Ecartelée : entre sortie de la déflation, précipice grec et ralentissement allemand, de quel côté l’Europe va-t-elle basculer ?<!-- --> | Atlantico.fr
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L'Europe doit affronter plusieurs défis en même temps.
L'Europe doit affronter plusieurs défis en même temps.
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A la croisée de l'euro ?

A la croisée des chemins, l'Union européenne doit faire face à plusieurs défis de taille si elle veut rester solide.

Atlantico : Ce 19 mai, Eurostat confirmait la sortie de la zone euro de la déflation, tout en annonçant des chiffres record concernant la balance commerciale. Ces chiffres sont-ils suffisants pour bâtir une croissance durable en Europe ?

Jean-Paul Betbeze : La déflation se définit par des baisses de prix pendant plusieurs mois. Elles entrent ainsi dans les anticipations et marquent les esprits. La déflation, c’est quand on pense que les prix demain et après-demain seront plus bas qu’aujourd’hui, donc qu’on ne consomme ni n’investit, mais au contraire épargne et se désendette. Alors le processus est auto-entretenu : moins de demande demain et après-demain, ce sera moins d’offre, d’emploi… et ainsi de suite.

Pour en sortir, il faut à la fois dissuader d’épargner (les taux des placements baissent, voire deviennent négatifs), faire baisser les taux des crédits par la politique monétaire et plus encore alimenter les anticipations en faveur d’une remontée de l’inflation. C’est bien ce qui se passe avec la politique monétaire européenne. Après avoir fait passer les taux à zéro pour les dépôts (et à -0,2 % pour les dépôts des banques en banque centrale, de manière à les inciter à prêter), la BCE s’est lancée dans une politique d’achats mensuels de bons du trésor et de papiers dits substituts pour 60 milliards, et ceci jusqu’à ce qu’elle juge que les anticipations se redressent. C’est le fait de ne pas se donner de borne dans le temps qui est décisif pour débloquer les anticipations.

Evidemment, sortir peu à peu du risque déflationniste n’assure pas en soi une « reprise durable ». Pourquoi ? Parce que le monde change et que cette crise est en fait une mutation. Nous allons vers une économie plus réactive et globale, digitale, ce qui implique d’un côté des destructions d’investissements et de structures, de l’autre des investissements physiques, puis immatériels et plus encore en capital humain pour la créer. Ce troisième type de capital, en capital humain, plus risqué mais indispensable qui ne fera pas « une croissance durable » au sens où on la mesure aujourd’hui, mais plutôt une « autre croissance » dans l’économie de l’information et des nouveaux usages qui s’annonce.

Nicolas Goetzmann : Eurostat publiait en effet une batterie de chiffres ce 19 mai, dont cette confirmation de la sortie de de la zone euro de sa situation de déflation. Ce qui est évidemment une bonne nouvelle car il s’agit du signe d’un retour progressif de la « demande » en Europe, c’est-à-dire d’un raffermissement du niveau d’activité, et vient ainsi conforter le dernier chiffre de la croissance trimestrielle de la zone euro, à 0.4%. Lorsque l’on prend en compte l’inflation hors énergie, c’est-à-dire en excluant sa composante la plus volatile, le chiffre est également en hausse, à 0.7%. Nous sommes encore loin d’une normalisation de la situation économique du continent, comme peut le traduire la persistance du chômage de masse à 11.3%, mais au moins la tendance est positive. Ce qui est quand même une nouveauté.

Concernant la balance commerciale, la « bonne » nouvelle est contradictoire car elle repose essentiellement sur la forte progression des importations extracommunautaires (+15% sur un an sur les machines et véhicules), signe que la demande intérieure européenne se redresse. Les multiples records de la balance commerciale de la zone euro, au cours de ces derniers mois, n’était finalement le fait que d’une demande intérieure atone, ce qui était en réalité un mauvais signe.

Cette reprise graduelle de l’activité peut être directement attribuée au soutien apporté par la BCE à l’économie de la zone, le 22 janvier dernier, au travers de la mise en place du plan d’assouplissement quantitatif européen. La baisse de l’euro est était une conséquence directe, tout comme l’est la relance de la demande intérieure, et la baisse des prix du pétrole est venue soutenir favorablement ce phénomène.

La perspective d’une croissance durable est désormais à portée de mains pour le continent européen, mais plusieurs incertitudes politiques doivent encore être levées pour passer à l’étape suivante.

Dans un discours prononcé  ce même 19 mai, le représentant français au directoire de la Banque centrale européenne, Benoît Cœuré, annonçait une intensification du soutien monétaire pour les prochains mois. Fondamentalement, la BCE a-t-elle modifiée sa doctrine ? Quels résultats en attendre ?

