Naufrage de plus de 400 migrants en Méditerranée : une triste illustration de la poussée migratoire sans précédent aux portes de l'Europe<!-- --> | Atlantico.fr
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Les garde-côtes italiens font face à un afflux massif de migrants depuis quelques jours.
Les garde-côtes italiens font face à un afflux massif de migrants depuis quelques jours.
©Reuters

Touché-Coulé

Environ 400 migrants auraient péri dans un naufrage en Méditerranée alors qu'ils tentaient de gagner l'Italie, vingt-quatre heures après avoir quitté les côtes libyennes. Les gardes-côtes n'ont réussi qu'à sauver environ 150 personnes.

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont

Gérard-François Dumont est géographe, économiste et démographe, professeur à l'université à Paris IV-Sorbonne, président de la revue Population & Avenir, auteur notamment de Populations et Territoires de France en 2030 (L’Harmattan), et de Géopolitique de l’Europe (Armand Colin).

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Atlantico : Les garde-côtes italiens font face à un afflux massif de migrants depuis quelques jours : rien que dimanche et lundi, ils ont porté secours à 42 bateaux chargés au total de plus de 6.500 migrants. Quel bilan peut-on faire de la situation migratoire en Méditerranée ?

Gérard-François Dumont : Avec l’année 2014, la situation géopolitique, dans plusieurs pays susceptibles d’engendrer des émigrations clandestines, ou est demeurée assez mauvaise, ou s’est considérablement aggravée, ce qui pousse de plus en plus de personnes, issues notamment du Moyen-Orient, a tenté leur chance pour migrer en Europe. Dans cette aggravation, il y a à la fois les éléments généralement cités et d’autres souvent passés sous silence. Parmi les premiers, il y a bien sûr la crise syrienne avec des répercutions dans d’autres pays du Moyen-Orient, comme le Liban ; une crise syrienne aggravée par la montée de l’état islamique dont l’Occident est d’ailleurs en partie responsable par une politique inappropriée en Syrie, dont le fait d’avoir laisser faire l’aide considérable apportée à des groupes djihadistes par certaines monarchies du Golfe et, directement ou indirectement, par la Turquie. Il y a également la situation anarchique de la Libye qui fait que les passeurs peuvent utiliser sans aucune difficulté les côtes libyennes pour exploiter des migrants qui cherchent à quitter le Moyen-Orient, puisqu’il n’existe pas d’autorité étatique libyenne pouvant lutter contre les passeurs qui utilisent le territoire libyen comme pays de transit pour des migrants clandestins venant de Somalie, d’Erythrée, du Soudan, d’Egypte ou de Syrie.Ce qui est souvent passé sous silence, c’est l’évolution de l’émigration issue de certains pays à majorité musulmane, notamment avec le "changement de paradigme au Moyen-Orient" sur lequel j’ai déjà insisté il y a plusieurs années. Déjà, il avait fallu constater une réorientation de l’émigration palestinienne en 1991. Comme lors de la première guerre du Golfe, Yasser Arafat s’étant rangé du côté de Saddam Hussein, le Koweït avait expulsé les immigrants palestiniens, puis refusé d’en accueillir de nouveau, les contraignant à se diriger notamment vers d’autres pays du Golfe.


Ces dernières années, bien que continuant à avoir besoin d’une main-d’œuvre immigrante massive pour développer leur économie, les États du Golfe ont réorienté leur politique migratoire ; ils sont moins enclins à laisser venir surtout des immigrés originaires de régions ou de territoires à majorité musulmane, au sein desquels il pourrait y avoir éventuellement de futurs terroristes qui porteraient attente à la sécurité du pays d’émigration ou qui diffuseraient l’idéologie des frères musulmans, voire celle du djihad de l’épée. Les pays du Golfe font donc de plus en plus appel à des populations venant de pays dont la majorité de la population n’est pas musulmane. D’où une augmentation des émigrants originaires par exemple des Philippines ou de l’Ethiopie dans les pays du Golfe. Résultat, les Egyptiens, les Soudanais, les Palestiniens, notamment ceux de Gaza, peuvent éprouver davantage des difficultés à migrer dans les pays rentiers du Golfe pour trouver un emploi. En conséquence, certains partent dans d’autres directions et la Méditerranée devient pour eux une mer de transit, de plus en plus exploitée par les passeurs, d’autant que ceux-ci ont su "vendre" l’opération "Mare nostrum" lancée en octobre 2013 après la mort de 400 personnes dans deux naufrages au large de l’île sicilienne de Lampedusa et de Malte pour éviter la répétition de tels drames. Dans une certaine mesure, plus le bateau transporteurs de clandestins se trouve en risque pour la survie de ses passagers, plus il a de chance d’être recueilli dans le cadre de cette opération "Mare nostrum".

