Et un nouveau sommet pour pas grand chose... Ce que l’Europe aurait vraiment à faire et ce qu’elle fait dans la réalité<!-- --> | Atlantico.fr
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Le sommet se tient à Bruxelles les 19 et 20 mars
Le sommet se tient à Bruxelles les 19 et 20 mars
©Reuters

Travail en retard

L'union de l'énergie et le conflit ukrainien font partie des principaux sujets mis au programme du sommet européen qui se tient à Bruxelles les 19 et 20 mars. Au départ, rien n'était prévu sur la Grèce. Mais après d'âpres discussions entre toutes les parties, le dossier grec sera finalement abordé en marge du sommet des chefs d’Etat ce jeudi dans la soirée. Des atermoiements symptomatiques d'une UE qui peine à se pencher sur les questions les plus importantes pour sa cohérence, son efficacité, et... sa survie.

Michele Chang

Michele Chang

Professeure au sein du département d’études politiques et administratives au Collège d'Europe depuis 2006, elle est également la vice-présidente du European Union Studies Association, une association académique américaine consacrée aux études européennes.

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Sylvie Goulard

Sylvie Goulard

Sylvie Goulard est députée européenne, membre du groupe ADLE (Alliance des démocrates et des libéraux pour l'Europe) au Parlement européen, et membre du Groupe Eiffel Europe (www.groupe-eiffel.eu)

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Christian Saint-Etienne

Christian Saint-Etienne

Christian Saint-Etienne est professeur titulaire de la Chaire d'économie industrielle au Conservatoire National des Arts et Métiers.

Il a également été membre du Conseil d'Analyse économique de 2004 à juin 2012.

Il est également l'auteur de La fin de l'euro (François Bourin Editeur, mars 2011).

 

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  • Les Etats-membres se réunissent lors du sommet qui se tient à Bruxelles les 19 et 20 mars.
  • Des conseils européens avaient eu lieu en 2012 pour avancer dans les domaines bancaire, budgétaire, économique et démocratique, mais sont restés lettre morte depuis.
  • Les Etats, qui au travers du président du Conseil européen Donald Tusk ont la main sur le programme, se gardent bien de pousser dans cette voie.
  • La scission nord-sud empêche de mettre en place des budgets communs ainsi qu'une gouvernance collective.
  • Sous la pression de l'Allemagne, la question monétaire est devenue une simple question budgétaire.
  • La situation actuelle, très tendue, incite les Etats à ne pas mettre ces sujets sur la table, de peur de tomber dans un pugilat.
  • Nous nous trouvons dans une Europe du non-dit, qui passe à côté de sa propre histoire.

Atlantico : Le sommet européen qui s'ouvre va se centrer essentiellement sur la collaboration énergétique, la réponse à la désinformation russe en Ukraine, et le partenariat oriental (unissant l'UE avec six pays d'Europe centrale et du Caucase). Dans une Europe toujours en crise permanente, pourquoi l'UE n'arrive-t-elle pas à aborder frontalement dans ce genre d’événement la question pourtant majeure de l'union politique, et cela depuis plusieurs années, alors que l'on parle plus que jamais d'une sortie de la Grèce de l'UE ?

Sylvie Goulard : Cela ne me surprend hélas pas du tout. Ce point devrait être à l’agenda des sommets et il ne l’est pas. En 2012, il y avait eu une série de conseils européens un peu plus féconde lors desquels on avait décidé qu’un travail serait accompli dans quatre champs : le bancaire, le budgétaire, la coopération économique et surtout les aspects démocratiques. A la suite de cela Herman Van Rompuy avait produit lors du conseil européen de décembre 2012 un rapport contenant des propositions qui allaient très loin (création d’une capacité budgétaire, amélioration des contrôles, etc.). Tout est encore sur la table. On fait des travaux, des projets audacieux sont conçus, mais ensuite, rien n’est débattu.

