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Dans la tête et les pas du fils qui va commettre un attentat-suicide à Haïfa
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Bonnes feuilles

Le témoignage exceptionnel de la rencontre de deux femmes : l’Israélienne qui a perdu son mari dans un attentat-suicide et la Palestinienne qui, elle, a perdu son fils responsable du même attentat. Dans ce témoignage, Yaël Armanet, par-delà la souffrance, raconte à son compagnon disparu sa lente reconstruction personnelle et évoque avec lui les étapes qui en ont fait un témoin engagé de sa génération. Extraits de "Haïfa-Jénine, après le silence", de Yaël Armanet aux éditions Le Passeur 1/2

Yaël  Armanet

Yaël Armanet

Yaël Armanet est franco-israélienne et vit à Haïfa, en Israël, depuis 1976. Elle a grandi en Allemagne, puis fait des études de lettres modernes à l’Université de Strasbourg. Elle a, par la suite, dirigé une bibliothèque de recherche au Technion, l’institut israélien de technologie, à Haïfa.

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Et puis, je n’aime pas me rappeler que j’ai été accusé dans ma ville de collaborer avec les Israéliens et qu’on m’a aussi mis en prison. Alors j’ai décidé de laver mon honneur et celui de ma famille ; je suis allé en secret parler aux gens du Hamas, à Jénine, et je leur ai dit : Donnez- moi l’occasion de prouver à tout le monde que je ne suis pas vendu à l’ennemi ! Et c’est comme ça que j’ai bien connu Kaïs Adwan. Même si on a grandi dans le même camp à Jénine, je n’ai jamais osé l’aborder. Il m’a toujours impressionné, même quand on était enfants. Quel cerveau, lui, c’est vraiment un crac ! C’est notre Yahya Ayyash à nous, un vrai Muhandis, oui notre ingénieur à nous, car Kaïs vient de ma ville. Pas étonnant qu’il soit le militant le plus recherché par les Israéliens à Jénine. C’est pour ça qu’il ne reste pas trop de temps au même endroit. Il a fait un coup de maître à la pizzeria Sbarro à Jérusalem, en août l’an dernier, avec quinze morts. Mais là, à l’hôtel Park, à Netanya, il y a quelques jours, il a doublé son chiffre : trente morts. Les Juifs étaient venus fêter leur sortie d’Égypte, d’après leur tradition, et c’était une chance inespérée pour Kaïs Adwan de réaliser un formidable attentat. Mais ce qui m’a le plus épaté chez lui, c’est qu’il est devenu une vraie machine à fabriquer les bombes les plus perfectionnées.

Kaïs est venu ce matin me dire à moi, tout spécialement, qu’avec ma bombe, les corps allaient non seulement être carbonisés, mais aussi défigurés et mâchés par le shrapnel, caché dans la ceinture d’explo sifs sous mon blouson tout neuf. Je n’ai pas osé lui dire que je ne comprenais pas ce mot shrapnel. C’est lui qui m’avait choisi, je ne voulais pas qu’il change d’avis à la dernière minute. Mais j’ai plus ou moins deviné ce qu’il voulait dire par là, j’ai compris qu’il m’avait confié la bombe à fragmentation la plus meurtrière qu’il ait jamais conçue et construite de ses propres mains. Il avait cette fois planifié quelque chose de meilleur, de fatal, qui pouvait produire le maximum de carnage. Vraiment, cela me fait drôle de penser que toute cette mitraille qui est sur moi est faite de centaines de boulons, de clous, de billes de plomb, de morceaux de cuivre, de petites barres de fer qu’on utilise dans le bâtiment et que tout ça va gicler partout. Kaïs a appelé ça une trajectoire balistique. Quand on s’est dit adieu, il m’a regardé droit dans les yeux, en me serrant les épaules, et il m’a dit qu’il était fier que je sois le tout premier à expérimenter son prototype le plus révolutionnaire. Il a ajouté encore  : « C’est merveilleux ! Ton sacrifice va permettre à ta nation de vivre, tu comprends ? » Comment pourrais- je le décevoir ? Oui, je vais mourir en shahid.

