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Discours publics / ressentis individuels : la France en grand écart permanent (attention claquage en vue?)
©Reuters

Double langage

Dans un sondage réalisé à la suite de la séquence des immigrés clandestins qui tentent de traverser la Méditerranée, une large majorité de Français se positionne contre le fait que l'Union européenne débloque des fonds supplémentaire afin de leur venir en aide. Une preuve criante du décalage croissant entre discours public et opinion individuelle.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Yves Roucaute

Yves Roucaute

Yves Roucaute est philosophe, épistémologue et logicien. Professeur des universités, agrégé de philosophie et de sciences politiques, docteur d’État en science politique, docteur en philosophie (épistémologie), conférencier pour de grands groupes sur les nouvelles technologies et les relations internationales, il a été conseiller dans 4 cabinets ministériels, Président du conseil scientifique l’Institut National des Hautes Etudes et de Sécurité, Directeur national de France Télévision et journaliste. 

Il combat pour les droits de l’Homme. Emprisonné à Cuba pour son soutien aux opposants, engagé auprès du Commandant Massoud, seul intellectuel au monde invité avec Alain Madelin à Kaboul par l’Alliance du Nord pour fêter la victoire contre les Talibans, condamné par le Vietnam pour sa défense des bonzes.

Auteur de nombreux ouvrages dont « Le Bel Avenir de l’Humanité » (Calmann-Lévy),  « Éloge du monde de vie à la française » (Contemporary Bookstore), « La Puissance de la Liberté« (PUF),  « La Puissance d’Humanité » (de Guilbert), « La République contre la démocratie » (Plon), les Démagogues (Plon).

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Atlantico : A la question : "L’Union Européenne doit-elle débloquer des moyens supplémentaires pour accueillir les migrants fuyant des zones de conflit en Afrique et au Proche-Orient ?", près de 60% des Français se prononcent contre (voir ici). Comment expliquer ce décalage entre les bons sentiments véhiculés suite aux naufrages de cette semaine, et l'opinion réelle que l'on constate à travers ces résultats ?

Vincent Tournier : Ce résultat est loin d’être anodin. En règle générale, les causes humanitaires bénéficient d’un a priori favorable dans l’opinion. Les Français sont souvent sensibles aux drames humains, comme on le voit à chaque catastrophe naturelle. Dans le cas des migrants, il y a manifestement un blocage. Seuls les électeurs de François Hollande sont majoritairement en faveur d’une aide accrue (63%). Plus surprenant : les jeunes sont moins favorables à une aide que les générations plus âgées.

La logique humanitaire n’a donc guère de succès. On peut le déplorer, mais cela se comprend. Le contexte actuel est très anxiogène. Les problèmes de la Libye et d’une grande partie de l’Afrique apparaissent désormais structurels et massifs, et ils vont probablement durer encore quelque temps. De plus, cette crise humanitaire se produit alors que les informations inquiétantes n’ont cessé de s’accumuler au cours des derniers mois : terrorisme, intégrisme religieux, problèmes d’intégration. Avec ces informations négatives, c’est tout l’argumentaire optimiste sur l’immigration qui en prend un coup. Et encore : le sondage a été réalisé alors que l’affaire Sid Ahmed Ghlam ne faisant que commencer et que l’on n’avait pas encore les dernières révélations sur les autres tentatives d’attentats démantelés en France, ni sur les projets d’attentats en Italie et en Espagne.

Yves Roucaute : Les Français ont raison. Penser que ces résultats démontreraient une contradiction ou une confusion est erroné, car en réalité les deux sentiments s'inscrivent dans le même sens, le bon sens. J'y vois, d’abord, contrairement à ce qui est véhiculé partout et participe à un environnement pessimiste, la montée en puissance du sentiment d'humanité que j’ai décrit dans La Puissance d’humanité (Contemporary Boosktore). Que les autres humains soient nos frères en humanité est un sentiment qui prend actuellement une ampleur historique. La réaction à de drame démontre une sensibilité grandissante aux malheurs d'autrui.Rappelons-nous qu'à Rome, on faisait tuer des femmes et faisait se battre des gladiateurs au Colisée en dégustant des sucreries au miel, parfois en y emmenant des enfants. Aujourd'hui, qui accepterait de voir des hommes se faire massacrer par des lions ? Il y aurait un haut le cœur général. Nous sommes beaucoup plus attentifs à autrui. Regardons ce qui se passe actuellement en Indonésie ou au Népal : il y a deux siècles, les gens ne s'y seraient pas intéressés ! Ce n'est pas l'apanage des Français d'ailleurs, même si sa grande tradition chrétienne met la charité et la fraternité au cœur de sa vision du monde.