Vu la manière dont l’Union européenne fonctionne et surtout quand on voit les refus affichés par les gouvernements nationaux, cela n’est guère surprenant. Les gouvernements nationaux sont ceux qui portent la responsabilité de cette situation. L’ordre du jour du Conseil européen est entre les mains du président de ce conseil, Donald Tusk, choisi par les chefs d’Etat, qui valident tout ce qu’il s’y passera. Le Conseil européen s’occupe en outre de questions qui ne sont pas de son niveau, mais évite les questions sur la gouvernance de l’UE et de la zone euro.  

Christian Saint-Etienne : Il n’y a pas de vision commune de l’avenir de l’Europe. Et la zone euro est en fait divisée en deux "sous-zones" : les pays du nord restés industriels, et ceux du sud, qui se sont désindustrialisés, entraînant des divergences de niveau de vie. Cela empêche de mettre en place des budgets communs et une gouvernance collective. Au sein de l’UE à 28, il n’y a pas de projets partagés. En 1996-1997, on avait encore des débats du type approfondissement vs. élargissement, avec le camp des tenants des "Etats-Unis d’Europe", opposé aux partisans d’une simple union douanière élargie. Rien de cela n’existe plus aujourd’hui. On ne veut plus mettre ces sujets à l’agenda pour éviter que le tout se termine en pugilat.  

Michele Chang : La situation est compliquée. Même si l'union monétaire a besoin de l'union politique, il n'y a pas d'accord parmi les états membres sur la manière dont une telle union doit fonctionner. 

Il y'a deux aspects importants : qui gouverne et qui paye. Les Etats-membres ne sont pas prêt à déléguer plus de pouvoir politique aux institutions européennes.  Il n'y a pas assez de confiance dans l'un et l'autre. En plus, le système de contrôle démocratique au niveau européen n'est pas suffisant.  Deuxièmement, l'union politique européenne a besoin d'un budget européen important. La volonté de créer un tel budget, aujourd'hui, n'existe pas. 

Quelles sont les autres questions dont l'Europe ne s'est pas emparée lors des derniers sommets stratégiques, alors qu'il y aurait pourtant urgence en la matière ? Ou bien ce manque est-il chronique ?

Sylvie Goulard : Une question que l’Union européenne devrait traiter, c’est de savoir comment obtenir la légitimité d’une décision qui se prendrait soit dans la zone euro, soit parmi les 28 Etats-membres. La zone euro doit avoir un système plus stable, et surtout plus légitime. Les décisions prises pour la Grèce étaient nécessaires – si le pays était allé au défaut, sa situation serait pire – mais on n’a pas fait l’accompagnement nécessaire avec des mesures positives pour relancer l’investissement, ou générer une solidarité européenne. Cela est dû à l’absence de débats politiques sur ce que l’on veut faire de l’Europe. C’est cela qui amène d’ailleurs l’élection de personnes comme Alexis Tsipras. Résoudre ce problème permettrait à l’UE de se doter d’une vraie méthodologie pour répondre ensuite aux principaux problèmes du moment.

L’Union européenne doit également trouver la solution pour que l’union économique et monétaire produise de la prospérité et soit stable. Un autre gros enjeu majeur où les réponses tardent à venir est la projection extérieure de l’UE à la fois sur le thème diplomatique et sur celui de la défense. Il faut accélérer l’action commune dans ces deux domaines où l’on a actuellement vingt ans de retard, où rien de significatif ne s’est passé et où les gouvernements font un pas en avant et deux pas en arrière. Mais bien sûr, sur ces questions, il faudra accepter de partager la souveraineté. Il existe enfin un bloc "sécurité" regroupant à la fois le terrorisme et les bouleversements liés à Internet. En 2003, l’UE avait adopté une stratégie de sécurité. Je viens de la relire : rien n’a changé.   

Christian Saint-Etienne : L’Europe n’est pas une puissance, mais une masse inorganisée et impuissante. Sur le papier, nous pesons autant que les Etats-Unis mais dans l’histoire du monde… nous ne sommes qu’un espace commercial. La dernière fois que l’on a envisagé d’être autre chose, c’est à la fin des années quatre-vingt-dix. Donc, cela fait au moins quinze ans qu’il n’y a plus aucun débat sur la finalité de la construction européenne. Et donc quinze ans qu’il n’y a aucun accord.

