1916-2016 : la carte du Moyen-Orient dessinée par les accords Sykes-Picot est morte et enterrée <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
International
Les accords de Sikes-Picot sont remises en cause par l'Etat islamique.
Les accords de Sikes-Picot sont remises en cause par l'Etat islamique.
©Reuters

Ciao Irak, bye bye Syrie

En investissant ses forces dans une expansion territoriale, l'Etat islamique bouscule les frontières tracées par la France et le Royaume-Uni un siècle plus tôt. A terme, trois nouveaux ensembles pourraient bien se dessiner selon des lignes confessionnelles : un "Sunnistan", un "Kurdistan", et des "Chiistan".

Alain Rodier

Alain Rodier

Alain Rodier, ancien officier supérieur au sein des services de renseignement français, est directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R). Il est particulièrement chargé de suivre le terrorisme d’origine islamique et la criminalité organisée.

Son dernier livre : Face à face Téhéran - Riyad. Vers la guerre ?, Histoire et collections, 2018.

 

Voir la bio »
Myriam Benraad

Myriam Benraad

Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l'Université internationale Schiller à Paris. 

Autrice de :

- L'État islamique pris aux mots (Armand Colin, 2017)

- Terrorisme : les affres de la vengeance. Aux sources liminaires de la violence (Le Cavalier Bleu, 2021).

Voir la bio »

Atlantico : Les accords de Sikes-Picot en 1918 ont établi pour près d'un siècle les frontières du Moyen-Orient à partir des territoires perdus de l'ancien empire Ottoman par le Royaume-Uni et la France. Dans quelle mesure l'arrivée de l'Etat islamique dans le paysage géopolitique régional bouscule-t-il actuellement ces frontières ? 

Alain Rodier : Il ne "bouscule" pas les frontières, il les change. L’État Islamique (EI) a désormais son noyau dur qui couvre globalement l'Est de la Syrie et l'Ouest de l'Irak. Sa "capitale politique" est Raqqa (Syrie) et son pôle économique est Mossoul (Irak). Nous assistons donc à un éclatement de ces deux pays à la "yougoslave". Personne n'est capable aujourd'hui de rependre ces territoires. Fort intelligemment, ceux que l'on qualifie de "barbares" en raison des exactions qu'ils ont volontairement médiatisées à des fins de propagande, gèrent les 8/10 millions de personnes qui sont tombées sous leur coupe. Les salafistes-djihadistes de Daech ont installé tous les ministères nécessaires à la vie d'un Etat, à l'exception de celui des Affaires étrangères. Il ne faut pas se faire d'illusion, on ne pourra pas revenir en arrière.


(Pour agrandir, cliquez sur l'image)
 - Source : wikimedia commons/Haghal Jagul
En gris, l'avancée de l'Etat islamique en Irak et en Syrie en mai 2015/ 
En rouge, les territoires contrôlés par le gouvernement syrien. 
En vert, zones contrôlées par l'armée syrienne libre
En rouge foncée, contrôle du gouvernement irakien
En jaune, les territoires contrôlés par les Kiurdes syriens et irakiens. 

Myriam Benraad :Depuis 2014, l’avancée spectaculaire de l’État islamique est venue faire voler en éclats l’architecture géopolitique régionale à travers une remise en cause idéologique et politique profonde des frontières postcoloniales, notamment celle située entre l’Irak et la Syrie. Cette remise en cause n’est toutefois ni nouvelle, ni systémique. Si le phénomène est manifeste entre l’Irak et la Syrie, les autres frontières résistent encore plus ou moins par l’entremisedes États voisins (Arabie saoudite, Jordanie, Liban)qui redoutent une contagion jihadiste. L’État islamique peut, de son côté, compter sur l’influence exercée par son projet califalsur l’imaginaire collectif, et qui éclaire dans une large mesure l’adhésion à ses conquêtes territoriales. De fait, le califat en tant que notion spirituelle et politique fait référence à un âge d’or de l’islam, qui porte la promesse d’une unité musulmane retrouvée contre les divisions que le partage du Moyen-Orient et les nationalismes ont entraînées.

Fondamentalement, l’État islamique est perçu par une partie des populations sunnites de la région comme un projet révolutionnaire qui annihile les frontières héritées de la colonisation entre les XIX et XXème siècles, et doit servir de garde-fou contre les ingérences de l’Occident. Le califat fait aussi sens pour ces populations qui, depuis de longues années, ne perçoivent plus rien de positif dans les États établis,lesquels se sont retirés de leurs fonctions régaliennes, sont devenus de simples agents de répression, synonymes de régimes autoritaires, captateurs et corrompus.

Quels étaient les objectifs des accords Sykes-Picot ? Quels étaient les avantages et inconvénients de ce découpage ?

