Quid du scénario du “Camp des Saints” : pourrions-nous réellement assister au débarquement de clandestins par millions sur les côtes européennes ?<!-- --> | Atlantico.fr
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Un survivant à un naufrage placé dans un camps de réfugié en Italie.
Un survivant à un naufrage placé dans un camps de réfugié en Italie.
©Reuters

Fantasmes

Les immigrés clandestins en provenance de Libye sont de plus en plus nombreux. Une réalité qui ne manque pas de faire écho au roman de Jean Raspail, "Le camp des saints" (1973), dans lequel l'auteur décrit les conséquences d'une immigration massive sur la civilisation occidentale.

Frédéric Encel

Frédéric Encel

Frédéric Encel est Docteur HDR en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris, Grand prix de la Société de Géographie et membre du Comité de rédaction d'Hérodote. Il a fondé et anime chaque année les Rencontres internationales géopolitiques de Trouville-sur-Mer. Frédéric Encel est l'auteur des Voies de la puissance chez Odile Jacob pour lequel il reçoit le prix du livre géopolitique 2022 et le Prix Histoire-Géographie de l’Académie des Sciences morales et politiques en 2023.

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Atlantico :Dans le roman de Jean Raspail, près d'un million de migrants partent du delta du Gange en même temps pour arriver sur les côtes françaises. Selon les services de renseignements transalpins, entre 800 000 et 1 million de migrants se dirigeraient actuellement vers la Libye - ou y seraient déjà - avec pour objectif de se rendre en Europe. La Libye a-t-elle effectivement les moyens d'envoyer une telle proportion de personnes sur les côtes européennes dans un laps de temps similaire à celui de l'ouvrage ?

Frédéric Encel : La réponse est non, pour deux raisons. D'abord parce que les Etats voisins - Algérie, Tunisie, Egypte, ou encore le Tchad au sud -  en dépit de leurs difficultés internes, sont parfaitement capables d'empêcher des flux migratoires depuis leurs territoires respectifs vers la Libye, flux dont on se demande d'ailleurs d'où ils viendraient (le grand ouest égyptien, le sud algérien et le Tchad septentrional sont d'immenses déserts), et surtout pourquoi ils prendraient le risque insensé de passer par la Libye où sévissent les barbares de l'Etat islamique. 

Lire également : Naufrages de migrants en série : le drame humanitaire qui pourrait ébranler les fondements politiques et culturels de l'Europe

Ensuite, en Libye même, il n'existe pas de bateaux géants à la façon du roman de Jean Raspail, et moins encore de ports en eaux profondes pour pouvoir les accueillir. Aujourd'hui, la flotte de guerre libyenne est réduite à quelques vieux bâtiments mineurs dispersés entre forces rivales, et la flotte civile n'existe pour ainsi dire pas, exception faite de vieux rafiots et chalutiers où ne peuvent s'entasser "que" quelques centaines de malheureux. 

Que penser du chiffre de 800 000 à 1 million de migrants ? Vous paraît-il réaliste ?

Maxime Tandonnet :La réalité ne doit pas être confondue avec les fantasmes. Elle est déjà suffisamment dramatique pour les migrants et pour les pays d'accueil. Les Européens sont partagés entre une profonde compassion pour les victimes et une grave inquiétude face à des mouvements de populations illégaux. Il n'est pas opportun d'en rajouter. Un million de migrants qui attendraient pour passer en Europe ? C'est un chiffre destiné à faire peur que l'on brandit en permanence. Il y a eu un afflux de migrants sur les îles Canaries, puis sur les enclaves de Ceuta et Melilla en 2005-2006. On parle à chaque fois "d'un million" qui attendent pour passer. Il me semble qu'il vaut mieux s'en tenir à la réalité, à ce que l'on constate, sans faire d'exagération ni d'anticipation douteuse. L'immigration illégale par la Méditerranéeest particulièrement tragique en raison des décès, mais ce n'est d'ailleurs sans doute qu'une petite part de l'ensemble des mouvements migratoires vers l'Europe.  

Comment l'Europe pourrait-elle réagir si un tel scénario venait à se concrétiser, c'est à dire l'arrivée massive d'immigrants en quelques jours ? Quels sont les dispositifs légaux d'accueil prévus par l'Union européenne ?

Maxime Tandonnet : Concernant les dispositifs légaux européens prévus dans l'hypothèse d'un afflux massif en peu de temps, il existe la "protection temporaire", décidée par le conseil des ministres à l'échelle de l'Europe, notamment dans le cas de conflits armés, permettant d'octroyer des titres de séjour et d'organiser l'accueil matériel des migrants sur le continent en répartissant cet accueil dans les différents pays. La protection temporaire, issue d'une directive de 2001, est octroyée collectivement pour un an renouvelable. Elle n'a jamais été utilisée formellement par crainte d'aggraver l'appel d'air. Nous n'en sommes pas là du tout aujourd'hui et l'hypothèse de la protection temporaire, qui aurait un effet de dramatisation, n'est pas envisagé à ma connaissance.

