1er mai, fête des travailleurs : pourquoi la lutte des classes version 2015 n’a plus RIEN à voir avec celle du siècle dernier <!-- --> | Atlantico.fr
Atlantico, c'est qui, c'est quoi ?
Newsletter
Décryptages
Pépites
Dossiers
Rendez-vous
Atlantico-Light
Vidéos
Podcasts
Société
1er mai, fête des travailleurs : pourquoi la lutte des classes version 2015 n’a plus RIEN à voir avec celle du siècle dernier
©wikipédia

C'est un joli nom, camarade ...

C'est aujourd'hui le 1er mai, la grande fête des "travailleurs" qui souhaitent faire entendre leurs revendications contre le "patronat". Une logique dualiste issue du concept marxiste de "lutte des classes". Mais, en 2015, la problématique ne se pose pas exactement de cette façon, à une époque où la précarité dépend, parfois, plus du lieu de résidence ou de l'âge que d'une soit-disant conscience de classe.

Nicolas Goetzmann

Nicolas Goetzmann

 

Nicolas Goetzmann est journaliste économique senior chez Atlantico.

Il est l'auteur chez Atlantico Editions de l'ouvrage :

 

Voir la bio »
Julien Damon

Julien Damon

Julien Damon est professeur associé à Sciences Po, enseignant à HEC et chroniqueur au Échos

Fondateur de la société de conseil Eclairs, il a publié, récemment, Les familles recomposées (PUF, 2012), Intérêt Général : que peut l’entreprise ? (Les Belles Lettres),  Les classes moyennes (PUF, 2013)

Il a aussi publié en 2010 Eliminer la pauvreté (PUF).

Voir la bio »
  • Le concept de lutte des classes est né de l'analyse marxiste de l'économie, au XIXème siècle. Selon celle-ci, il s'agit de l'affrontement entre la bourgeoisie, propriétaire du capital (les moyens de production) et le prolétariat, les travailleurs qui produisent la richesse.
  • En 2015, le concept ne s'applique plus en ses termes, mais il reste une élite et la masse, les fameux 99% contre les 1% les plus riches.
  • Aujourd'hui la lutte s'analyse d'une autre façon : les inégalités dans la société, en termes de revenus, de lieux de vie, d'âge etc.

Lire aussi La lutte des classes version XXIe siècle sera-t-elle une guerre culturelle ?

Atlantico : Le 1er mai est historiquement la fête des travailleurs, celle pendant laquelle ils peuvent fêter leur fierté d’appartenir  à ce « groupe » et manifester en faveur des revendications adressées à leurs « patrons ». D'un point de vue économique en 2015, peut-on encore parler de lutte des classes ? Dans quels termes se pose-t-elle aujourd'hui ? 

Nicolas Goetzmann : Le concept de lutte des classes, en 2015, se pose en termes d’inégalités des revenus et des niveaux de vie. Le fait est que depuis les années 70, la réalité des chiffres tend à donner un support sérieux à la résurgence de l’idée même de lutte des classes. Selon les travaux des économistes Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, il existe une fracture nette entre deux catégories de population. Mais les idées de prolétariat et de bourgeoise du XIXe ont laissé place aux 0.1% et 99.9%. Parce qu’il ne s’agit plus de parler d’une classe des 10% les plus riches, ou même des 1%, mais bien des 0.1% et des 0.01%. C’est ainsi qu’aux Etats Unis, au milieu des années 70, les 0.01% les plus riches détenaient environ 2% de la richesse nationale. Puis, en 2012, la portion détenue est passée à près de 12% de cette richesse nationale. A titre de comparaison la part de richesse détenue par 90% de la population américaine est égale à celle détenue par les 0.1% les plus riches.  

Lire aussi Élites mondialisées contre masses clouées au sol : la nouvelle lutte des classes ?

Cette nouvelle fracture qui se dessine depuis la fin des années 70 provient de la différence de croissance entre revenus de capitaux et revenus du travail. Entre 1992 et 2007, un salarié figurant parmi les 400 les mieux payés a doublé ses revenus issus du travail, ce qui est déjà très important, mais ce n’est rien comparé aux gains en capitaux, qui ont été multipliés par 13 sur la même période. Avoir un bon travail ne signifie plus rien par rapport à une situation de rente de capital. Par contre, pour la classe moyenne, c’est la stagnation des revenus qui a été la règle, si ce n’est le déclassement.