Myriam Benraad : Conclus le 16 mai 1916 par les diplomates britannique Mark Sykes et français François Georges-Picot, ces accords secrets prévoyaient un morcellement régional à la fin de la guerre en zones d’influence à partir des provinces fragilisées de l’Empire ottoman, et ce malgré la promesse d’indépendance qui avait été faite aux Arabes. Ces frontières ont plus tard été fixées lors de la conférence de San Remo en avril 1920, attribuant des mandats à la France sur la Syrie et à la Grande-Bretagne sur l’Irak, la Transjordanie et la Palestine. Depuis la deuxième moitié du XIXème siècle, l’Empire ottoman avait vu son autorité contestée,confrontée notamment par des mouvements nationalistes. L’administration ottomane avait bien tenté de reconquérir ces territoires par une série de tanzimat (réformes mises en œuvre entre 1839 et 1876 pour lutter contre le déclin de l’Empire, ndlr), en vain. C’est dans ce contexte que Paris et Londres, en anticipant l’inéluctable effondrement des Ottomans, ont négocié le partage du Moyen-Orient contemporain.

Les frontières qui en ont résulté répondaient aussi de la répartition des ressources énergétiques dans la région, aspect fondamental pour les Britanniques. C'est d'ailleurs pour cette raison que Londres a insisté pour que l’ancienne province ottomane de Mossoul, riche en hydrocarbures, soit rattachée au nouvel État irakien placé sous sa tutelle.Un certain facteur de proximité historique entre Européens et populations locales a également joué : la Couronne était familière de l’ancienne Mésopotamie, là où la France s’était traditionnellement préoccupée du sort des minorités chrétiennes au Levant.

Pour autant, il est évident que ces nouvelles frontières ne correspondaient guère aux aspirations des peuples : les Britanniques, par ces accords, ont rompu leur serment de 1915 d’accorder aux Arabes le grand royaume dont ils rêvaient, et ont par ailleurs trahi la promesse d’indépendance nationale faite aux Kurdes. La région a dès lors été secouée par une succession de soulèvements internes, comme en Irak en 1920, opposés à ces tracés arbitraires et étrangers aux territorialités démographiques et socioculturelles existantes. De nombreuses tribus arabes, notamment dans la zone syro-irakienne,se sont retrouvées disséminées entre différents États et ont rejeté les pouvoirs centraux. Ce rejet s’est exprimé chez les chiites également : la grande ville portuaire de Bassora au sud de l’Irak a ainsi été le théâtre d’un soulèvement antibritannique en 1927, dont les instigateurs souhaitaient constituer une République marchande indépendante sur les rives de l’estuaire du Chatt al-Arab.

Si les frontières sont profondément déstabilisées depuis un an environ, pour autant, étaient-elles toujours adaptées si l'on prend en compte les paramètres socio-démographiques de la région ?

Alain Rodier : C'est comme en Afrique. Les tracés des frontières n'ont tenu aucun compte des réalités ethniques et religieuses. Ce n'était alors pas d'actualité. Aujourd'hui même, ces faits sont contestés par certains décideurs qui ne veulent pas regarder l'évidence en face en raison de leur idéologie (le marxisme-léninisme a du mal à mourir, particulièrement en France ce qui explique à quel point les "élites" intellectuelles étaient imbibées et ont su transmettre la "bonne parole"). Les diagnostics étant donc faussés à la base, il est difficile d'entrevoir des solutions dans un avenir proche. Les responsables ne veulent tout simplement pas voir la réalité des choses en face. C'est sans soute trop dérangeant.

Myriam Benraad :Plusieurs remises en question de ces frontières se sont exprimées au cours des dernières décennies, à travers le panarabisme par exemple, qui a longtemps représenté une idéologie puissante parmi les peuples du Moyen-Orient et reposait sur la réfutation des frontières coloniales en vue de réaliser l’unité arabe. Le baasisme se réclamait de cette "renaissance". N’oublions pas aussi qu’aux vieilles revendications territoriales s’ajoute à présent une communautarisation violente des sociétés, comme en Irak et en Syrie où les Arabes sunnites s’opposent à la mainmise des régimes chiitesde Bagdad et Damas, appuyés par leur parrain iranien.

Bien que toutes les frontières régionales n’aient pas été effacées, il sera difficile pour des pays tels l’Irak et la Syrie de revenir à des formules politiques nationales. Les sunnites, par exemple, qui ont fait le choix de l’État islamique en 2014, sont durablement engagés dans une guerre de sécession, avec ou sans les jihadistes d’ailleurs.

Aujourd'hui, qui a intérêt à les remettre en cause ? Dans quelle mesure s'agit-il d'une volonté de l’Etat islamique ou d'un effet collatéral ? 

Alain Rodier : Le discours général appelle à l' "unité" des nations mais je pense que personne n'est dupe. Le Moyen-Orient va éclater entre un "Sunnistan" central, un Kurdistan au Nord et des Chiistan à l'Ouest de la Syrie et à l'Est de l'Irak. Cet état de fait existe déjà sur le terrain. Chacun essaye de pousser (ou de défendre) les nouvelles frontières le plus loin possible. Un jour, il faudra se rendre à l'évidence et entériner la chose.  