Jean-Paul Betbeze : Non, la BCE ne modifie évidemment pas sa doctrine qui consiste à acheter jusqu’à ce que les anticipations inflationnistes se redressent, puis les chiffres d’inflation. Au vu des premières semaines, avec des taux négatifs, certains pensaient qu’elle allait arrêter. Bien sûr que non : sa stratégie est de faire changer les anticipations et ce choix s’inscrit dans la durée. Arrêter ou infléchir ne serait pas seulement mettre en cause sa crédibilité, c’est faire rater ses choix, sa politique et faire retomber la zone euro, et plus profondément, en déflation.

Nicolas Goetzmann : Dans cette déclaration, Benoît Cœuré annonce que la BCE va intensifier ses rachats d’actifs pour les mois de mai et juin afin que celle-ci ne soit pas confrontée à des problèmes de liquidités pendant l’été. Puisque la Banque centrale européenne rachète l’équivalent de 60 milliards d’euros d’actifs par mois, il est nécessaire de pouvoir compter sur un marché suffisamment « profond ». Donc, et pour ne pas être pris de cours, la BCE va simplement effectuer ses emplettes plus tôt, en évitant les mois de juillet et d’août, mais le montant total n’est pas modifié. Il ne s’agit donc pas d’un changement majeur, mais d’un signe supplémentaire de l’activisme de la BCE, qui donne l’impression au marché de ne rien laisser au hasard.

Mais c’est surtout le discours de Benoît Coeuré du 18 mai qui est intéressant, mais à un autre titre. Dans son intervention, le banquier central indique que « l’impossibilité de baisser les taux d’intérêt ne rend pas la politique monétaire inefficace ». Cela n’a l’air de rien à priori, mais il s’agit d’une sorte de reconnaissance officielle du pouvoir de la politique monétaire dans l’environnement des taux 0 actuels. Ce qui réfute totalement le discours dominant en Europe, et notamment les positions allemandes. Bref, c’est un nouveau signe que l’Allemagne est en train de doucement perdre la main sur la BCE. Dans ce cadre, il est clair que le duo de banquiers centraux; Mario Draghi - Benoît Cœuré apporte beaucoup à la zone euro. Leurs avancées sont considérables au regard de l’immobilisme structurel des institutions européennes. Mais s’ils sont parvenus à faire bouger un paquebot à mains nues, ils mériteraient plus de soutien politique. Notamment pour parvenir à donner un coup d’accélérateur à l’ensemble.

Parallèlement à ces bonnes nouvelles, la zone euro doit faire face au ralentissement de la croissance allemande, dont le dernier signal est l’effondrement de l’indice de confiance ZEW. De la même façon, le dossier grec n’est toujours pas réglé et continue d’inquiéter les investisseurs. Ces situations sont-elles susceptibles de faire dérailler cette reprise européenne ?

Jean-Paul Betbeze : La croissance allemande est largement liée au commerce extérieur, notamment vers les émergents, notamment vers la Chine. Le ralentissement allemand, directement et indirectement, est ainsi tributaire de ce phénomène auquel s’ajoute bien sûr l’effet négatif de l’entrée en quasi récession de la Russie.

Le « dossier grec », évidemment très complexe n’est pas encore réglé. Il ouvre sur deux voies : l’accommodement avec la Grèce, la sortie de la Grèce.

« La voie de l’accommodement » reste la voie la plus plausible, ce qui implique des baisses de taux d’intérêt, des allongements de remboursement et des réductions dans le montant prêté, autrement dit des montées des dettes pour tous les pays de la zone euro, mais ceci sous condition expresse de restauration des comptes publics grecs. Ce dernier point prendra des années, avec des politiques de privatisation d’un côté et de meilleure entrée des impôts de l’autre, avec une modernisation de l’état.

« La voie de la sortie de la Grèce de la zone euro » (et de l’Union ?) ouvre des questions sur la Grèce elle-même : importance de la dévaluation, instabilité économique, politique et sociale, avec risque de déstabilisation de la région. Elle ouvre surtout des questions sur la solidité et la crédibilité de l’euro, la zone se montrant incapable de traiter un choc en interne.

Les autorités grecques ont parfaitement compris ses enjeux. Elles tentent de tirer le maximum d’avantages d’une situation où elles sont évidemment très faibles mais où elles pensent que l’intérêt bien compris de la zone est de sauver l’économie grecque pour organiser son évolution sur longue période au sein d’économies plus avancées, avec notamment des tissus productifs devenus plus puissants.

En prenant la voie de l’accommodement, la reprise se poursuit ainsi, avec un euro qui deviendra relativement plus fort (on ne peut tout avoir !). En revanche, selon moi, la voie de la sortie de la Grèce affaiblit profondément l’euro et la zone, les marchés financiers demandant des preuves de solidité aux autres pays. L’Italie serait sans doute très fragilisée dans cette situation, alors qu’elle accélère ses réformes, mais porte une forte dette. De proche en proche, avec une remontée des taux au sud, la France serait affectée, sauf à mener plus vite plus de réformes.