Mais les résultats de ce sondage montrent aussi que les citoyens refusent la démagogie qui consisterait à dire que puisqu'il y a des morts, il faut accueillir tous ces malheureux. C’est le bon sens encore. Ce n'est pas parce que nous souffrons du malheur d’autrui qu'il faut accepter une immigration non-contrôlée sur notre territoire. On pourrait considérer qu'il s'agit d'un calcul cynique selon lequel plusieurs millions d'immigrants auraient un impact sur l’économie et le confort de vie. Mais je le dis clairement : l’effondrement social et économique de notre propre population ne peut être moral. Et plus encore, si l’Europe accepte une foule d'immigrés clandestins, elle amputerait ainsi une partie de l'Afrique de ses capacités de croissance, car ce sont souvent les plus combattifs qui s’en vont et les plus diplômés. Cela revient à piller cette partie de l’Afrique de ses forces vives et, au lieu de contribuer à son essor, à l’enfoncer dans la misère. C’est donc immoral aussi pour l’Afrique qu’il faut aider par la diffusion du savoir et des techniques non par les mauvais calculs de la bonne conscience.


Sur quels thèmes ce phénomène est-il le plus visible ?

Vincent Tournier : On voit bien aujourd’hui que les discours optimistes ont du mal à convaincre. Cela se vérifie par exemple pour la politique pénale de Christiane Taubira. Vouloir limiter le recours à la prison repose sur de bons arguments, mais la priorité est-elle vraiment de limiter la répression au moment où l’armée est appelée en renfort pour assurer la sécurité des citoyens ?

Au-delà, les problèmes liés à l’immigration sont devenus tellement importants que les discours optimistes sont difficilement audibles. Pendant des années, ces problèmes ont été niés ou minorés. Donc, quelle crédibilité peut-on accorder à ceux qui n’ont cessé de clouer au pilori tous les sceptiques qui émettaient des critiques sur l’immigration et le multiculturalisme ? La poussée des partis extrémistes a été vue comme un problème à combattre, et non comme le symptôme d’un malaise qui devait être analysé et traité. Pourtant, la réalité n’a cessé de donner raison aux pessimistes. Prenons le cas du Printemps arabe. Celui-ci s’est accompagné d’un enthousiasme excessif en Europe car certains ont voulu y voir la preuve du bien-fondé de leur optimisme, la preuve de l’universalisme des droits de l’homme et de la démocratie. A l’époque, seul le Front national proposait une lecture pessimiste, par exemple lorsque Marine Le Pen s’est rendue sur l’île de Lampedusa pour dénoncer les flux migratoires à venir. Or, aujourd’hui, c’est cette lecture qui paraît la plus en phase avec la réalité. C’est un cadeau qui a été fait au FN. Un discours plus mesuré aurait été plus judicieux. Il en va de même pour l’immigration : au lieu de marteler sur tous les tons que l’immigration n’a que des avantages, il aurait été plus intelligent de tenir un discours tempéré, en acceptant d’aborder les problèmes.

Dans les années 1980, le Parti communiste français n'hésitait pas à s'opposer à l'afflux d'immigrés clandestins. Par ailleurs, le Front national de Marine Le Pen a perdu son opposition à l'immigration clandestine, et préfère s'opposer à l'islam radical, sujet beaucoup plus consensuel. Le débat public serait-il aujourd'hui plus hygiéniste ?

Vincent Tournier : Pour le PCF, le discours anti-immigré s’est développé lorsque les dirigeants ont réalisé que la concentration des immigrés dans ses fiefs électoraux venait bouleverser son écosystème et que ses militants préféraient quitter les fameuses "banlieues rouges" pour se mettre à l’abri. Cette déstructuration du monde communiste, amplifiée par la désindustrialisation et le chômage, a constitué un élément important dans le déclin du PCF. Cette réalité n’a pas été perçue. Dans les années 1980, les intellectuels et les universitaires ont clamé qu’il n’y avait aucun lien, au niveau local, entre l’immigration et le vote FN. C’était oublier que les déçus du multiculturalisme ont rapidement fui les quartiers.