Je déplore aussi l’absence d’action de l’UE sur la question d’une défense commune. Il est insupportable que des Français se fassent tuer au Mali, ou interviennent en Irak pendant que la Commission européenne, l’Allemagne ou les nouveaux entrants nous fassent des leçons sur notre respect ou non des critères de Maastricht, alors que la France défend les intérêts de l’Europe au Sahel notamment. Mais personne ne veut ouvrir la discussion là-dessus, l’Europe ne sachant pas si elle doit rester neutre comme la Suisse, ou s’assumer comme une puissance économique et militaire comme les Etats-Unis, la Russie ou la Chine.

Michele Chang : Il faut comprendre que pour l'Union européenne l'idée d'urgence est relative. Elle n'est pas une organisation qui prend décisions importantes sans pression. Par exemple, même après la crise financière globale (2008-2009), l'UE a gardé son système de supervision bancaire nationale pendant quelques années plus, le plan pour l'union bancaire n'est pas annoncé que 2012. Aujourd'hui les marchés sont plutôt calme, donc les leaders préfèrent laisser ces questions pour un autre jour. 

La zone euro est toujours sous tension, mais la question monétaire ne sera pas non plus à l'ordre du jour du sommet, et l'Europe semble éviter le vrai débat. Pourquoi ?

Sylvie Goulard : Sur la question monétaire, nous avons une Banque centrale qui fonctionne sur un modèle fédéral, et quand les gouvernements s’affichent ouvertement comme des remparts à la "technocratie", j’aimerais que l’on fasse un peu le bilan de leur action réelle. La BCE prend ses responsabilités, ce ne sont pas de "méchants technocrates" face à de "gentils politiques". Il y a des blocages de nature strictement politique qui entravent un développement absolument indispensable de l’évolution européenne. 

Christian Saint-Etienne : La question monétaire, suite à la pression allemande, est devenue une question budgétaire sur les critères de Maastricht. Il n’y a aucun débat sur un intérêt pour un gouvernement économique avec un budget commun. S’il n’y a pas de débats sur la question monétaire, c’est parce que tout le monde sait par avance qu’il n’y a aucun accord sur la route à suivre. On veut donc éviter d’afficher son absence de position commune. C’est un peu comme dans une famille minée par des secrets : on préfère parler de sport et de politique (budgétaire, en l’occurrence).

Michele Chang : Aujourd'hui il y a un impasse entre le gouvernement grec et ses partenaires. Les ministres ont essayé de trouver un accord sans succès. Les désaccords sont fondamentaux, ils portent sur la légitimité et l'efficacité de la réponse européenne à la crise. Les implications politiques d'une résolution aux débats sont énormes. Il est plus facile de laisser ces décisions pour un autre jour.

En plus, il n'y a pas assez d'incitations pour les gouvernements à la fermeté, ils sont complaisants. Plusieurs ministres ont avancé l'argument notamment que la zone euro pourrait survivre la sortie de la Grèce. 

Energie et relations internationales : de quoi le choix des thèmes du sommet est-il le signe en termes de préoccupations actuelles de l'UE ?

Sylvie Goulard : La question russo-ukrainienne est évidemment d’une extrême importance, et les chefs d’Etat et de gouvernement dans le cadre du Conseil européen ne s’en occupent pas si mal. Nous sommes confrontés à des interventions militaires terrestres dans un territoire voisin de l’UE, je vous le rappelle ! On a affaire à un sujet grave. De plus, le principal atout de l’Europe dans le monde, l’une des choses que l’UE avait vraiment réussi à apporter, c’est le sentiment de stabilité sur le continent, qui nous distingue de l’Asie ou de l’Afrique. Ce qui se passe actuellement pourrait remettre cela en cause. Quant à l’énergie, c’est un thème très directement lié à notre sécurité par rapport à la Russie et au Moyen-Orient. On peut donc se féliciter de voir le conseil européen prendre en compte de tels sujets. 