A combien estime-t-on actuellement le nombre de migrants en transit présents en Afrique du Nord ?

Le résultat quantitatif de tous ces chocs géopolitiques est notamment le considérable exode des populations syriennes au Liban, en Turquie ou en Jordanie. Or, une partie de ces immigrants syriens réémigrent ailleurs, parfois de façon clandestine, et viennent s’ajouter aux flux en provenance d’autres pays repoussoirs de Moyen-Orient ou d’Afrique. La combinaison de ces effets repoussoirs avec l’incapacité des pays de transit d’exercer pleinement leur mission contre les passeurs engendrent une augmentation très significative d’émigrants tentant de traverser la Méditerranée vers une Europe qui fait toujours rêver. pour l’Italie, le nombre d’arrivées par la mer de migrants clandestins  pour les huit premiers mois de l’année 2014 est chiffré à 118 000, en augmentation de 175% par rapport à la même période de l’année précédente. Pour la Grèce, la hausse serait de 30%, soit environ 15 000 personnes ; en revanche, les chiffres seraient à des niveaux très faibles et en diminution pour l’Espagne, il est vrai nettement plus éloigné des nouvelles zones géopolitiques de départ et pour Malte, qui n’offre pas les mêmes avantages que l’Italie, notamment pour bénéficier de réseaux d’accueil migratoires par des immigrants originaires des mêmes pays que ceux des clandestins. Concernant toujours les migrations clandestines méditerranéennes, les principales nationalités pour les premiers mois de l’année 2014 sont de très loin les Syriens, suivis des Maliens et des Érythréens. Bien entendu, il faudrait ajouter à ces chiffres les migrants clandestins arrivant non par la mer, mais par la voie terrestre, tout particulièrement ceux qui entrent en Europe via la frontière grecque.
L’estimation totale de l’émigration clandestine, donc des personnes qui quittent leur pays sans avoir l’autorisation de s’installer dans un autre, reste très difficile d’autant que, parmi les migrants clandestins d’Afrique subsaharienne qui envisagent d’aller en Europe, certains restent en Afrique du Nord. C’est particulièrement vrai pour le Maroc. Le pays de transit devient alors un pays d’installation. Il est certain que le nombre de migrants subsahariens qui souhaitent rejoindre l’Europe se compte en plusieurs dizaines de milliers de personnes. Il est peu probable que ce flux diminue puisque la raison fondamentale de cette émigration est le manque de perspectives dans les pays d’origine dont la gouvernance n’est pas de nature à stimuler un meilleur développement. Selon les logiques de la géopolitique des populations , s’additionnent donc des facteurs de répulsion du pays de départ et d’attirance vers des destinations souhaitées.

Quelle est l'ampleur des flux migratoires en provenance en Syrie ?

L’émigration syrienne est liée à la guerre civile qui a débutée en 2011. Donc les grands flux d’exode ont déjà eu lieu, mais on peut néanmoins avoir localement un certain nombre de flux en fonction des combats conduits. Cette émigration se répand surtout dans les pays limitrophes de la Syrie comme la Turquie, la Jordanie ou le Liban. Toutefois, des Syriens d’origine arménienne gagnent l’Arménie tandis que d’autres, originaires du Caucase, se réfugient dans cette région. Les Syriens qui arrivent en Europe relèvent souvent d’une ré-émigration : ce sont des personnes qui ont migré une première fois en Turquie, au Liban ou en Jordanie et qui, insatisfaits de leur condition, décident de repartir, notamment quand la famille a réuni suffisamment de moyens financiers pour financer leur parcours migratoire, souvent auprès de passeurs. En tout cas, les ré-émigrants syriens qui utilisent l’Afrique du Nord comme espace de transit sont une petite minorité par rapport à l’ensemble des environ deux millions d’émigrés syriens.

La Libye est-elle particulièrement concernée par cet afflux relativement aux autres pays du Maghreb et pour quelles raisons ? Combien de temps ces migrants à destination pour la plupart de l'Europe restent-ils généralement en transit au Nord de l'Afrique ?