Voilà, on est déjà à Tel Hanan, que chez nous on appelle Balad al- Shaykh, c’est près de Nesher, à l’entrée de Haïfa. On vient juste de passer devant le cimetière musulman abandonné, à droite, en bord de route, là où est enterré notre grand chef moral, le Sheikh Az alDin al- Qassam. C’est à sa mémoire que notre branche armée du Hamas porte son nom. Il était né en Syrie et il a combattu les Britanniques et les Juifs en Palestine. Je sais qu’à Haïfa et dans les villages druzes à côté de Haïfa, il y a eu autrefois une très forte immigration de Syrie, mais quand même, nous, on les considère comme faisant partie du peuple palestinien. On pense la même chose des Druzes qui vivent surtout sur les hauteurs du Carmel et dont la plupart portent le nom de Halabi et viennent d’Alep en Syrie. Le Sheikh Az al- Din al- Qassam a été tué en 1935 dans les collines autour de Jénine, où il avait dû s’enfuir. Sa mort a engendré la grande Révolte arabe contre l’occupation britannique.

En moins d’une demi- heure, je vais arriver à destination. Un rayon de soleil perce enfin la brume. Je ne cesse de penser à ce mois de mars, qui prend fin et qui est passé comme une fusée. Je n’ai décidément que des pages de calendriers qui défilent dans ma tête. Je ne suis pas heureux, voilà. Maintenant, je le sais trop bien. Et j’ai menti ce matin à mon père et à ma mère. Ils vont l’apprendre par la radio bien vite, en tout cas tôt ou tard. Que je leur ai menti. Parfois je me dis que mes parents ont trop misé sur moi. Quand ils entendront qu’il y a eu un attentat à Haïfa, mon père et mes frères se dépêcheront de rentrer de leur boulot à la maison, de peur qu’on les arrête. Peut- être même que ma mère aura déjà averti mon père sur son téléphone portable : « Rentre à la maison ! » Nous utilisons ces messages codés, pour dire que le checkpoint de Jalamé va être fermé. Alors ils verront tous les voisins se rassembler devant notre maison, et on leur dira que c’est moi, le shahid du restaurant Matza. N’empêche que je pensais entrer au centre commercial le Grand Canyon, qui est tout à côté, mais il y avait tellement de surveillance. Alors j’ai dit au taxi de me laisser et j’ai fait le reste de la route à pied. Quelques centaines de mètres qui grimpaient un peu, juste le temps de me réchauffer, car j’étais glacé.

Maintenant, j’y suis. Je passe la porte du restaurant sans trembler et je croise un groupe de jeunes qui sort en courant. Ils ont choisi la vente à emporter. Je les entends dire qu’il vaut mieux s’éloigner des endroits ciblés par les attaques palestiniennes. Je leur souris. Il n’y a pas de gardien armé à la porte pour fouiller les sacs et détecter du métal, je le sais. Et j’ai vraiment une bonne tête avec mon blouson tout neuf et mon look très à la mode ! Il est 14 h 45. Je suis prêt à mourir. Je n’ai pas de réponse à la question qui m’a obsédé tout au long de la route : « Mes parents vont être contents de moi ou non ? » Je donnerais cher pour le savoir. Je me plante tout au milieu de la salle, je regarde autour de moi, comme si je cherchais quelqu’un. Et cette fois, je n’ai plus peur de toucher par erreur le bouton rouge. On voit que c’est un jour de fête pour les Juifs, c’est plein à craquer. Des familles entières. Quel monde ! Je vais tuer beaucoup de Juifs. Allahu akbar, Allahu akbar !

Extraits de "Haïfa-Jénine, après le silence", de Yaël Armanet aux éditions Le Passeur, 2015

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