Alors qu'un bateau en train de couler en Méditerranée était signalé lundi 20 avril, les gardes-côtes italiens ont déclaré ne pas pouvoir secourir les 300 migrants à bord, et envisager de détourner des navires commerciaux pour venir à leur secours. Existe-t-il des procédures locales dans des pays où la pression migratoire est déjà forte, comme la Grèce, l'Italie ou encore l'Espagne ? Ou doit-on davantage s'attendre à une improvisation de la part des autorités locales ?

Maxime Tandonnet : Sur la question des secours en mer, il existe un principe fondamental de droit maritime selon lequel tout navire, quels que soient sa nationalité ou son statut civil et militaire est tenu de prêter assistance à un autre navire en difficulté. Quant à l'accueil sur les côtes, face aux arrivées de migrants par voie maritime, chaque pays s'organise comme il peut au cas par cas, sans qu'il existe de procédures bien établies. L'accueil d'urgence est géré par les Etats, les collectivités locales avec l'aide du monde associatif, pour faire face aux besoins immédiats, médicaux, alimentaire, hébergement, prise en charge des enfants ou des malades. Une solidarité européenne s'exerce sous une forme financière dans le cadre de fonds spéciaux, pour aider le pays d'accueil. Des dispositifs juridiques existent pour pouvoir maintenir sur place les migrants un certain temps, destinés notamment à l'examen de leur éventuelle demande d'asile et à l'identification des personnes et de leur nationalité en vue d'une éventuelle reconduite dans le pays d'origine si elle s'avère possible d'un point de vue matériel et légal ce qui semble assez peu fréquent. Ces dispositifs dépendent de chaque droit national. En France, cela s'appelle les "zones d'attente" que l'on peut créer depuis la loi de 2011 sur les sites de débarquement, permettant de s'assurer de la présence des migrants pendant 20 jours maximum sur place.

Qu'adviendrait-il de ces clandestins ? Que pourraient-ils demander, et que pourrions-nous leur donner sur le plan légal ?

Maxime Tandonnet : L'expérience montre que la politique qui est appliquée par les gouvernements est de faciliter la dispersion des populations arrivées par voie maritime de manière à éviter les trop fortes concentrations sur place. En 2005 et 2006, ce fut la politique du gouvernement espagnol aux îles Canaries et dans les enclaves du Nord du Maroc. En France, nous avons connu une situation comparable à la suite de l'arrivée d'un bateau chargé de migrants kurdes en Corse, à Bonifacio au début de l'année 2011. Les migrants ne restent que rarement dans le pays par lequel il ont accosté, cherchant en général à gagner un point en Europe où ils disposent de contacts. Quelques-uns, rares, peuvent être reconnus comme réfugiés politique, et ils bénéficient alors en Europe de tous les droits s'attachant à la protection internationale notamment un droit au séjour définitif. Les autres deviennent des migrants en situation irrégulière et peuvent être régularisés, plus tard, selon les procédures qui s'attachent au pays où ils se trouvent, comme tous les autres migrants en situation illégale. Jusqu'aux années 2005-2007, des pays comme l'Espagne et l'Italie pratiquaient des régularisations massives de plusieurs centaines de milliers de migrants. Tous les pays européens se sont engagés, en signant le pacte européen pour l'immigation voulu par la France en 2008, à renoncer aux régularisations massives et à régulariser au cas par cas, après examen individuel des dossiers.

D'aucuns pourraient faire un parallèle entre les invasions à l'origine de la chute de l'Empire romain et les vagues d'immigrants clandestins qui arrivent actuellement sur nos côtes. Cette analogie serait-elle vraiment judicieuse ? 

Maxime Tandonnet : La comparaison semble en effet déplacée. On ne peut pas effectuer un rapprochement entre des évènements ponctuels et une tendance lourde qui se produit sur des siècles. Votre question soulève celle de la fatalité : ces événements sont-ils inévitables, signes d'une évolution inéluctable, d'un sens de l'histoire ? Je ne le crois en aucun cas. La question de fond est celle de la stabilisation des pays du Sud, en particulier du Moyen-Orient, de l'Afrique puis de leur développement économique et social. Il n'y a pas de raison de penser que la paix ne reviendra pas dans les régions les plus instables aujourd'hui. Qui pouvait parier sur l'essor économique de la Chine, à l'époque des grandes famines des années 1950, ou bien sur le retour de la paix au Cambodge, pays ravagé par un épouvantable génocide en 1976-1979 ? Rien n'est inéluctable. 

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