Les migrants clandestins qui transitent par l’Afrique du Nord pour une destination finale souhaitée en Europe peuvent y rester longtemps car ils doivent souvent financer la suite de leur parcours migratoire en exerçant des petits boulots dans les pays du Maghreb, par exemple à Tamanrasset. Avant d’arriver sur les côtes italiennes, grecques ou espagnoles en provenance de ces pays de transit que sont le Maroc, l’Algérie la Tunisie ou la Libye, leur parcour migratoire a souvent duré des mois, parfois plus d’un an. La Libye est aujourd’hui largement privilégiée par les migrants clandestins comme pays de transit pour deux raisons. D’une part, les outils technologiques mis en place pour surveiller le détroit de Gibraltar l’ont quasiment rendu infranchissable. D’autre part, la Libye n’a plus de gouvernement efficace contrôlant son territoire. Elle est donc un passage vers l’Europe, notamment vers l’île de Lampedusa. Ainsi, les routes migratoires se modifient en fonction de l’évolution des facilités ou difficultés de passage. Ces dernières années ont vu notamment s’ouvrir la route des Balkans qui conduit d’Istanbul à Sofia en Bulgarie pour rejoindre Belgrade, puis Budapest ou Ljubljana et les autres pays de l’Union européenne . Une autre route de migration clandestine assez récente est la route de l’Adriatique qui, passant par Istanbul, pénètre dans l’Union européenne par la ville grecque d’Evros avant de rejoindre Athènes pour gagner d’autres pays de l’Union européenne via un transport maritime à travers l’Adriatique des villes grecques de Patras ou d’Igoumenitsa jusqu’à Brindisi, Bari, Ancône ou Venise.

Quels sont les accords liant actuellement l'Europe aux pays du Maghreb en termes de migration ? Et comment pourraient-ils être améliorés ?

Dans la mesure où l’Union européenne est bien consciente de l’utilisation des pays d’Afrique du Nord comme transit des migrations clandestines, des accords ont été passés, consistant à financer des moyens, notamment policiers, pour aider les Etats du Maghreb à lutter contre la migration clandestine. Certains accords sont  multilatéraux et font l’objet de rencontres périodiques. D’autres sont bilatéraux, dont celui qui a fait le plus parler de lui entre l’Italie de Silvio Berlusconi et la Libye de Kadhafi qui avait obtenu des conditions financières très avantageuses.

Le ministère de l'intérieur italien Angelino Alfano a également que si l'UE ne fournissait pas davantage d'aide en matière de patrouilles, l'Italie ne respecterait pas les règles de l'UE obligeant les migrants à rester dans leur pays d'arrivée. Les autorités italiennes laisseraient ainsi les migrants arrivés sur ses côtes se rendre au nord de l'Europe. Quelle est la situation en Italie en matière de flux migratoires ? Quelles pourraient être les conséquences d'une telle décision pour l'Europe ?

Effectivement, les accords de Schengen prévoient que c’est à chaque pays d’assurer la sécurité des frontières extérieures communes de l’espace Schengen. Toutefois, le bras de fer est permanent puisque les pays européens au nord de la Méditerranée sont les plus concernés par les arrivées liées à l’immigration clandestine, ce qui les conduit à considérer que les pays de l’Union européenne plus au Nord doivent les aider financièrement davantage. Mais certains pays plus au nord, comme la France ou l’Allemagne, considèrent qu’ils contribuent à un niveau élevé puisqu’ils traitent nettement plus de demandes d’asile que l’Italie.


Néanmoins, l’Italie essaie en permanence d’obtenir davantage pour un meilleur partage des effets de l’immigration clandestine. En 2011, elle avait ainsi délivré de nombreuses autorisations à des immigrants clandestins, leur permettant ainsi de pénétrer dans les autres pays de l’espace Schengen. Cependant, l’Italie n’est pas seule à assurer la sécurité de ses frontières, puisqu’elle est assistée de l’agence européenne Frontex, l'Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l'Union européenne, créée en 2004 et dont les budgets ont été accrus depuis.
En réalité, tous les pays du monde souhaitent garder le contrôle de leurs frontières, notamment en raison de la lutte contre le terrorisme. Il paraît impossible d’imaginer qu’un pays comme l’Italie puisse renoncer à assumer sa souveraineté sur ses frontières. Mais il est vrai que, compte tenu de la longueur des côtes italiennes et de la zone maritime exclusive qui en découle, il est impossible de mettre des policiers maritimes partout…

[1] Dumont, Gérard-François, « Syrie : de la géopolitique des populations à des scénarios prospectifs », Géostratégiques, n° 37, 3e trimestre 2012.

[2] Dumont, Gérard-François, « Changement de paradigme au Moyen-Orient », Géostratégiques, n° 15, 2007

[3] Dumont, Gérard-François, Verluise, Pierre, Géopolitique de l’Europe, Paris, Armand Colin - Sedes, 2014.

[4] Dumont, Gérard-François, Démographie politique. Les lois de la géopolitique des populations, Paris, Ellipses, 2007.

[5] Cagiano de Azevedo Raimondo, Dumont, Gérard-François, « Les migrations internationales face aux nouvelles frontières de l’Europe », Population & Avenir, n° 709, septembre-octobre 2012.


Article mis à jour, et publié le 17 septembre 2014 sur Atlantico.

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