“L’Europe en pleine abolition de la démocratie” : le Premier ministre grec a-t-il raison ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Alexis Tsipras met en garde contre les dérives de l'Union européenne.
Alexis Tsipras met en garde contre les dérives de l'Union européenne.
©Reuters

Tsipras, la pythie d’Athènes

Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde lundi 1er juin, Alexis Tsipras met en garde contre les dérives de l'Union européenne. En forçant la mise en œuvre de politiques d'austérité contre le gré des citoyens, c'est le principe même de démocratie qui est mis à mal, selon le Premier ministre grec.

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud

Christophe Bouillaud est professeur de sciences politiques à l’Institut d’études politiques de Grenoble depuis 1999. Il est spécialiste à la fois de la vie politique italienne, et de la vie politique européenne, en particulier sous l’angle des partis.

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Alain Wallon

Alain Wallon

Alain Wallon a été chef d'unité à la DG Traduction de la Commission européenne, après avoir créé et dirigé le secteur des drogues synthétiques à l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, agence de l'UE sise à Lisbonne. C'est aussi un ancien journaliste, chef dans les années 1980 du desk Etranger du quotidien Libération. Alain Wallon est diplômé en anthropologie sociale de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, VIème section devenue ultérieurement l'Ehess.

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Atlantico : Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde lundi 1er juin (lire ici), Alexis Tsipras met en garde contre la direction qu’est en train de prendre l’Europe. Selon lui, forcer les gouvernements à aller au bout d’un programme d’austérité reviendrait à "l’abolition de la démocratie en Europe". Sommes-nous effectivement en train d’assister à la fin de la démocratie en Europe, ou la situation est-elle plus complexe qu’il n’y parait ?

Christophe Bouillaud : J’ai bien peur que la démocratie, entendue comme capacité d’orientation politique liée au vote populaire, ait tendance à disparaître dans tous les pays européens sous assistance financière européenne ou internationale : les obligations que créent les aides internationales ou européennes l’emportent sur la volonté des électeurs. 

Alain Wallon : Nous sommes heureusement très loin d’une crise fatale de notre système démocratique en Europe, malgré les failles et les manques parfois criants,concernant tant la base même du contrat social qui fonde la légitimité de la représentation des peuples par leurs élus que les mécanismes qui l’organisent. La crise économique, par sa dureté puis par sa durée,a servi de révélateur en mettant en évidence le fossé grandissant entre les objectifs optimistes affichés du projet démocratique européenet la difficile réalité vécue par une part grandissante des citoyens. Ces derniers ont fini par réagir, notamment en Grèce et en Espagne en censurant des gouvernements incapables à leurs yeux de répondre aux nouveaux enjeux sociétaux créés ou exacerbés par la mondialisation de l’économie. Et aujourd’hui l’UE se trouve confrontée à un dilemme central qu’Alexis Tsipras définit très clairement. Soit les Etats membres de l’UE continuent à partager solidairement,  à égalité d’engagement, de droits et de devoirs le projet européen, ce qui signifie le respect des choix citoyens à l’échelle de chaque Etat, seule échelle mesurable pour eux, et il est dès lors possible de s’entendre sur des actions communes et des réformes institutionnelles convergentes ; soit, au contraire, ils choisissent une Europe qui ne serait plus une Union d’égaux, taille et puissance mises à part, mais un système à deux étages, avec ceux d’en-haut, imposant une ligne dont ils seraient les principaux bénéficiaires, et ceux d’en-bas, tenus sous tutelle de fait, et voués à espérer passer un jour du rez-de-chaussée aux étages supérieurs. Disons tout de suite que la seconde option équivaudrait au choix d’un éclatement à court ou moyen terme de l’UE. On imagine mal les actuels dirigeants des Etats membres s’accorder à prendre le risque d’un tel scénario…

Forcer la Grèce à honorer ses engagements malgré le contrat social passé entre Syriza et ses électeurs est-il un déni de démocratie ?

Christophe Bouillaud : Oui, parce qu’il revient à dire aux Grecs qu’ils ne peuvent plus rien changer à leur destin. Il ne leur resterait plus qu’à expier, eux et leurs enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, les fautes commises dans les années fastes du début du millénaire. La démocratie suppose pour avoir un sens que le vote populaire joue un rôle décisif dans l’avenir d’une nation. D’évidence, la majorité du peuple grec a souffert pendant les années 2010-15, les électeurs veulent légitimement un changement des politiques suivies, et cela suppose de revenir sur les accords pris avec les autres pays européens en 2010 – dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils n’ont pas permis de grands progrès économiques pour la Grèce. Si Syriza doit faire exactement la même chose que les gouvernements précédents, il devient donc inutile de voter en Grèce. On peut économiser déjà la somme correspondant à l’organisation d’élections, il suffit de nommer un proconsul avec les pleins pouvoirs sur la population. 