Les documents retrouvés chez Ben Laden nous renseignent sur la stratégie menée actuellement par l'Etat islamique et qui consiste à attiser les tensions inter-confessionnelles. En quoi cet élément constitue-t-il une clé de lecture de la région, et du découpage territorial à venir ? Est-ce le seul paramètre à prendre en compte ?

Alain Rodier : Oussama Ben Laden avait compris ce qui se jouait dans la région. Il s'était déjà opposé à al-Zarquaoui qui a été à la base de l'Etat Islamique d'Irak, l’ancêtre de Daech. C'est l'anti-chiisme primaire de ce dernier qui le révulsait pour des raisons idéologiques mais aussi personnelles (une partie de sa famille était réfugiée en Iran à partir de l'hiver 2001).

Myriam Benraad : Les jeux sont loin d’être faits, et il n’y a aucune certitude quant à l’avenir du Moyen-Orient à plus ou moins brève échéance. L’idée d’une partition de l’Irak entre sunnites, chiites et Kurdes circule depuis plusieurs années dans les cercles décisionnels occidentaux mais n’a jusqu’à présent jamais abouti de manière aussi schématique. En 2003, les États-Unis se sont comportés comme des apprentis-sorciers, alors que les Irakiens étaient eux-mêmes extrêmement confus quant à ce qu’ils désiraient dans l’après-Saddam.

Pour autant, l’essor des autonomismes et des régionalismes, comme dans le cas des Kurdes, sont à considérer dans la balance, bien qu’il ne s’agisse pas de processus nouveaux. La généralisation des revendications fédéralistes est un phénomène évident, de même que la réapparition des identités locales. Des acteurs régionaux comme l’Iran et l’Arabie saoudite sont foncièrement impliqués dans la recomposition actuelle de la région. La guerre d’Irak a ouvert une séquence de transformation des sociétés et des rapports de force entre États. Ce qui a placé l’Irak et la Syrie dans une position très fragile car leurs voisins ont tiré profit du chaos pour étendre leur influence et livrer d’interminables et délétères guerres par procuration. Le "camp sunnite" (Arabie saoudite Turquie, Qatar…) est à l’heure actuelle beaucoup plus divisé que "l’axe chiite" dessiné dès 2003. Mais dans les deux cas de figure, c’est l’État islamique qui en sort gagnant, à la fois comme unique véritable adversaire sunnite face à l’hégémonie de Téhéran et concurrent inattendu et redouté des traditionnels "poids lourds" sunnites au Moyen-Orient.

Le fait que l'Etat islamique s’appuie sur une mythologie d’inspiration islamiste, ou la constitution d'un empire musulman (références au Mâadi présente dans différents hadiths), pourrait-il l'aider à asseoir son autorité régionale ?

Alain Rodier : Il est vrai que l'idéologie de Daech se base sur des fondamentaux de l'islam avec, en particulier, un retour aux sources. Le récit de la vie de Mahomet est, entre autres -comme les hadiths,  à la base de ses actions. C'est pour cette raison que les érudits musulmans ont bien du mal a expliquer que Daech est dans l'erreur (la "déviance" comme le disent les Saoudiens) car on ne peut pas changer le "message de Dieu". Il y a là une querelle idéologico-religieuse de première importance. Ce ne sont pas les "impies" que nous sommes qui pourront apporter de réponse à une guerre idéologico-religieuse qui se livre au sein même du monde musulman. En fait, nous n'en sommes que les spectateurs. Par contre, certains, et en particulier les salafistes-djihadistes, essayent de nous entraîner dans ce processus mortifère.

A quels équilibres, ou déséquilibres devons-nous nous attendre ?

Alain Rodier : La solution ne sera pas que militaire mais surtout politique. Un jour, il faudra négocier. Mais avec qui ? Un embryon de réponse se dessine avec la coalition de l'"armée de la conquête" en Syrie. Problème: Al-Qaida est sa colonne vertébrale. Mais il faudra bien chosir un jour entre Al-Qaida et Daech. A moins que ces deux mouvements salafistes-djihadistes ne se réunifient (l'horreur portée à son paroxysme).

Et quels enjeux cela pourrait-il représenter pour la France d'une part, et l'occident d'autre part ? Comment ces derniers peuvent-ils prudemment défendre leurs intérêts ?

Alain Rodier : L'Occident en général, et la France en particulier, sont englués dans leurs contradictions : défense des Droits de l'Homme et de la laïcité et, de l'autre côté, tolérance et anti-racisme. Les réponses apportées pour l'instant par les autorités politiques sont, pour le moins, frileuses, et l'on comprend pourquoi : ne pas choquer tel ou tel partie de la société, ce qui pourrait amener à des désordres sociétaux irréversibles. Le pire, c'est que le problème est actuellement inter-musulmans (chiites, sunnites "modérés", salafistes djihadistes, Frères musulmans, etc.) et que l'Occident est entraîné dans ce bourbier sans l'avoir voulu, ni prévu si l'on excepte les décisions ubuesques de dirigeants politiques américains en Irak (2003) et européens en Libye (2011).

Pour aller plus loin, Myriam Benraad est l'auteur de deux ouvrages sur le sujet : 

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !