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Le snobisme, une question de survie ? Bergson et les étiquettes
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Bonnes feuilles

Le snobisme ne désigne pas un type d'individu, mais une manière de se comporter à l'égard d'autrui, en partant du principe que nos goûts sont supérieurs au sien. Ainsi, personne n'est plus snob que celui qui méprise les snobs. Extrait de "Le snobisme", de Adèle Van Reeth et Raphaël Enthoven, publié chez Plon, 2015 (2/2).

Adèle  Van Reeth

Adèle Van Reeth

Philosophe spécialiste de l'ordinaire et de cinéma, Adèle Van Reeth anime « Les Nouveaux Chemins de la connaissance », l'émission quotidienne de philosophie de France Culture.

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Raphaël  Enthoven

Raphaël Enthoven

Raphaël Enthoven est normalien et agrégé de philosophie. Professeur, producteur de l'émission « Le Gai Savoir » sur France-Culture, il a publié, chez Gallimard, l'Endroit du décor et Le philosophe de service et autres textes et, chez Fayard, Un jeu d'enfant. Dernier ouvrage paru : Matière première (Gallimard, 2013)

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ADÈLE VAN REETH – Il n’y a donc pas de typologie du snob, mais bien des portraits, et autant de portraits singuliers que de formes de snobisme. Essayons de déceler le processus à l’œuvre dans tous les cas. Si Proust accorde autant d’importance à la description physique des gestes, mimiques et attitudes de ses personnages les plus snobs, n’est-ce pas pour mettre en scène le jeu avec le masque, les codes et les étiquettes que maîtrise le snob à la perfection ? Et en ce sens, Bergson ne nous aide-t-il pas à identifier un des mécanismes du snobisme en écrivant, dans Le Rire : « Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles » ?

RAPHAËL ENTHOVEN – Cette phrase est merveilleuse. Et si vaste, si juste, qu’elle délivre, au passage et presque accidentellement, la formule même du snobisme. Que dit-elle ? Que dans l’exercice quotidien de l’existence, notre cerveau fonctionne comme une gare de triage dont la fonction est de prélever au sein du monde ce qui nous est utile. La vie de tous les jours est une sorte de tri sélectif entre ce dont nous avons besoin et ce qui nous est indifférent. Ce monde, rivé au besoin que j’en ai, est celui que nous connaissons tous. C’est la vie de tous les jours, c’est l’univers des fonctions et des outils : « Vivre, dit Bergson, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. » C’est l’univers de quiconque s’intéresse au monde dans la mesure de l’intérêt que ce monde a pour lui. Les objets, comme les êtres, n’ont de valeur, ici, qu’à l’aune de mes préférences. Modalité superficielle et vorace de l’existence, vie de surface, sur-vie… à laquelle Bergson oppose la vie de chaque instant qui, par éclats, par épiphanies, donne à voir le monde séparément de l’intérêt que j’y trouve, le monde soustrait aux préjugés de forme et de couleur qui s’interposent entre mon œil et lui. Ce faisant, Bergson ne fait qu’approfondir l’intuition kantienne d’un jugement de goût désintéressé, c’est-à-dire non pas désincarné mais débarrassé de mes propres intentions et de mes propres calculs. Or, la démarche qui consiste à aller au-delà du monde de mon intérêt pour toucher du doigt le monde séparément de moi correspond exactement à l’ambition littéraire d’A la recherche du temps perdu. Le goût de Bergson pour les âmes « détachées de la vie » dont le détachement se manifeste « par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser » prend, dans la Recherche, la forme d’un Narrateur-Loup à la fois omniprésent et fantomatique, qui s’arrange toujours pour voir sans être vu, un voyeur discret qui n’altère jamais ce qu’il regarde en y injectant le sentiment de sa présence.

Pour en revenir à Bergson (et au snobisme), son esthétique est mue par l’ambition folle d’en passer par soi pour retrouver le réel lui-même, ou par le goût paradoxal de chercher en soi-même – malgré le filtre de sa propre subjectivité – les linéaments du monde tel qu’il est et non tel qu’on le perçoit… « Tout est en nous, dit Bergson1, tout est autour de nous. » En moi, c’est-à-dire au-delà de moi, par-delà ma personnalité, mon histoire, ma vie privée, mes ambitions et mes intérêts, se trouve une zone franche où le réel est préservé des souillures de mon caractère : « Ce tintement rebondissant, ferrugineux, interminable, criard et frais de la petite sonnette, qui m’annonçait qu’enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendais encore, je les entendais eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé », s’émerveille le Narrateur de la Recherche… Or le snobisme est-il d’une autre nature que le renversement sublime au terme duquel un homme parvient, en s’effaçant, en se faisant discret, en disparaissant littéralement, à trouver en lui-même la réalité du monde et des êtres qui le composent ? Y a-t-il plus de différences que de points communs entre l’audace d’en passer par soi-même pour saisir le monde et l’envie de dire vrai tout en s’accrochant à ses préjugés ? La phrase de Bergson sur les étiquettes résume deux fois la condition du snob : son vice lui donne simultanément l’occasion de recouvrir le monde des mensonges et des étiquettes qui lui permettent d’y vivre plus à son aise, et l’occasion de mettre à l’épreuve le désir insensé de détenir un savoir absolu. C’est ainsi que, dans la Recherche, le même snobisme dicte à Mme Verdurin le pathétique mépris des nobles dont l’indifférence la crucifie et l’intuition géniale que Dreyfus est innocent, ou que Wagner est peut-être, quoi qu’en disent les « chinois », supérieur à Debussy.

