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Manquer d'humanité permet de mieux faire carrière.
Manquer d'humanité permet de mieux faire carrière.
©Reuters

Le prix du succès

Dans la biographie que Walter Isaacson a consacrée à Steve Jobs en 2011, il ressort du portrait du génial fondateur d'Apple qu'être une "ordure" est l'une des clés de la réussite.

Hamid Aguini

Hamid Aguini

Hamid Aguini dirige la société Relation et Performance. Après 20 ans dans la fonction commerciale et des formations en Analyse transactionnelle et approche de Palo Alto, il intervient autour des thèmes de l’entrepreneuriat, de leadership, de la vente et de la communication.

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Pascal Neveu

Pascal Neveu

Pascal Neveu est directeur de l'Institut Français de la Psychanalyse Active (IFPA) et secrétaire général du Conseil Supérieur de la Psychanalyse Active (CSDPA). Il est responsable national de la cellule de soutien psychologique au sein de l’Œuvre des Pupilles Orphelins des Sapeurs-Pompiers de France (ODP).

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Atlantico : Ce phénomène a-t-il été théorisé ? Quelles études viennent soutenir l'idée qu'être une ordure constitue un avantage pour réussir ?

Hamid Aguini : Ce qui apparaît rapidement dans une personnalité comme celle de Steve Jobs, c’est que c’est un génie. Il a construit l’entreprise qui est probablement la plus rentable du monde. Ce qui intéresse les théories autour du management, de la sociologie ou de la psychologie c’est de se centrer sur ce qu’on peut apporter de positif en termes de comportement. Aucune théorie managériale n'explique comment manipuler les autres, comment profiter des autres et comment être une "ordure". Toutes les théories apportent des méthodes pour obtenir des résultats positifs ou pour obtenir ce qu’on veut : le leadership, la communication, le marketing, le management participatif.

Ce qui est important, c’est comment manager un individu, comment créer une entreprise, comment atteindre ses objectifs, comment avoir un marketing stratégique, etc. Pour moi, une "ordure" est une personne qui n’a aucune moralité, et n’a aucune éthique.

Pascal Neveu :  Plusieurs études universitaires anglo-saxonnes s’intéressent à la personnalité des leaders, à leur style de management et à l’analyse des facteurs de leur réussite. Car aux Etats-Unis, réussir est important et est valorisé. En effet la culture américaine laisse la possibilité d’accéder à des fonctions prestigieuses. Il n’est donc pas rare qu’une biographie ou un film racontent l’histoire d’un succès saupoudré d’un portrait psychologique qui dévoile les bons aspects et les mauvais travers d’un Steve Jobs ou Alfred Hitchcock. « Génial mais peu aimable, hors norme mais dur et exigeant, faisant pleurer… » sont des descriptions très souvent retrouvées, surprenant celles et ceux qui ne font pas partie de leur entourage.

Les chercheurs s’intéressent à une sorte de portrait robot du « winner ». Il en ressort que la représentation que nous nous faisons, et que nous acceptons, de celui qui a réussi, est plus proche du requin blanc que du chérubin.

Comme l’écrivait Machiavel : « La fin justifie les moyens ! ».

En France où la réussite suscite envie et jalousie, quand elle n’est pas caution à des rumeurs, les études portent avant tout sur la vie des employés (conditions de travail, risques psycho-sociaux, burn-out…) et non la personnalité des dirigeants qui sont par essence des nantis, profiteurs, libéraux sans scrupules… de véritables ordures !

De fait, être une ordure aux USA n’a pas la même portée symbolique qu’en France. L’ordure, en France est celui qui méprise l’autre, tire jouissance dans la destruction de l’autre. Il ne peut acquérir le statut de génial, ni de haute fonction, ou alors sera suspecté d’être un pervers narcissique.

Comment expliquer que les personnes les plus "odieuses" parviennent à obtenir plus que les autres ? Comment expliquer que cela les servent plus que ça ne les dessert ?