Aujourd’hui, le débat se polarise sur l’islam parce que les grands flux migratoires sont derrière nous et que, pour l’immigration, les partis de gouvernement sont plutôt sur la même longueur d’onde, notamment pour lutter contre l’immigration clandestine. Par contre, les problèmes se concentrent sur l’intégration car les problèmes ne disparaissent pas avec le temps, contrairement aux vagues d’immigration précédentes. Au contraire : plus les années passent et plus les revendications communautaires augmentent, venant parfois se heurter aux valeurs de la population majoritaire. Lorsqu’Alain Finkielkraut a déclaré "il y a un problème avec l’islam", il a été vivement critiqué. Pourtant, les problèmes sont bien réels. Par exemple, il est clair que le ramadan peut poser des problèmes lorsque les salariés exercent des responsabilités. La nourriture halal ou le financement des lieux de culte soulèvent aussi d’évidentes difficultés car les institutions ou le droit ne sont pas adaptés.

En quoi le discours sur la perte de solidarité dans nos sociétés, qui peuvent intégrer une intention culpabilisante, cf dans un éditorial de Laurent Joffrin : "Allons-nous continuer à les regarder se noyer sans bouger" (Libération du mercredi 22 avril) a-t-il pu censurer une forme d'honnêteté intellectuelle ?

Yves Roucaute : Depuis le début des années 60, il y a eu une vraie volonté de la part d'une gauche intellectuelle de culpabiliser globalement la droite et ce qu’elle appelle "l'occident", le "capitalisme", le "libéralisme". Un  exemple d’actualité, c'est l'idée que l'esclavagisme serait de la responsabilité de l'Europe. Cette idée implique que l'on doit quelque chose à l'Afrique, elle justifie la haine contre l’Europe et l’exigence d’ouverture des frontières. Autre exemple, le colonialisme européen aurait amené l’appauvrissement et les conflits, et nous voilà coupables. Dernier exemple utilisé pour refuser l’analyse de la montée du F.N., le fascisme et le nazisme seraient d’extrême-droite, donc la droite doit culpabiliser et la gauche pas du tout.

La culpabilisation est en réalité la grande stratégie de la gauche, celle qui cherche toujours à être dans la grande dénonciation. Cette stratégie est centrale car les mots construisent l'imaginaire qui est le socle à partir duquel les gens agissent.

Le grand prophète de cette stratégie fut Jean-Paul Sartre. notons qu’en Allemagne où il était à l'époque du nazisme, il n'a pas écrit une seule ligne à l'encontre des nazis, puis il n’a pas combattu aux côtés des résistants mais il  a pu faire jouer sa pièce "Les Mouches", aux relents antisémites. Par la suite, il est devenu stalinien, puis maoïste. Voilà le modèle de la bonne conscience qui n'a cessé de culpabiliser les forces libres, en fermant les yeux sur les horreurs du XXème siècle.

Laurent Joffrin s’inscrit dans cette stratégie. C’est quelqu'un  de parfaitement honnête, il ressent la souffrance d’autrui, et je préfère cela aux cyniques indifférents. Mais son voile idéologique l’aveugle. Comme le pensaient Aristote et Thomas d’Aquin une conscience libre  doit s’appuyer sur le savoir et penser les conséquences de ses actes.

Est-ce que les républiques libres sont responsables de l'esclavage ? Voilà l’ignorance. La réponse est claire, c'est non ! Depuis le néolithique, toutes les populations du monde ont eu recours à l'esclavage, y compris les noirs mettant en esclavage des noirs,  et ce qui est extraordinaire n'est pas que les Européens aient eu recours à l'esclavage mais qu’ils l'aient aboli. De même, les populations africaines connaissaient-elles la prospérité avant les Européens ? Bien sûr que non. C’était la guerre généralisée et la misère. Les Africains et les Asiatiques colonisaient et, ce qui est extraordinaire, c’est que les Européens aient finalement condamné cette immoralité. Le nazisme est-il né à droite ? Bien sûr que non. Mussolini et tous les dirigeants fascistes venaient du monde socialiste, comme Hitler et Doriot. Et ce qui est extraordinaire c’est que la droite de Churchill, de Gaulle et l’antisocialiste Roosevelt ait abattu le nazisme et non les ancêtres socialistes du député Serge Letchimy, qui exigea naguère de mettre sur le même plan toutes les civilisations, comme certains de ses ancêtres pacifistes ou collaborateurs trouvaient que la civilisation du IIIeme Reich valait finalement autant que celles qui défendent les droits de l’Homme. Et finalement, va-t-on vers moins de souffrance en ouvrant les portes de l’Europe ? La raison dit que non. On aura et l’appauvrissement de l’Europe et une misère plus grande en Afrique.

Vincent Tournier : Quoi qu’ils fassent, les Européens seront de toute façon suspectés de vouloir faire le mal. S’ils interviennent, ils seront accusés de néocolonialisme ; et s’ils ne font rien, on dénoncera leur absence d’empathie.