AVR – La phrase de Bergson pointe une nouvelle dimension tragique du snobisme, qui se trouverait dans sa nécessité : mettre des étiquettes sur les choses pour pouvoir penser et pour pouvoir vivre ne relève pas du choix, mais du besoin vital. Ce qui signifie que si le snobisme consiste à prendre l’étiquette pour la chose elle-même, et considérer que cette certitude vaut pour une vérité, alors il n’y a pas d’issue hors du snobisme. Celui-ci est constitutif. C’est même une question de survie !

RE – Effectivement. L’enjeu est vital. Je l’ai dit tout à l’heure : le snob est une conscience tragique qui, pour sortir du désarroi, choisit de persévérer dans l’illusion. Pourquoi pas ? Pourquoi ne pas se crever les yeux plutôt que de regarder ce qui nous décourage ? Pourquoi ne pas s’accrocher aux chimères d’un monde ou aux rites d’un autre ? Avez-vous plus consistant sous la main ? Et est-ce un si mauvais calcul, si l’on admet qu’aucun snob n’est vraiment dupe de son propre snobisme ? Qui veut guérir le snob de sa maladie ne voit pas que, malade lui-même, et vaniteux, il s’est persuadé qu’il suffisait de rectifier une illusion pour qu’elle s’estompe. L’enjeu du snobisme n’est pas de conquérir une représentation flatteuse de son propre masque, ou de sa propre personne. Aucun snob n’est assez fou pour croire que l’habit fait le moine. Le snob n’a pas une plus haute idée de lui-même que le courtisan. Au contraire. Etre narcissique, c’est se haïr soi-même en préférant son image à soi-même, et être snob, c’est pratiquer le mépris de soi comme de l’univers où l’on voudrait ne pas être né. Proust encore : « … si je demandais : “Connaissez-vous les Guermantes ?”, Legrandin le causeur répondait : “Non, je n’ai jamais voulu les connaître.” Malheureusement il ne le répondait qu’en second, car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il ne montrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme : “Hélas ! que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie.” Et comme ce Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avait le verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle “réflexes”, quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu’entreprendre de la pallier. » Le coût du snobisme, sa dot, en somme, est une impossibilité de s’aimer soi-même. Comment vivre avec ça ?

AVR – Le snob serait-il celui qui se prend pour le centre du monde ? Un égocentrique persuadé qu’hors de lui le monde n’existe pas ?

RE – Je ne le dirais pas comme ça. Il y a dans la psychologie du snob quelque chose qui le décentre un peu. Egocentrique, c’est certain, mais qui ne l’est pas ? Centre du monde, j’en suis moins sûr. Il ne faut pas confondre la tendance à réduire le monde et ses habitants à ses désirs ou à ses goûts (ce qui est exactement se prendre pour le centre du monde), avec l’humble arrogance du snob qui se contente de vivre ses opinions comme autant d’improbables vérités. Qui plus est, s’il est une vanité du cœur humain qui, à rebours de toutes les autres, enseigne qu’il existe d’autres mondes que le sien, c’est bien le snobisme, qui consiste précisément dans le désir, la crainte ou le mépris de ces autres mondes.
    Il n’y a pas de logique de classe chez Proust (à ses yeux les domestiques ne sont pas moins snobs, ni davantage, que les princesses), mais l’ambition démesurée (moins mondaine qu’intellectuelle, finalement) qui porte le snob à vénérer son propre discours. Le snobisme, au fond, relève de ces amateurismes vaguement éclairés, de « ces formes de vie primitives et condamnées à disparaître, de ces tentatives, en un mot, qui doivent nous toucher comme ces premiers appareils qui ne purent quitter la terre mais où résidait, non encore le moyen secret et qui restait à découvrir, mais le désir du vol ». Ne dédaignons pas le dédain : il contient l’essai de tout un monde.

      1. Toujours, dans Le Rire, dont les quelques pages sur « l’objet de l’art » sont à elles seules un chef-d’œuvre.

Extrait de "Le snobisme", de Adèle Van Reeth et Raphaël Enthove, publié chez Plon, 2015. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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