Alain Wallon : Le gouvernement Tsipras n’est pas comptable des engagements pris par les gouvernements grecs précédents, d’autant plus qu’il a été porté au pouvoir pour mettre en place une alternative. Mais il lui est demandé par ses principaux créanciers de leur donner des gages probants qu’il met tout en œuvre pour les rembourser, intérêts compris. Mais là n’est pas la question, car c’est une évidence qu’aucune des deux parties ne nie. Ce qui fait problème, c’est la méthode choisie depuis plusieurs années pour récupérer leur mise et que Tsipras a appelé, assez judicieusement je trouve, la méthode du "nœud coulant" : on serre le nœud, d’abord un peu mollement, puis de plus en plus resserré autour du cou du débiteur jusqu’à ce qu’il demande grâce et cesse toute résistance. La Grèce refuse aujourd’hui cette méthode, à la fois parce qu’elle obligerait Tsipras à se renier face à ses électeurs – et là, oui, c’est un vrai déni de démocratie - et aussi parce qu’elle n’aurait aucun effet positif de relance pour l’économie grecque. "Qui n’a plus de dettes s’enrichit" : la maxime est peut-être bonne pour le bas de laine du ménage, pas pour une économie moderne !

En se faisant élire sur un programme dont il savait qu’il serait difficile à mettre en mettre en œuvre, Alexis Tsipras peut-il à son tour être accusé de déni de démocratie ?

Christophe Bouillaud : A mon avis, Alexis Tsipras savait qu’il aurait des difficultés, mais il a choisi, depuis sa candidature à la présidence de la Commission européenne lors des élections européennes de mai 2014 au nom du Parti de la Gauche européenne, de jouer à fond la carte d’une "autre Europe" qui serait fédérale. C’est ce qu’il redit dans son texte du Monde : soit l’Union européenne donne sa chance à la Grèce et entre ainsi dans ce qui la mènera à une "Union de transferts", c’est-à-dire une fédération démocratique de la zone euro, soit elle se racornit sur un simple système de change fixe entre monnaies européennes, déguisé en monnaie unique, qui garantit les droits des pays créanciers sur les pays débiteurs. Alexis Tsipras n’a donc pas menti à ses électeurs en ce sens-là, il a par contre parié qu’il pourrait réorienter l’Union européenne dans un sens plus conforme aux visées fédéralistes. Il est peut-être en train d’échouer, mais il aura au moins tenté de sauver l’Etat grec de sa transformation en simple instance de collecte de l’impôt du à des puissances étrangères. 

Alain Wallon : Non, les deux choses ne sont pas comparables. Certes, Syriza et Tsipras ont fait beaucoup de promesses à l’électorat grec, ils l’ont même fortement brossé dans le sens du poil afin de pouvoir plus sûrement l’emporter. Probablement, ils ont aussi surestimé la souplesse – le terme paraît d’ailleurs un peu incongru - dont est susceptible de faire preuve une assemblée de dix-neuf (en comptant la Grèce) ministres des Finances de la zone euro. Mais il leur fallait au moins autant de temps, sinon plus, pour négocier avec leur propre base en Grèce, peu préparée à faire des concessions, que pour faire bouger les lignes parmi leurs homologues et créanciers européens. Ces concessions ont été pourtant faites et elles représentent un effort que seuls les bons connaisseurs de la situation politique, sociale et économique grecque, au premier chef les Grecs eux-mêmes, peuvent réellement apprécier. 

Dans une interview donnée au quotidien Les Echos le 20 mai 2015 (lire ici), Wolfgang Schaüble, ministre des Finances allemand, a estimé, citant également ses "collègues de la zone euro" que "le peuple grec n’est pas le seul souverain et que les peuples d’autres Etats membres de la zone euro le sont aussi". La démocratie en Europe peut-elle se résumer aux engagements respectifs des gouvernements nationaux ?

