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Quelque chose que les économistes pensaient impossible est en train de se produire en Europe
©Pascal Lauener / Reuters

Incroyable mais vrai...

Ce qui n'était qu'une anomalie se répand en Europe : les taux nominaux deviennent négatifs. Autrement dit, les agents économiques sont aujourd'hui prêts à... payer pour prêter. Une situation qui semble absurde sur le principe, mais qui obéit pourtant à un mécanisme logique bel et bien réel.

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie

Mathieu Mucherie est économiste de marché à Paris, et s'exprime ici à titre personnel.

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Avant la crise, il était bien admis que les taux nominaux ne pouvaient pas devenir négatifs : non-négativité). Une expression aussi creuse que courante, le "zero lower bound" ou plancher zéro, et un cas pratique, le Japon des années 1990-2000, participaient de ce consensus. Les taux réels peuvent bien "tomber" en dessous de 0% (on ne sait pas bien les calculer et ils n’intéressent pas grand monde), mais pas les taux nominaux. Franchement, quel investisseur achèterait des taux fixes qui lui garantiraient chaque année une perte certaine en nominal, dans un monde où l’illusion nominale règne en maître ? A risque identique, on prend l’actif de plus haut rendement, et il est aisé de choisir entre celui portant taux négatif et un autre qui rapporte 0% ; or, un actif sans plus de risque qu’un Bund allemand mais rémunérant au moins 0, il en existe au moins un : le cash. Pourquoi des agents en viendraient-ils à accepter de payer pour prêter (!) alors qu’ils pourraient simplement "rester liquides" ? Les taux négatifs passaient donc pour une curiosité improbable, sans grand intérêt si nous osons le jeu de mots.

Le débat a changé. Les taux nominaux négatifs appartiennent désormais à la réalité quotidienne, concrète, du moins sur le marché des obligations souveraines. A l’heure où nous écrivons ces lignes, les emprunts d’état allemands remboursables dans 7 ans sont négatifs. Ce basculement progressif de la courbe des taux ne concerne d’ailleurs pas que l’Allemagne puisque la Hollande, l’Autriche, la France, la Belgique, le Danemark, la Suisse, la Finlandais et la Suède sont aussi concernés, sur des maturités de 2 à 5 ans et à hauteur désormais de 1,5 trillion d’euros de dette souveraine. Par contagion, certains emprunts d’entreprise de courte maturité (EDF, Nestlé, Shell, Sanofi, Novartis…) voient eux aussi leurs taux nominaux s’établir en dessous de 0% !

Notons avec perfidie que la France a connu sa 1ère expérience de négativité juste après avoir perdu son rating triple-A, c’est dire à quel point les explications budgétaro-structurelles chères aux économistes de café du commerce n’ont aucune espèce de lien avec la réalité du phénomène.

Nous allons très immodestement tenter de comprendre le pourquoi, le comment, et le pour combien de temps. Mais d’abord, n’oublions pas le sous-bassement favorable, la cause adéquate : depuis 1982, l’inflation et les taux vont mano en la mano vers le bas, toujours plus bas

La baisse des taux nominaux est un trend long, puissant et commun à tous les pays de l’OCDE, depuis Paul Volcker, vers 1982. Nous n’irons pas jusqu’à parler de "sens de l’Histoire", mais dans un monde où l’inflation est de plus en plus un volcan éteint il n’est pas illogique de voir les taux sans risque dans les parages de 0%, et à partir de ce niveau il suffit d’une pichenette pour entrer dans la négativité.

La meilleure façon d’obtenir un climat propice à des taux nominaux fréquemment négatifs est de maintenir un écosystème d’inflation basse et déclinante. Au fond, la négativité témoigne de l’échec de l’inflation targeting contemporain dans de nombreux pays occidentaux, car avec une inflation fermement ancrée à 2%/an il serait probablement impossible d’enregistrer des taux nominaux négatifs. Voilà pour la cause adéquate des taux négatifs. Reste à examiner les causes immédiates. Comme les taux nominaux négatifs apparaissent souvent comme des « erreurs », jouons au jeu des 7 erreurs.

Causes immédiates pour l’émergence des taux négatifs : les 7 principaux candidats

1/ La panique

Pensons à ces extrêmes constatés au plus fort de la crise, par exemple début 2009 sur les taux US. Dans une période de panique, le courant acheteur de sécurité ne connait plus de limites, surtout si au même moment l’espace des titres considérés comme "sûrs" se réduit comme neige au soleil, et a fortiori si ce segment est très occupé au même moment par des banquiers centraux. L’embouteillage peut temporairement faire sauter la contrainte de non-négativité mais, au fond, il s’agit ici d’une différence de degré, pas de nature : la non-négativité était toujours vue comme la norme en "période normale".