Selon de nombreux travaux, notamment ceux qui ont été réalisés pour le compte du Congrès des Etats Unis, le principal moteur de la résurgence inégalitaire provient bien des gains en capitaux. Parce qu’au cours des 35 dernières années, les politiques publiques qui ont été menées ont eu pour effet de privilégier les seuls revenus du capital par rapport à ceux du travail. Notamment au travers des politiques monétaires dont l’objectif prioritaire a été l’exclusive maîtrise des prix, et dont l’effet est d’assurer une assurance permanente de la valeur du capital contre l’inflation. Ce type de politique a un prix : un chômage élevé sur le long terme qui a également pour effet de contenir la progression des salaires.

Traditionnellement, la problématique de lutte des classes se pose en logique d’affrontement entre le prolétariat ouvrier et la bourgeoisie rentière. Sauf que les classes populaires et les élites ne sont pas forcément les mêmes hier et aujourd’hui. Actuellement, comment peut-on caractériser les grandes fractures qui dominent la France ? Si l'on devait parler de classes en 2015, quelles seraient-elles ?

Julien Damon : Le mot de classe sociale, et le sujet de la confrontation entre les classes sociales, n’est pas un sujet du passé. On a pu penser que pendant les Trente Glorieuses, c’est-à-dire une période de moyennisation des conditions de vie, les dynamiques sociales effaçaient la logique de la confrontation des classes sociales, et même, au tournant du siècle, que les classes sociales avaient disparu. D’ailleurs, ce phénomène s’incarne par le fait que si l’on demande aux Français s’ils se sentent appartenir à une classe sociale, ce sentiment n’a fait que se rapetisser sur les cinquante dernières années, mais, parallèlement, l’idée d’appartenir à la classe moyenne est restée stable à des très hauts niveaux : depuis 30 ou 40 ans les deux tiers de la population française estime y appartenir. Il y a donc quelque chose d’unifiant dans cette idée de classe sociale, le fait que nous appartiendrions tous à la classe moyenne.

On parle beaucoup, et on pleurniche, en France sur la question des inégalités. Par là on entend principalement les inégalités de revenus. Or, la France est, dans la zone des pays riches (OCDE), un des pays où les inégalités sont demeurées à des niveaux d’abord faibles et ensuite relativement stables, sans explosion des inégalités sur les 30 ou 40 dernières années. Cependant, ces inégalités se sont transformées, et, en effet, des classes peuvent, même au sens des classes moyennes, aujourd’hui tout à fait se distinguer. Je prends un clivage qui est très simple, celui entre le public et le privé. Cette coupure était bien moindre il y a quarante ans, et inexistante auparavant. Aujourd’hui c’est un des principaux clivages dans notre société, et là, pour rester dans le thème, il existe bien une conscience de classe, comme l’affirme la logique marxiste (et même au-delà des gens comme Raymond Aron). Il y a une conscience d’appartenir à l’univers public ou privé, sans que la lutte soit aussi frontale comme elle a pu l’être avec des grèves et des manifestations entre les classes hsitoriques, et sans perspective de déflagration. Les tensions sont dans les situations sociales de ce ressort-là. Concrètement, il y a un risque majeur dans le domaine de la protection sociale, celui du chômage, une des parties de la France, au travail ou retraité, n’y ait ou n’y a pas été confronté, les agents des différentes fonctions publiques, tandis que l’autre partie y est confrontée extrêmement puissamment. Il s’agit de la principale et de la plus puissante distinction.

Evidemment cela rénove l’idée de lutte des classes car la période de lutte des classes classiques se caractérisait par un plein emploi industriel. Aujourd’hui la révolution numérique va traverser les emplois, et ceux qui sont protégés demeureront très protégés, ceux qui sont exposés le seront encore plus. C’est matériellement la grande distinction.