Christophe Bouillaud : La forme dominante de démocratie en Europe reste celle incarnée par le rapport entre les gouvernants nationaux de chaque Etat membre et leurs électeurs. De fait, le ministre des Finances allemand ne sent devoir rendre des comptes qu’aux seuls contribuables allemands. Cependant, à cette réalité bien compréhensible du chacun pour soi, il faut ajouter les intérêts des Européens en général. Les contribuables allemands n’ont sans doute pas envie de payer pour ces fainéants de Grecs, mais ils n’ont peut-être pas envie non plus d’être à l’origine de la fin de l’Union européenne, dont ils auraient eux-mêmes fort à pâtir. Ils doivent donc aussi tenir compte qu’ils font partie d’un ensemble européen, dont leur petit bonheur quotidien dépend – ou du moins leurs dirigeants, en tant que représentants avisés de leurs mandants, doivent en tenir compte. Madame Merkel, pour autant qu’elle essaye d’éviter "le Grexit" comme on le dit, défend cet intérêt partagé des Allemands en tant qu’Européens. 

Alain Wallon :L’argument de M. Schaüble, même s’il est partagé par certains (pas tous) de ses homologues en Europe, paraît bien faible. Il dénote une vision étroite, égoïste car essentiellement nationale et très méprisante de la dimension politique de l’Union européenne, et je ne pense pas que Mme Merkel le suivra sur un terrain aussi étriqué. Oublier la solidarité entre Etats membres, c’est perdre de vue le noyau originel et insécable du projet européen. Non, la démocratie en Europe ne naît pas de la seule juxtaposition des pratiques politiques d’Etats souverains. Elle est le résultat d’une compréhension partagée de l’intérêt de tous à confier à des instances communes ce qui gagne à être réalisé au plan européen et à conserver pour chacun ce qui gagne à être réalisé au plan national (principe de subsidiarité), ce qui implique une solidarité face à ce qui peut menacer la cohésion et, partant, la solidité d’un tel édifice. Si M. Schaüble voulait rappeler la fameuse phrase de George Orwell dans La ferme des animaux "Tous étaient égaux mais certains étaient plus égaux que les autres", il a réussi ! Mais très probablement ce n’était pas son objectif…

Touche-t-on aux limites de l’Union européenne dans sa forme actuelle ?

Christophe Bouillaud : Oui. Cette situation d’entre deux, entre l’association étroite entre Etats et la vraie fédération, est intenable à terme. Lorsque, à la fois les "gauchistes" grecs, des groupes de réflexion français et allemands des plus modérés (Eiffel et Gleinicke) ou d’éminents économistes américains des plus orthodoxes soulignent que la monnaie unique ne peut tenir à terme sans une autorité politique pour la soutenir, il faut bien finir par admettre que la situation actuelle n’est pas idéale. Ce machin à complications qu’est devenu l’Union européenne produit surtout des ennuis actuellement, et il faudra bien se décider dans les années qui viennent entre le retour à une simple association commerciale entre nations – la voie britannique – et la voie fédérale et démocratique. En même temps, vu les crises qui s’accumulent, j’ai bien peur qu’il ne soit plus temps de choisir sciemment une voie ou l’autre. L’histoire risque d’imposer à tout le monde un chemin. 

Alain Wallon :En tout cas, on approche d’une heure de vérité qui semble incontournable. L’échec en France et aux Pays-Bas du référendum sur le projet de traité "constitutionnel" européen il y a dix ans a laissé de telles traces, notamment en France, que la renégociation des traités est pour l’instant un tabou, au moins pour la France et l’Allemagne. Ce qui arrange bien tous ceux qui peuvent espérer ainsi repousser plus aisément les demandes de révision de M. Cameron. Pourtant, on ne pourra éviter de remettre l’ouvrage sur la table et ce sans doute plus tôt que souhaité à Paris ou Berlin. Mme Merkel elle-même ne peut souhaiter faire avancer l’UE vers plus d’intégration économique, en particulier budgétaire, en négociant cela entre quatre yeux, ni la France souhaiter plus d’intégration politique dans des domaines comme la défense et la sécurité communes où elle ne pourra indéfiniment faire cavalier seul à un coût élevé. Mais ce qui va accélérer les choses le plus nettement sera la résolution, positive ou négative de la dite "crise grecque" qui est aussi porteuse de crise pour la zone euro et pour l’Union européenne. Le pas qui sera franchi, dans un sens ou dans l’autre, en réponse à la lucide et forte prise de position d’Alexis Tsipras, sera un pas décisif : vers plus d’intégration européenne, si domine parmi les Chefs d’Etat et de gouvernement la vision stratégique de long terme, celle qui fait de la cohésion des 28 et des institutions de l’UE sa priorité. Dans le cas où l’on céderait à la vision comptable, bornée à compter ses sous et ses électeurs, la ligne rouge serait franchie et les forces centrifuges les plus diverses risqueront de mettre à bas l’édifice. Dans sa tribune du 31 mai, Alexis Tsipras renvoie ceux qui doutent que toute l’Europe puisse être affectée par un "Grexit" vers la lecture du roman d’Hemingway Pour qui sonne le glas ? Il ne donne pas la citation du poète anglais John Donne placée en exergue du roman qui pourtant répond à la question : "[...] n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi."