2/ La collatéralisation

Les actifs de meilleure qualité ne servent pas que pour eux-mêmes : ils servent aussi de collatéral (c'est-à-dire de garanties sous forme d’actifs transférables) dans des opérations sur d’autres marchés, notamment pour les dépôts de marge dans les transactions de produits dérivés. Or la collatéralisation est d’autant plus coûteuse que les titres apportés sont de moins bonne qualité. Il peut donc être rationnel de payer pour se procurer du double ou triple-A raréfié (en 2007, la Grèce était A et le Portugal AA…) afin de faire des économies dans d’autres opérations.

Cet argument de la collétarisation peut être nuancé : d’une part, les autres opérations que nous évoquons ne sont plus aussi nombreuses qu’avant la crise. D’autre part, la BCE a modifié ses règles de collatéral à de multiples reprises, dans un sens plus tolérant, en particulier depuis 2011 (éligibilité de certains actifs RMBS et ABS de bonne qualité, éligibilité aux moins bonnes notations, minoration des décôtes), même si la BCE exige désormais une information prêt par prêt sur les sous-jacents pour toutes les catégories d’ABS. Enfin, son programme d’achat sur les ABS vise aussi à relâcher encore cette pression (contrairement aux ABS américains, nos ABS servent surtout à la collatéralisation depuis 2008).  

3/ La fragilité des banques européennes

La non-préférence paradoxale pour le cash est aussi l’expression d’un jugement de défiance porté sur les institutions de dépôt, au moins sur celles de la périphérie. Le cash est certes un actif sans risque, puisque l’inflation a disparu. Mais, au-delà de l’actif lui-même, le jugement de "sans risque" devrait voir son objet étendu jusqu’aux institutions auprès desquelles le cash est déposé. Or la santé de ces dernières est sujette à caution : en Espagne, en Grèce et à Chypre au premier chef, mais par voie de conséquence dans toute la zone puisque les systèmes bancaires sont interconnectés. Lordon : "C’est très bien d’avoir du cash actif-sans-risque au chaud quelque part, mais si le quelque part vient à s’écrouler, tout sans risque qu’il soit intrinsèquement le cash se trouvera extrinsèquement volatilisé !". Comme cet auteur le rappelle, il y a une différence entre le cash et les titres déposés auprès d’une institution financière. Même si l’intermédiaire fait faillite, les titres dont il n’est que custodian demeurent l’expression d’une relation de crédit entre un créancier et un débiteur déterminés. La disparition de l’intermédiaire custodian n’atteint pas cette relation qui continue de produire ses effets (versement du coupon, remboursement du principal) après son éventuelle faillite. Il en va autrement pour un dépôt de cash : la monnaie est l’expression d’une créance de son détenteur mais sur toute la société, une créance non assignable, sans débiteur particulier à son autre extrémité.

Cet argument des banques fragiles fonctionnait sans doute vers 2010-2012 ; depuis, même si un certain nombre de craintes n’ont pas disparu, surtout à la périphérie, la BCE semble vouloir procurer une réassurance substantielle au secteur (LTRO, mission de supervision et AQR, TLTRO…) et le marché semble y croire.

4/ L’intégration d’un gain de change dans le raisonnement obligataire

Payer pour prêter devient rationnel dans la perspective d’un éclatement monétaire qui verrait le retour au mark et sa réévaluation fulgurante par rapport aux monnaies nationales reconstituées. L’investisseur paye donc un peu pour avoir du Bund en euros plutôt que du cash… mais avec la possibilité de se retrouver avec la créance re-libellée en marks, donc gratifiée d’une forte plus-value née des taux de changes (FX). On parle d’une perte limitée à quelques points de base contre une espérance de gain substantielle : une probabilité de 10% de l’évènement suffit largement. Lordon : "Au total si l’on met de côté les arguments techniques de la collatéralisation, les rationalités sous-jacentes aux taux négatifs (car il y en a) portent des jugements implicites sur la situation européenne qui disent plus l’imminence de la catastrophe que le bonheur des emprunteurs…".

L’argument est toutefois limité. Empiriquement, les gérants obligataires européens intègrent peu ce type de raisonnement FX. Et depuis quelques temps les taux négatifs se déploient sans l’aide d’une hypothétique dislocation de la zone ; par exemple, les spreads périphériques ont baissé depuis l’été 2012, et cela n’a pas empêché les taux core de baisser eux aussi (du moins en termes nominaux…).

5/ La réglementation

En zone euro, le cadre réglementaire, monétaire et fiscal reste très favorable (et semble-t-il de plus en plus) à l’achat de taux souverains (très peu coûteux en Solva II, par exemple), et il tend à pénaliser le cash : par exemple, si certains acteurs ne peuvent dépasser le seuil des 10% investis en cash, cela peut les amener à souscrire à des taux négatifs. A noter par exemple que le numérateur du ratio de liquidité LCR dans Bâle III est l’encours d’actifs liquides de haute qualité (HQLA) ; la norme stipule qu’une banque doit détenir un encours de HQLA non grevés (c'est-à-dire mobilisables opérationnellement) pour compenser le total de ses sorties nettes de trésorerie pendant une période de 30 jours dans le scénario de tensions spécifié. Outre que le dispositif peut être analysé comme une compression du multiplicateur monétaire et donc comme un vecteur possible de déflation, il comporte une grave lacune : en cas de pénurie de HQLA, la norme est peu disserte...