Il y a eu la lutte des classes c’est vrai, aujourd’hui nous avons des luttes générationnelles. Auparavant la famille partait d’une idée assez simple, entre les enfants, les parents, les grands-parents. Maintenant la situation contemporaine des jeunes (0 à 30 ans) et des séniors (+ de 50 ans) est différentes, ce sont les plus jeunes qui sont confrontés aux difficultés d’insertion, à la pauvreté et au chômage, alors que l’extrême majorité des personnes dans des situations stables sont des séniors. Il n’y a pas de conflit de classes générationnelles au sens physique, mais dans les comptes sociaux et les grands équilibres économiques, il s'agit d'une lutte des âges.

Il y a une autre manifestation de la transformation de la lutte de classes, à travers ce qu’on appelle parfois la « lutte des places ». Où nous situons-nous sur le territoire ? Dans un village tranquille et aisé, dans une ZUS (Zone Urbaine Sensible) dégradée, dans une zone périphérique éloignée des grandes métropoles. Cela est un marqueur bien plus important qu’auparavant et sans qu’il y ait d’affrontements. Au regard des opportunités qu’on peut saisir, il y a des populations qui ont une conscience territoriale d’elles-mêmes qui se substitue à la conscience de classe.

D'après moi les grands clivages sont ces trois-là : le statut public ou privé, l’âge et la situation résidentielle.

En 2015, la France est confrontée aux phénomènes de mondialisation, n’est-ce pas finalement elle qui induit un véritable déséquilibre entre une élite cosmopolite et mondialisée, et des populations de la France rurale ou périphérique beaucoup plus ancrée de leur territoire ?

Julien Damon : La mondialisation a mille conséquences, bien souvent pointées du doigt. Au-delà de la mesure des problèmes qu’elle génère, il est incontestable qu’il existe, en France, une élite parisienne qui surfe sur les bénéfices de la mondialisation : ouverture au monde, turbo-capitalisme, flexibilité acceptée parce qu’il est possible de rebondir rapidement et avec des revenus aisés, et en face, on trouve des victimes de l’ouverture des frontières, les salariés à coût trop élevé qui ne peuvent plus trouver d’emploi et qui sont confrontés, de surcroit, à des populations immigrés qu’ils ne souhaitent pas forcément voir cohabiter à côté d’eux. Quand on dit « grandes villes », il faut réaliser que la très grande majorité des élites vivent ou exercent à Paris, même les élites parlementaires locales travaillent à Paris. Dans cet endroit, personne ou presque ne vit dans un pavillon, alors que la majorité des Français vivent dans une maison avec un jardin. Donc quand on vit à Paris, on vit dans un monde très singulier et distinct du reste de la France, surtout dans les quartiers huppés parisiens où il est possible d’imaginer une mondialisation heureuse. Il faut voir plus largement, il existe une hyper-élite, de gens de droite comme de gauche, qui vivent dans des conditions qui diffèrent radicalement de la situation du pays. Mais cela a toujours été ainsi, prenez par exemple la cour à Versailles. En même temps aujourd’hui, tout le monde a conscience de ce que vit cette élite, à l’inverse ses membres ne sont pas forcément conscients des difficultés de ceux qui ont du mal à boucler leur budget. Il y a un véritable clivage entre les quartiers huppés de Paris et le reste de la France. Mais encore une fois cela a toujours existé, sauf que cela a été concentré car avant il y avait une élite bordelaise ou toulousaine, mais elle a du se rapprocher pour, par exemple, accéder à Roissy, à la Défense.

Pour ce qui est des théories qui parlent de la « France oubliée », celle de la campagne ou des périphéries de petites villes, je n’y crois pas vraiment. D'abord personne n’est d’accord sur le périmètre exact de cela, France périphérique ou périurbaine, et je pense qu’avant tout cela fonctionne comme discours politique qui permet d’affirmer qu’on appartient à cette « France oubliée » des sans grades, comme dirait Jean-Marie Le Pen, et comme beaucoup s’y reconnaissent les politiques aiment utiliser ce terme. Cependant les niveaux de difficulté et de pauvreté les plus importants ne se trouvent pas dans ces zones, si diverses soient-elles, mais dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville où l’on retrouve une concentration de la pauvreté, des jeunes pauvres, du chômage, des logements sociaux dégradés, de l’immigration mal intégrée. La France périphérique ne représente pas les traits que beaucoup présentent, le département le plus pauvre de France reste la Seine Saint-Denis et non pas un département rural.

