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La demi-lucidité de Laurent Ruquier sur le cas Zemmour
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Gramsci, mon ami

L'animateur de France 2 a déclaré samedi 14 mars sur le plateau de son émission "On n'est pas couché" : "Je regrette d'avoir donné la parole à Éric Zemmour pendant 5 ans, je me rends compte que j'ai banalisé ses idées". S'il se trompe sur le rôle joué par le journaliste dans la montée du FN, il n'a pas tort sur le reste : Zemmour a contribué à la fin de l'hégémonie culturelle de la gauche, théorisée dans les année 30 par le penseur marxiste italien Antonio Gramsci.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : Par cette remarque, Laurent Ruquier reconnaît-il sans le vouloir qu'Eric Zemmour a fait bouger les lignes sur le plan des idées ?

Laurent Ruquier : C’est en tout cas ce que semble penser Laurent Ruquier. Le succès annoncé du Front nationale au premier tour des départementales y est bien sûr pour quelque chose : cela donne mauvaise conscience. Car pour une partie des bobos de gauche, le phénomène FN est totalement incompréhensible : comment est-il possible de voter pour un tel parti ? La seule explication est donc celle de l’intoxication par des génies malfaisants. Cela veut dire que le « cordon sanitaire », comme on disait autrefois, n’a pas été assez étanche. La chasse au Zemmour, qui avait connu une relative accalmie après les attentats islamistes, est donc de nouveau ouverte. Un certain nombrilisme des médias y contribue : les animateurs de télévision ont acquis un sentiment de puissance et sont persuadés que ce qui se passe sur leur plateau est décisif, comme si les gens étaient de simples récepteurs passifs et naïfs. Il est aussi possible que, par cette déclaration, Laurent Ruquier cherche à se dédouaner des polémiques qui vont probablement surgir après les élections. Qui est responsable du désastre ? Éric Zemmour aura évidemment une place de choix dans ce palmarès des diffuseurs de « mauvaises pensées », mais la liste risque de s’étendre aux complices. Mieux vaut donc essayer d’éteindre l’incendie avant qu’il n’éclate.

Pour autant, Eric Zemmour a-t-il contribué à faire monter le FN ? Quelles sont les limites du raisonnement selon lequel Zemmour et le FN, ce serait la même chose ?

C’est tout le problème de savoir d’où viennent les idées politiques : du cerveau des élites ou de la société elle-même ? Il y a une tendance en France à surestimer le rôle des intellectuels. Cela tient à la fois au culte des grands esprits mais aussi à la tradition marxiste revisitée par Antonio Gramsci. On se plaît donc à croire que Rousseau est à l’origine de la Révolution française ou que Marx a provoqué la Révolution bolchévique. C’est évidemment un peu simpliste. Déjà, l’influence des grands penseurs eux-mêmes, sans être négligeable puisqu’ils alimentent la réflexion des leaders politiques, doit être relativisée. Alors que dire des auteurs de moindre importance comme les journalistes, même s’ils sont particulièrement talentueux comme c’est le cas d’Éric Zemmour ?

En réalité, les commentateurs ou les agitateurs d’idées ne font souvent que formaliser ou exprimer des préoccupations qui sont déjà présentes dans la société. Ils doivent leur succès au fait qu’ils se font l’écho de demandes sociales. Jean-François Kahn l’a très bien dit : Éric Zemmour est plus une conséquence qu’une cause. S’il bénéficie d’une notoriété depuis quelques années, c’est parce qu’il exprime avec talent le point de vue d’une partie de l’opinion, laquelle s’estime peu représentée dans les grands médias. Certes, il vient aussi conforter les gens dans leurs opinions, il leur apporte un certain soutien. Mais il doit surtout son succès au fait qu’il met des mots sur un malaise, qu’il propose des analyses dont ses fans estiment qu’elles sont rejetées ou méprisées par les élites actuelles. A travers ses interventions, Éric Zemmour donne une voix à ceux qui en sont privés. Il est le porte-parole des nouveaux parias d’une société gagnée par la mondialisation et l’Europe. C’est pourquoi on pourrait presque renverser la question : qu’est-ce qui fait le plus monter le FN ? Est-ce la présence d’Éric Zemmour dans les médias ? N’est-ce pas plutôt son éviction de France 2 et d’itélé, et plus généralement le fait que certains débats sont esquivés ou jugés indignes d’être abordés ?

Au-delà du simple cas Zemmour, comment la domination idéologique de la gauche a-t-elle été progressivement remise en cause ?

L’expression « domination idéologique » est un peu forte, mais il n’est pas faux de dire que la gauche a fortement pesé sur le débat politique après 1945. Il y a une explication : à cause de Vichy et de la Collaboration, les grandes idées traditionnelles de la droite comme la famille, la morale ou la nation ont été déconsidérées. De plus, une grande partie des intellectuels ont adhéré au marxisme, qui a longtemps été vu comme une idéologie de libération à l’égard de tous les opprimés, que ce soit les ouvriers ou les peuples colonisés.

Mais les temps ont changé. L’effondrement de l’URSS a discrédité le marxisme et les difficultés de l’intégration européenne provoquent un regain d’intérêt pour l’idée nationale. En même temps, les problèmes liés à l’immigration ainsi que la criminalité de masse ne permettent pas de regarder avec enthousiasme les transformations de la société durant ces dernières décennies. On voit même que les progrès de la biotechnologie lancent de nouveaux défis qui nécessitent de se situer sur le terrain de la morale. Par exemple, la gauche est bien embarrassée pour interdire la GPA car ce faisant, elle reprend les arguments qui étaient utilisés jadis pour refuser de légaliser l’avortement (la femme ne peut pas faire ce qu’elle veut de son corps ; les pays qui autorisent la GPA ne sont pas forcément des modèles de progrès humain, etc.). De même, au nom de quoi dont-on interdire le clonage ou les OGM, sinon par respect pour la nature ?

En fait, la gauche se trouve face à des contradictions difficiles à gérer. On le voit bien aujourd’hui avec la laïcité. Sa volonté de défendre les migrants et leurs cultures entre en contradiction avec son combat historique contre les religions et pour l’émancipation des femmes. Ces contradictions ouvrent un nouvel espace de discussion qui permet à des auteurs comme Alain Finkielkraut, Michel Onfray ou Éric Zemmour de s’engouffrer dans la brèche. A ce titre, vouloir les faire taire est une solution de facilité.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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