Hamid Aguini : Ce que j’ai constaté en matière de management, dans mon expérience professionnelle, c’est que ceux qui ne demandent rien, n’obtiennent rien. Dans le monde de l’entreprise comme dans la vie quotidienne, si l’on veut quelque chose il faut aller le chercher. Ceux qui vont oser, ce sont ceux qui vont obtenir le plus, notamment dans le monde de l’entreprise.

Laissez-moi vous développer cette image : un "salaud", une "ordure" est comme une voiture lancée à pleine vitesse, sans frein, il fonce, il ose, et demande ce qu’il veut, quand il veut, à qui il veut, sans aucun complexe, en faisant dégager tous les obstacles qui peuvent obstruer son chemin. L’ "ordure" est quelqu’un qui va aller loin, et qui ne se préoccupe pas des obstacles qu’il pourrait rencontrer sur la route.

Dans mon livre "La rébellion positive", j’explique que le manipulateur est quelqu’un dénué d’empathie, ne se préoccupant pas de ce que ressentent les autres, et ayant d’excellentes qualités pour se vendre auprès de la hiérarchie ou auprès des clients. Il a un double avantage : il ne se laisse pas influencer par des problèmes émotionnels, sentimentaux, et il d’adapte très rapidement, il fait même preuve d’une grande suradaptation, et adopte les bons comportements lors de certaines difficultés.

Ces gens-là obtiennent plus que les autres car ils osent, ils savent formuler leurs demandes et leurs attentes. Ils n’ont jamais peur de demander une augmentation, ils savent jouer sur les arguments pour faire bouger les choses.

Pascal Neveu : Dès l’antiquité des tyrans dirigeaient des populations par la terreur, la peur engendrée par ces pratiques se révélant contre-productive.

Le principe à retenir, utilisé dans ce cas de figure, est simple : c’est la loi du plus fort qui l’emporte !

Lorsque deux ou plusieurs personnes ou groupes ont des intérêts antagoniques, ils peuvent entrer dans un rapport de forces. C’est alors que la jalousie, la rivalité, le besoin de dominer, la nécessité de résister à une domination, la fascination, l'admiration, l'envie, la peur, le rejet, l'application de la loi, la mobilisation populaire pour l'obtenir alimentent le rapport de forces. Une variété d’émotions et de ressentis qui nous amènent à nous positionner.

Un pas est alors franchi dans la relation dominant/dominé, comme le rappelle Machiavel : « La raison du plus faible n’est jamais assez forte puisqu’elle ne lui permet pas de prendre l’avantage sur son adversaire ». Universel, non réservé aux humains (travail, couple…), le cas de putschs violents chez les Gorilles le démontre également.

L’odieux n’est pas banni. Au contraire il va être respecté.

Notre sensibilité psychique nous renvoie à l’idée que celui qui est odieux est titulaire d’un pouvoir qui l’autorise à sortir du cadre normal. « S’il agit ainsi, c’est qu’il est intouchable et puissant… et donc qu’il a réussi. » pourrait-on penser.

Un patron gentil n’apparaîtra pas, aux yeux de ses employés, comme suffisamment sécurisant, ne pouvant faire l’affaire face à un monde régi par des pulsions instinctives pour ne pas dire animales, sans foi ni loi.

Un patron se doit d’être respecté, usant symboliquement de notre rapport à la crainte de la figure autoritaire du père ou de la mère.

Comment les entreprises peuvent-elles par ailleurs s'en servir ?

Hamid Aguini : Les entreprises s’appuient sur ces hommes et ces femmes pour faire des leaders ou des managers. Le manager est une personne qui applique ce qu’on lui demande et se concentre sur les résultats à obtenir, quand le leader sent plus les émotions et sera plus en contact avec l’humain. Le leader, quand le marché est en croissance, est une personne qui n’accepte pas le statuquo, mais qui innove et a des idées. Il va fédérer des gens et permettre à l’entreprise de trouver de nouveaux chemins de croissance. Les leaders dérangent également car ils souhaitent bouleverser les processus et faire changer les choses. Le manager est beaucoup plus adapté à une période de crise, pour serrer les boulons, obtenir un maximum de bénéfices avec moins de moyens, quitte à pousser les équipes et paraître "odieux". Le leader est davantage dans le futur et le changement, le manager davantage dans le présent.