Pour parler des habitants de ces quartiers défavorisés, les sociologues de gauche ont inventé un nouveau mot, « le précariat », en reprenant le terme marxiste de prolétariat. C’est assez intéressant. Le prolétariat et la bourgeoisie sont des termes désuets, bien qu’ils puissent être encore employés, comme par exemple en urbanisme où on parle de gentrification, la « gentry » signifie la bourgeoisie. Des termes qui peuvent paraître désuets mais continuer de désigner une réalité qui peut être contemporaines. En France, employés et ouvriers représentent 50% de la population active, bien que très peu exercent comme il y a 50 ans, à la chaîne dans les usines. Le prolétariat n’est plus l’ouvrier attaché à son usine, mais plutôt le jeune qui risque de mourir en livrant des pizzas sur sa mobilette. Le prolétariat, comme la bourgeoisie, existe mais s’est transformé. Le prolétariat était une classe sociale à frontières figées, on n'en sortait pas aisément, il est plutôt constitué de gens dont la situation bouge tout le temps, sans grande mobilité sociale ascendante ou descendante cependant. Il est un temps employé, un temps intérimaire, un temps chômeur, et sur le long-terme. Le précariat peut aussi être vu comme une manière négative de désigner la flexibilité, mettre des années pour avoir un CDI. Par exemple, nombre de stagiaires dans des groupes de presse, espèrent trouver un contrat aussi intéressant mais plus stable dans d’autres rédactions, car une partie du monde des professions intellectuelles s’est paupérisée et est devenu instable.

Auparavant, le concept de pauvreté était très évoqué. Maintenant on parle plus volontairement de luttes contre les inégalités, un sujet développé, entre autres, par le médiatique Thomas Piketty. Finalement, se développe-t-il une nouvelle forme de lutte des classes chez les penseurs et les économistes ?

Nicolas Goetzmann : Oui, incontestablement. Robert Reich, ancien secrétaire d’Etat au travail sous Bill Clinton vient notamment de publier une tribune indiquant :

« En fin de compte, la tendance à l'accroissement des inégalités en Amérique, comme ailleurs, ne pourra être inversée que si la grande majorité dont les revenus ont stagné et dont la richesse n'a pas augmenté se joignent pour exiger un changement fondamental. La compétition politique la plus importante au cours des prochaines décennies n’aura pas lieu entre la droite et la gauche, ou entre républicains et démocrates. Elle aura lieu entre une majorité d'Américains qui ont perdu du terrain, et une élite économique qui refuse de reconnaître ou de répondre à cette détresse croissante. »

Il ne s’agit pas ici, pour Robert Reich, d’appeler à une révolution et à la dictature du prolétariat, mais bien de mettre en place ce « changement fondamental » qui permettra de rétablir un équilibre entre revenus du travail et revenus du capital. C’est-à-dire de promouvoir le plein emploi de façon aussi soutenue que la maitrise de l’inflation. Encore une fois, il ne s’agit pas d’une logique de la classe, car les 0.01% ne sont pas toujours les mêmes d’une année sur l’autre. Ce ne sont donc pas les personnes qui sont visées mais un système.

De plus, si ce thème des inégalités a pris le dessus sur la notion de pauvreté, c’est sans aucun doute grâce à l’opposition qu’il suppose entre riches et pauvres, parce que cela est politiquement plus porteur. Mais la notion d’inégalités ne doit pas occulter que l’essentiel n’est pas de trouver une politique qui sanctionne les riches, mais de trouver une politique qui aide les plus pauvres et les classes moyennes. Parce que le raisonnement n’est pas le même. 

Le sujet vous intéresse ?

À Lire Aussi

1er mai, fête du travail mais les travailleurs français peuvent-ils vraiment se satisfaire de leurs syndicats ?La trappe à précarité française : l’analyse des données sur 30 ans des condamnés aux CDD éternels"La France périphérique" ou comment, avec l'aide du PS et de l'UMP, le FN en est arrivé là

Mots-Clés

Thématiques

En raison de débordements, nous avons fait le choix de suspendre les commentaires des articles d'Atlantico.fr.

Mais n'hésitez pas à partager cet article avec vos proches par mail, messagerie, SMS ou sur les réseaux sociaux afin de continuer le débat !