Nicolas Goetzmann : L’Allemagne est actuellement en situation de plein emploi, ce qui produit un effet contradictoire entre sa réalité économique et ses choix politiques. Tout soutien de la demande intérieure allemande aurait pour effet de pousser les salaires à la hausse, ce qui aboutirait au final à une perte relative de compétitivité. Le pays freine donc des deux pieds sur sa demande intérieure, ce qui se traduit notamment par un excédent budgétaire. Or, cela est une anomalie totale pour un pays qui est en capacité d’emprunter à près de 0% sur les marchés financiers. L’Allemagne pourrait faire beaucoup plus pour soutenir la zone euro, mais elle choisit d’en faire plutôt moins pour garder son avantage aussi longtemps que possible. Mais elle ne pourra s’opposer totalement à la lame de fond proposée actuellement par la BCE.

Le cas de la Grèce est différent. Si une résolution honorable du cas grec est évidemment souhaitable à travers un accord, il n’est toujours pas exclu qu’une sortie de la zone euro puisse survenir. Si quelques observateurs européens envisagent un tel cas avec un sourire radieux, la possibilité du « Grexit » (mot valise pour Grèce et Exit) est le plus grand risque qui pèse actuellement sur la zone euro. C’est un scénario ou n’y a que des coups à prendre. Potentiellement, la rupture totale de la zone euro serait alors une hypothèse crédible. Aussi longtemps que ce risque pèsera, la reprise économique européenne ne pourra se libérer totalement. Sur ce point, l’exécutif français est parfaitement silencieux alors que l’enjeu est majeur.

L’élection de Syriza a eu lieu le 25 janvier 2015. Le plan de relance européen a eu lieu le 22 janvier 2015. Ce sont donc les deux faces du jeu économique européen de cette année 2015, entre la menace qui pèse sur la zone euro et le plan de relance. Un pied sur le frein et un pied sur l’accélérateur. La résolution du cas grec au cours des prochains jours ou des prochaines semaines serait donc susceptible de lever de nombreuses incertitudes sur la croissance de la zone euro. C’est aux dirigeants européens d’agir en ce sens, et de prendre, enfin, leurs responsabilités. A l’inverse, une solution punitive de la crise grecque aurait véritablement le potentiel pour condamner la construction européenne.

Quelles sont les actions politiques qui restent à mener pour permettre de sortir de cette crise qui frappe le continent européen depuis 7 années ? Au plan national ? Au plan européen ?

Jean-Paul Betbeze : Cette crise, répétons-le, est une mutation. La montée du crédit a été une façon de « jouer les prolongations » par rapport à l’ajustement impliqué par la révolution de l’économie de la communication aujourd’hui en cours. On voit, aux Etats-Unis, le temps qu’il faut, dans un contexte social autrement plus souple, avec des capacités de recherche plus fortes et des entreprises plus puissantes pour passer au « nouveau monde ». Ceci implique ici plus de politiques coordonnées de recherche et d’incitations à des investissements en capital humain, ce qui requiert bien plus de profitabilité de la part des entreprises. C’est aujourd’hui seul le profit qui fait l’investissement immatériel et en capital humain, et ce sont ces investissements qui font l’emploi.

Nicolas Goetzmann : L’essentiel est de bien comprendre que la sortie de crise se joue d’abord au niveau européen parce que les véritables leviers économiques sont à ce niveau. La politique monétaire est basée à francfort avec la BCE et la politique budgétaire est encadrée par les traités, ce qui donne une marge de manœuvre relativement marginale aux différents gouvernements dans leurs actions économiques. Les histoires de pacte de responsabilité ou de choc de compétitivité ne sont pas sérieuses à l’échelle européenne.

Par contre, le véritable pouvoir des exécutifs nationaux tient en ce qu’ils ont la capacité de modifier les règles européennes. Et pour le moment, ce cadre législatif européen, celui-là même qui a rendu possible une crise aussi longue, n’a pas été modifié. C’est ici qu’il faut agir en priorité. D’une part, en assignant un mandat de plein emploi à la BCE, ce qui donnera les coudées franches à l’autorité monétaire pour soutenir l’économie, dans un objectif clair de réduction du chômage en Europe. C’est de cette façon que les Etats Unis sont parvenus à faire baisser leur taux de chômage à 5.5%. Ensuite, il est essentiel d’en finir avec la notion d’austérité fiscale en Europe. Parce que cette stratégie économique appartient à un autre âge, et que ses résultats ont été grotesques. Les partisans de l’austérité vantent sérieusement les résultats économiques de l’Espagne qui, après 7 ans de traitement, revient à la vie, tout en ayant 23.8% de chômage. On peut comparer avec un pays qui a fait de la relance monétaire, le Royaume Uni et ses 5.5% de chômage. La comparaison n’est pas sérieuse. L’objectif est de faire de l’Europe le continent du plein emploi, et d’en finir définitivement avec cette décennie perdue.

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