Christian Saint-Etienne :Il n’y aura pas de vrai débat sur l’énergie, chaque pays étant responsable de son mix énergétique. Sur la Russie, la France et l’Allemagne veulent une position modérée là ou d’autres pays à l’est de l’UE ont une position très agressive au contraire. Il n’y a donc pas grand-chose à attendre non plus. De toute façon, comme il y a des désaccords francs et nets sur les sujets principaux, il ne faut pas trop attendre de positions fortes sur les sujets plus secondaires.

Même si ces sujets ont leur intérêt, peut-on espérer qu'ils apportent une réponse efficace alors que les tensions politiques ne sont pas abordées officiellement, et ne seront évidemment pas réglées à l'issue du sommet ? Ne met-on pas "la charrue avant les bœufs" ?

Sylvie Goulard : L’union politique n’est pas une fin en soi pour le plaisir de créer des institutions. Si on veut régler les questions actuelles, il faut d’abord que l’UE parvienne à franchir une étape en termes d’intégration. Le drame, c’est que notre pays a totalement renoncé à produire des idées pour l’Europe. En 2005, les partisans du "non" avaient parlé d’un "plan B". On n'a rien vu depuis dix ans… Laurent Fabius, partisan du non, est au Quai d’Orsay depuis trois ans, il n’a produit aucune réflexion sérieuse sur la question européenne. Nous nous trouvons dans une tétanie collective très préjudiciable à l’Europe, et effectivement cela ne peut durer car nous nous retrouvons dans une situation de "bricolage" permanent.  

Il serait étonnant que les chefs d'Etat ne parlent pas a minima de la question politique et monétaire. Mais si cela n'est pas à l'agenda officiel, comment cela va-t-il concrètement se faire ? L'Europe est-elle prête à prendre des décisions majeures derrière une "porte close" ? 

Sylvie Goulard : Il faut savoir faire une différence majeure. En Europe, il y a deux manières d’agir. La première, c’est la coordination, c’est-à-dire des échanges informels, derrière des portes closes, aboutissant au choix sur un plus petit dénominateur commun, souvent imposé par les plus puissants d’ailleurs. Et dans les années 50, on a créé une deuxième manière de faire : c’est l’Europe "communautaire" avec des institutions, des mandats (comme celui de la BCE, qu’on lui reproche de suivre à la lettre) permettant de se passer de la permission de tous les membres. Quand Mario Draghi a pris sa décision sur le Quantitative Easing, il n’a pas demandé l’avis des Allemands qui s’y sont totalement opposés. Cela prouve que dans un système fédéral, on arrive à imposer une décision aux plus forts. Ce n’est pas le cas de la coordination, de la négociation derrière la "porte close".  

Christian Saint-Etienne : Tant que l’on n’institutionalise pas la zone euro avec un conseil politique – ce que les Allemands et la Commission ont toujours refusé – et que des pays qui sont dans l’UE mais pas dans la zone euro veulent malgré tout avoir leur mot à dire, on continuera à avoir des débats stériles. Nous sommes dans l’Europe du non-dit, et qui passe finalement à côté de sa propre histoire. On peut prendre de bonnes décisions derrière une "porte close", notamment dans le domaine technique, c’est ce qu’a fait par exemple le président de la BCE, mais cela restera de courte-vue.

Michele Chang : Le sujet n'est pas clos, mais pour l'instant, d'autres sujets sont au centre des préoccupations. Sans la pression des marchés, les chefs d'Etat préfèrent éviter ces discussions difficiles car l'urgence n'est pas évidente à leurs yeux, même si la question reste importante. En plus, ils connaissent les positions de leurs partenaires et malgré tout ne sont pas encore arrivés à un accord. Une autre discussion officielle pendant le sommet ne changera donc rien.

Mais cette conversation continue. Il y a plusieurs opportunités pour les acteurs européens de se rencontrer et se discuter. Par exemple, il y a conseils et comités différents avec un chevauchement important des membres. Même s'il ne figure pas sur l'agenda du sommet, ils s'en discuteront dans autres configurations. Et pendant le sommet il y aura des discussions non-officielles sur ce sujet.   

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