Comment au sein de l’Union européenne peut-on appréhender le concept de démocratie alors que les intérêts et l’expression de la souveraineté des peuples qui composent l’union peuvent être divergents ?

Christophe Bouillaud : Il existe certes des divergences d’intérêts liées au passé de chaque nation, par exemple entre ouest et est du continent à propos de la Russie. Mais ce sont surtout les mauvais choix faits par les dirigeants européens depuis l’Acte Unique au moins qui ont rendu ces intérêts  particulièrement divergents. Par exemple, depuis le Grand Marché de 1993, et encore plus après les élargissements de 2004 et de 2007, il existe une concurrence fiscale et sociale acharnée entre pays de l’Union européenne. Du coup, l’Etat français voit disparaître sa base imposable au Luxembourg, les Français se plaignent de la délocalisation de leurs emplois en Pologne, en Roumanie ou en Slovaquie, et nos agriculteurs se plaignent de l’Espagne qui enfreindrait les règles de la juste concurrence. De fait, l’Union européenne ne s’est pas rendu compte que la mise en concurrence de tous contre tous qu’elle promouvait allait provoquer des antagonismes entre Européens, elle n’a voulu voir que les progrès économiques associés à la concurrence. Elle comptait sur le fait que la croissance due à la concurrence résoudrait tous les maux. La crise économique a encore accentué ce hiatus. On aurait pu éviter ce darwinisme social généralisé en Europe, en ayant dès ce moment une vue plus générale de l’organisation future de l’espace européen. C’était le but de la politique de cohésion économique et sociale, qui devait compenser les effets négatifs de la concurrence sur les territoires les plus faibles, mais cela n’a pas eu les effets escomptés. Pour revenir au problème de la Grèce et plus généralement des pays du sud de l’Europe, il faut souligner que la libre circulation des capitaux, permise par les décisions des années 1980, a encouragé les bulles immobilières ou l’endettement des Etats, mais n’a rien apporté ou presque au développement économique des pays concernés. Cette évolution a eu lieu parce que les dirigeants européens ont refusé de penser globalement et sérieusement leur espace commun. On a supposé que laisser faire les marchés suffirait à harmoniser les choses. Or, c’est cela qui a fini par opposer les populations entre elles. Si l’euro avait été géré autrement depuis 1999, nous n’aurions pas à parler aujourd’hui des Etats créanciers face aux Etats débiteurs, mais pour cela il aurait fallu surveiller que les banques recyclent avec intelligence l’épargne du centre vers la périphérie. C’est raté. 

Alain Wallon :La démocratie n’a pas le même décor pour tous les pays membres de l’Union, ou pour d’autres pays qui regardent  cette Union européenne comme une relative réussite, voire un modèle, en tout cas un puissant pôle d’attraction  – je pense notamment  à de nombreux pays d’Amérique latine, mais aussi au voisinage proche de l’UE, Ukraine en tête. Les intérêts des peuples de l’Europe unie ont été et restent en définitive plus souvent convergents que divergents dans la plupart des domaines-clés de la vie économique, sociale et culturelle. Même quand ils s’opposent conjoncturellement et bruyamment, par exemple sur le niveau des salaires horaires et de la protection sociale pour une même tâche (camionneur polonais vs. camionneur allemand, pour citer un conflit récent entre les deux pays concernés), au bout du compte on verra progresser l’idée du salaire minimum là où son absence favorisait précisément le dumping social et partant la concurrence non équitable entre travailleurs dans l’espace européen de libre circulation. Au-delà d’un exemple aussi  banal, il y a une foule de domaines  où c’est essentiellement la méconnaissance des faits et données  réels qui laisse le champ à des interprétations négatives, le plus souvent à visée électoraliste, des différences de régime social, de manières de vivre et de s’exprimer de nos voisins, alors que c’est là, dans cette variété et richesse d’expressions que s’ancre la faculté de création, de dialogue et d’échange entre peuples au sein de l’Europe.  Le déficit démocratique le plus criant est d’ailleurs là où se ferment les portes ou se rognent les moyens d’échange et donc de compréhension entre les peuples, en Europe et bien sûr aussi au-delà de ses frontières immédiates. La démocratie est aussi un combat, personne ne s’en étonnera !

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