Pascal Neveu : Ce genre de personnalité ne s’effaçant pas face à autrui, ne quittant pas une scène de négociations, capable de repousser les limites (par défi personnel, par soif de reconnaissance de ses qualités par autrui) remporte souvent des victoires alors que le combat semblait perdu d’avance. Il sert donc l’intérêt de l’entreprise, à condition qu’il soit fixé une limite à ne pas dépasser.

Ce qui renforce d’autant plus leur charisme naturel, les amenant à être de plus en plus visibles au sein d’une société et apparaître comme le père symbolique, à la fois sauveur et protecteur de l’entreprise, également porteur de projets qu’ils mèneront au bout, telle une quête qu’ils se sont fixées.

Être odieux est-il néanmoins suffisant ? A quels autres traits de caractère et compétences cette caractéristique doit-elle être combinée ?

Hamid Aguini : Plusieurs autres qualités sont essentielles pour obtenir ce que l’on souhaite. Si l’on reprend l’exemple Steve Jobs, je pense qu’il avait le génie en plus. On aime le personnage ou on ne l’aime pas. Il avait ses fans et ses détracteurs. L’entreprise Apple est exigeante et est réputée pour ça. Mais ses résultats sont hors-normes.

Je pense que l’empathie est, dans un collectif, très important, pour créer des relations durables, saines, et pour motiver les gens. Une autre qualité est la flexibilité, c’est savoir s’adapter à son interlocuteur. Savoir motiver quelqu’un, c’est avant tout le comprendre et être en contact avec ses émotions, de comprendre ce qu’il ressent. On peut agir sur 50% de la motivation d’une personne. Les 50% restants, seul l’individu lui-même peut s’en charger.

Pascal Neveu : Le meilleur cocktail pour réussir est le mélange entre être odieux et faire montre de narcissisme. En effet cette union annule la répulsion immédiate de l’individu odieux perçu comme dangereux et à fuir. La perception du narcissisme donne sens à des excès d’expression (comme le fait d’être odieux) mêlés à une séduction/attirance pour ce genre de personnalités atypiques, minimisant l’impact des discours et comportements odieux.

Tant que l’odieux ne reste qu’un ressenti agressif et non un acte violent, la personnalité odieuse va attirer le regard et l’attention.

Quelles autres applications concrètes existe-t-il à ce phénomène ? Par exemple, les gens sont-ils prêts à payer cher s’ils se sentent exclus, méprisés par l'égérie d'une marque ?

Hamid Aguini : Une autre application concrète peut s’illustrer dans les rencontres amoureuses. On est plus attiré par celui qui ne nous regarde pas, que par celui qui nous regarde. Une personne hautaine peut attirer l’autre car elle dégage quelque chose. On peut aussi être attiré par une personne odieuse en se disant que l’on peut lui apporter de l’aide, de la douceur, de l’ouvrir en terme de communication ou en terme relationnel. 

Pascal Neveu : Cette technique commerciale fait appel à des angoisses (peur de l’abandon, peur de l’exclusion au profit d’un autre), manœuvres de séduction présentes chez l’enfant .

Aussi, le client est prêt à faire la queue en dehors d’un magasin, des heures durant, en plein hiver, voire sous la pluie, dans l’attente du sésame : être accepté au saint des saints, tout comme il achètera une relation affective en payant une forte somme d’argent afin de gagner un semblant de relationnel qu’il ressentira comme privilégié.

Par anticipation, on devine les attitudes de ces personnalités, on les anticipe de sorte que leur manifestation n’est finalement qu’attendue voire souhaitée. Nous sommes même capables de nous adapter à eux. Plus rien ne nous étonne, en ce sens où ce qui a pu nous surprendre et nous choquer au tout début finit par être banalisé, voire normalisé.

C’est ce que nous appelons l’habituation : notre psychisme a incorporé ce mode d’expression de la personnalité, certainement car n’ayant pas d’autre choix, donc par acceptation que être odieux et réussite sont accolés.

Mais tout ceci nous renvoie à un questionnement moral : même si  jusqu’où peut-on aller

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