers jours à Paris. On fait mine de renvoyer du coup ces personnes vers les processus habituels d’hébergement d’urgence, qui sont saturés ou inadéquats dans leur cas. Le but de tout cela semble être de ne pas reconnaître publiquement que la France fait face à un afflux de réfugiés, et que cela n’est pas prêt de s’arrêter vu la situation à nos frontières méridionales et orientales. Il faudra bien un jour en effet arrêter de croire que la France vit à l’écart du monde – qu’il suffit, si j’ose prendre cette comparaison, de décréter que "le nuage de Tchernobyl  s’est arrêté  à nos frontières" pour que tout aille bien.

Comment décrire le traitement politique par le gouvernement des clandestins demandeurs d'asile ?

Christophe Bouillaud :D’un point de vue humanitaire, c’est pour le moins lamentable. Les informations qu’on peut en avoir à travers les médias donnent  par ailleurs une impression d’improvisation et d’absence de prise en compte de la situation de détresse des personnes concernées assez stupéfiant. Par contre, le but politique semble avoir été, tout au moins au départ, d’affirmer l’autorité de l’Etat sur son territoire, d’empêcher la création d’un point d’attraction pour les migrants en question – pas de nouveau "Sangatte" -, et de rassurer ainsi nos concitoyens inquiets par cette immigration nouvelle. Je ne suis pas sûr que cet objectif soit atteint, parce que le gouvernement n’en fera de toute façon jamais assez aux yeux des plus xénophobes de nos concitoyens. La maire de Paris, Anne Hidalgo, semble par ailleurs vouloir créer un ou plusieurs centres d’accueil pour ces réfugiés. Cela semble raisonnable, sauf que cela vient trop tard, puisque le problème se profilait depuis des mois. En effet, le gouvernement semble refuser d’anticiper le problème de ces migrations liées à la crise moyen-orientale et africaine. On les gère comme d’habitude, sans se rendre compte qu’il y aura bien un moment où on ne pourra plus cacher à nos concitoyens qu’il se passe des choses très graves de l’autre côté de la Méditerranée et qu’il va falloir ici aussi en tenir compte. A ce train-là, il n’y aura pas un nouveau "Sangatte", mais des camps de réfugiés gérés par le HCR comme il en existe par exemple en Jordanie. Je sais bien que dire cela risque d’avoir un impact négatif sur le nécessaire optimisme du consommateur dont dépend la reprise économique en France et en Europe, mais un telle prise de conscience serait plus réaliste.

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