La posture morale est évidemment bien commode. Elle permet de se polariser sur les conséquences et d’ignorer les causes. Or, la solution n’est pas simple. S’il ne s’agissait que d’accueillir quelques milliers de personnes, le problème serait vite réglé. Mais on voit bien que c’est aujourd’hui toute une partie du continent africain qui menace de partir. En outre, il faut aussi tenir compte de la stratégie des islamistes de Daech, qui vise manifestement à utiliser les migrants pour faire pression sur les gouvernements européens, et peut-être même pour déstabiliser le continent européen. On est donc plus proche d’une logique de guerre que d’une logique d’immigration.

Dans un tel contexte, la réponse humanitaire est-elle adaptée ? Ne risque-elle pas au contraire d’aggraver la situation, comme le pense par exemple le gouvernement britannique ? Une intervention militaire ponctuelle contre les passeurs sera sans doute plus efficace, mais seulement de façon provisoire. En fait, les Européens ne pourront pas échapper à des questions plus douloureuses. Que faire face à ces Etats qui sont en situation de décomposition avancée ? Faut-il miser sur la démocratisation ou au contraire remettre en place des dictatures qui auront au moins le mérite d’assurer la stabilité ? Jusqu’à présent, les gouvernements européens ont échappé à ces questions difficiles car ils ont laissé les Etats-Unis régir le monde et leurs intérêts à leur place. Mais maintenant que les problèmes sont à nos portes, il va falloir prendre des décisions.

Concernant la posture morale, j’ajouterai qu’elle présente un autre inconvénient : elle vient donner du crédit à un discours hypercritique qui se développe dans certains milieux islamistes, lesquels sont toujours à l’affût du moindre prétexte pour dénoncer la sournoiserie des dirigeants européens. Il suffit par exemple de lire Saïd Bouamama, responsable du Parti des indigènes de la République et auteur du fameux livre Nique la France. Le 22 mars dernier, celui-ci a publié sur son blog un texte très violent dans lequel il dénonce ce qu’il appelle un "assassinant de masse de l’Union européenne". Il écrit ainsi : "La hausse du nombre de décès n’est pas le fait d’une catastrophe imprévisible mais le résultat de décisions prises en toute conscience des conséquences meurtrières". Evidemment, Bouamama ne se pose aucune question sur l’origine du problème, et ne se demande surtout pas pourquoi les riches pays arabes ne font rien pour venir aider ces pauvres gens. Bref, ce texte est dans l’idéologie radicale, mais il n’empêche qu’il vient d’être repris (le 23 avril) sur le site communautaire oumma.com, qui est l’un des sites de référence des musulmans en France.

Les thématiques économiques semblent répondre au même phénomène : si les Français rejettent le libéralisme, ses principes fondateurs (voir ici) sont quant à eux plébiscités par une majorité d'entre-eux. Quelles sont les risques pour une société de voir le discours prendre le dessus sur l'opinion ?

Vincent Tournier : Tout dépend de ce que l’on entend par libéralisme. En France, le rapport au libéralisme a toujours été complexe, avec d’un côté un attachement aux libertés individuelles, de l’autre un fort attachement à l’Etat. Les idées proprement libérales n’ont jamais eu beaucoup de succès. Par contre, le caractère central de l’Etat s’accompagne d’attitudes ambivalentes à son égard : on aime le critiquer pour ses excès et ses lourdeurs, mais dès qu’il y a un problème, on se tourne vers lui pour demander une régulation ou une aide. Cette ambiguïté est générale : elle travers tous les groupes sociaux, depuis les agriculteurs jusqu’aux artistes en passant par les professions libérales et les fonctionnaires.

On pouvait penser que la crise de 2008 allait accroître la demande d’Etat. Mais ce n’est pas le cas. Des thèmes comme la responsabilité ou la libre initiative sont plutôt en hausse, de même que les critiques sur l’assistanat. Ces attitudes témoignent d’une perte de confiance. L’Etat n’est pas jugé assez efficace. Cette critique est confortée par les pouvoirs publics qui, depuis une vingtaine d’années, ne cessent de plaider pour une "modernisation" de l’Etat, ce qui sous-entend que l’Etat est une machine archaïque. On peut aussi se demander si la question de l’immigration ne devient pas un élément implicite de ce débat, le risque étant que les politiques sociales (minimas, logements sociaux, politique de la ville) soient perçues comme bénéficiant prioritairement aux migrants. Cet argument viendrait alors donner un nouveau souffle à la critique libérale de l’Etat, notamment dans les milieux populaires.

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