"Les artistes en France sous l'Occupation" : Vlaminck ne connaît pas le rationnement et mange mieux qu'avant-guerre<!-- --> | Atlantico.fr
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Berthe, Edwige et Maurice de Vlaminck, 1942 (photo de Werner Lange)
Berthe, Edwige et Maurice de Vlaminck, 1942 (photo de Werner Lange)
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Bonnes feuilles

Werner Lange, sous-directeur du Musée des beaux-arts de Berlin, est envoyé à Paris après la défaite de la France, pour s'occuper des artistes français au sein de la Propaganda Staffel. La valeur de son récit réside dans les nombreuses anecdotes et rencontres qui émaillent ce livre : Picasso, Derain, Maillol, Vlaminck, Cocteau, et d'autres gloires de l'art français. Extraits de "Les artistes en France sous l'Occupation" de Werner Lange aux éditions du Rocher 2/2

Werner Lange

Werner Lange

Werner Lange, lieutenant de la Wermacht pendant la guerre, a géré entre 1940 et 1944 les relations entre l'occupant et les gloires de la peinture et de la sculpture françaises. Après le conflit, il est venu s'intaller à Paris, où il est mort dans les années 1980.

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De toutes les familles d’artistes que je connus, celle des Vlaminck était sûrement la plus harmonieuse.

Un peu acteur, un peu cabotin, Maurice aimait lire à haute voix. Autant on pouvait discuter avec lui à bâtons rompus, l’interrompre, le contredire, autant un silence de mort tombait sur l’assemblée familiale quand il prenait un livre. Là, il prit son dernier, Portrait avant décès, et commença à nous lire un passage sur le Douanier Rousseau. Ils s’étaient connus chez Vollard, en 1908. Puis il nous lut allégrement un passage sur Guillaume Apollinaire qu’il avait rencontré chez Madame de Kostrowitsky, sa mère, à Chatou. Après ses lectures, passionnantes je dois dire, nous parlâmes tout naturellement peinture.

Vlaminck ne parlait jamais de son art, il connaissait sa place. Parmi les plus grands. Mais il parlait volontiers des autres. Parfois en bien, parfois en mal. Ses avis étaient souvent tranchés. Mais nul n’était aussi détesté et aussi méprisé par lui que Picasso. Pour Vlaminck, Picasso était le responsable de la destruction de l’art. « Il calcule, le petit salaud, le petit malin, disait-il. » Matisse ne lui plaisait pas non plus. « Regardez les toiles de Matisse, me dit-il un jour, ils ne sont que jeux de couleurs. Changez-les de place, inversez le vert du haut et le rose du bas, ça ne changera rien. Ce ne sont pas des toiles, mais de la merde ! » Utrillo et les naïfs trouvaient plus de grâce à ses yeux. Alors qu’on aurait cru le contraire.

Ayant disserté ainsi pendant un temps, Maurice se dirigea vers la petite pièce du fond, dont la porte était ouverte. Une pièce remplie de tableaux. « Mes dernières toiles, dit Vlaminck sobrement. » Puis il me les montra une à une. Sans un mot. Sans un commentaire. Dans le plus parfait des silences. Mais, derrière ce silence, on entendait distinctement un muet : « C’est moi, ça ! » Chaque fois qu’il me montrait un tableau, un paysage, des fleurs, une marine, il semblait dire : « Et ça, regarde, ce n’est rien, ça ? »

Bientôt, je reçus une nouvelle invitation. Toujours « pour bavarder ». Vlaminck n’écrivait jamais et ne répondait jamais aux lettres. Il en arrivait pourtant beaucoup à la Tourillière. Il avait un courrier de ministre. C’est Berthe qui se chargeait de répondre. Et, à force de le faire, elle avait acquis une si grande habileté à se faire passer pour son mari – sujets, tournures des phrases, style – qu’il était impossible de faire la différence entre elle et lui. Elle apprit même à imiter sa signature. À la perfection !

Une fois de plus, je n’échappai pas aux ripailles traditionnelles. Sauf que là, prévoyant, j’étais arrivé complètement à jeun. D’abord, nous mangeâmes des perdrix à la mode de Vlaminck. Une montagne de perdrix ! Voyant mon étonnement devant cette quantité, il éclata de rire : « Je n’ai pas de fusil, je n’ai pas de cartouches, et pourtant je ne manque pas de gibier, hein ! Et regarde le rôti de boeuf qui arrive ! Toute la semaine dernière, ma femme n’arrêtait pas de me dire : "Maurice, on n’a plus de viande, Maurice, on n’a plus de viande." L'idée de manquer la rend un peu folle, l’angoisse terriblement. On n’avait pas de viande dans la maison, tout en ayant plein de bêtes dans les étables. Il aurait été dommage de ne pas en profiter. J’allai donc trouver le garçon de ma ferme, à côté. Nous avons choisi une bonne bête, une bête pour laquelle ça valait la peine d’aller éventuellement en prison. J’ai dit au garçon de bien tout préparer pour la nuit, la hache bien affûtée, les couteaux bien aiguisés, l’étal bien nettoyé.

Et aussi des bougies, beaucoup de bougies. L’électricité aurait pu attirer l’attention d’un voisin ou d’un passant. Tout se passait bien, on travaillait dur, couverts de sang, quand la porte s’est soudain ouverte et j’ai entendu le cri strident d’Edwige, surprise par tout ce sang. La pauvre me cherchait partout et ne me trouvait pas, elle ne savait pas qu’on tuait une vache en douce ! »

La France entière était rationnée, et Vlaminck mangeait mieux encore qu’avant-guerre !

Il aimait beaucoup raconter des histoires de la vie ordinaire. Et le faisait si bien, qu’elles devenaient extraordinaires. Il avait un vrai don de conteur. 

Comme l’après-midi était radieux, nous partîmes faire un tour du propriétaire. Il ne devait pas le faire trop souvent, car comment expliquer sinon sa surprise devant une tente dressée derrière sa maison. Il ne l’avait jamais vue. Une idée d’Edwige qui préférait dormir sous tente à cause de la chaleur. Maurice trouva l’idée si bête qu’il traita sa fille d’imbécile. La découverte de cette tente le plongea dans un abîme de réflexion. Il y avait vu un signe. Sa fille ne devait pas être bien. Il me demanda le soir même de l’accueillir à Paris, de la sortir un peu, pour qu’elle se change les idées. Elle aimait danser.

Trop jeune sans doute pour tant de responsabilités, Edwige s’occupait des affaires de la Tourillière jour et nuit. Elle le faisait avec une abnégation remarquable. Maurice me dit que l’envoyer une semaine à Paris serait une récompense, en quelque sorte.

Quelques jours plus tard, je la vis arriver dans mon bureau, une petite valise à la main. À mon service de jour, s’ajoutait donc un service d’escorte, le soir. Ou, plutôt, la nuit, tant les soirées pouvaient être longues.

Extraits de "Les artistes en France sous l'Occupation" de Werner Lange aux éditions du Rocher, 2015

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