Attention toutefois à ne pas tomber dans le piège : les taux ne sont pas bas en raison de contraintes réglementaires artificielles/étatiques. Les taux négatifs ne sont pas le signe d’une pernicieuse "répression financière" à la mode seventies destinée à fausser le marché. La répression suppose des taux artificiellement trop bas, alors qu’à 0% ils sont souvent économiquement trop hauts en zone euro (presque partout les taux capitalisent plus vite que le PIB nominal). La "répression" suppose une volonté, qui ici fait défaut.

6/ L’action (controversée) des banquiers centraux sur la partie courte de la courbe

Le rôle de la baisse du taux de dépôt de la BCE à -0,2% est souvent évoqué. Erwan Mahé : "nous avions anticipé que les trésoriers de banques et d’entreprises, premiers concernés par cette baisse des taux très courts, seraient obligés d’augmenter tout d’abord leur risque de duration, afin d‘éviter de 'faire un chèque' à la BCE. C’est cette motivation qui entraîna rapidement toute la partie courte des courbes Core en territoire négatif, obligeant donc ces trésoriers à subir une 'dérive périphérique', afin de tenter de capturer quelques centimes de taux positifs".

La baisse des taux directeurs en dessous de 0%, ou un renforcement de la négativité du taux de dépôt, conforteraient la promesse de taux bas pour longtemps, mais ces initiatives couperaient aussi l’herbe sous le pied des critiques de la BCE : comment pourront-ils se faire entendre à propos du caractère restrictif de Francfort avec des taux officiels négatifs et un programme en cours de QE ?

On a vu la diffusion des politiques de "ZIRP" (zero interest rate policy) qui consistent pour le banquier central à placer ses taux autour de 0% et à se lier les mains en affirmant qu’il ne les relèvera pas dans un avenir proche : la FED à partir de décembre 2008, par exemple. Cet engagement, s’il est suffisamment fort, sera crédible (au sens de "suivi par les marchés"). La banque centrale est une institution souveraine, elle peut donc avoir toutes les audaces, y compris celle consistant à renforcer sa forward guidance au moyen de taux négatifs si elle le souhaite. Début 2009, les banquiers centraux suédois et danois ont expérimenté chacun à leur façon des taux négatifs. Au Danemark, le système bancaire avait besoin d’une pentification pour retaper les bilans : abaisser le coût des refinancements ouvre quelques marges aux banques pour refaire des profits. En Suède, il s’agissait plutôt d’accompagner une stratégie de dévaluation. Tout cela restait limité, dans le temps, dans l’espace et dans les montants. Mais ces deux pays ainsi que la Suisse ont renouvelé l’expérience de la négativité cet hiver, en poussant encore le curseur plus bas, et semblent loin de vouloir/pouvoir en sortir. 

Certes, la BCE a refusé la ZIRP jusqu’à la fin 2014 et ses pas vers la forward guidance sont des plus timides. Mais, dans les faits, l’option de la remontée des taux BCE n’est tout simplement plus crédible : les ménages en Espagne sont endettés à 96% en taux variables adossés à l’Euribor 1 an. Ce qui signifie que la moindre petite tension sur les taux provoque un séisme financier et psychologique hors échelle : explosion des prêts non-performants, déficits… et alors les trajectoires de dettes privées et publiques ne sont plus soutenables. Ce n’est pas un hasard si la crise de 2011 et le "double dip" qui s’en est suivi (6 trimestres de comptes de PIB négatifs en zone euro) succède de près aux hausses de taux de la BCE du printemps 2011. Pour mieux respecter sa cible d’inflation, la BCE aurait du placer son taux directeur autour de -3% depuis bientôt 6 ans...

La position de la BCE est passablement compliquée. D’un coté, elle dit avoir étudié le cas danois et les taux directeurs négatifs sont "à l’étude", présents dans la « boite à outils » (en cas de nouvelle chute de l’inflation ? ou pour aider à la pentification ? on ne sait pas). D’un autre coté, il y a la Bundesbank qui agite le spectre de la Greenspanisation (des « taux-trop-bas-trop-longtemps-qui-provoquent-des-bulles »), même si cela n’a aucun sens, et Mario Draghi a dit début juin 2014 qu’il se considérait désormais au « zero lower bound » (cette déclaration ne l’a pas empêché de baisser à nouveau le taux de dépôt, de -0,1% à -0,2%, trois mois plus tard, mais on sent que le taux directeur à 0,05% semble « scotché », surtout depuis l’annonce d’un QE en janvier dernier). On sent qu’il y a comme un blocage… qui nous incite à penser que la négativité se fait contre notre banquier central, et pas du tout sous ses ordres (même si c’est bien lui qui donne les impulsions, déflationnistes).

Ce qui nous amène au dernier candidat :

7/ La déflation en zone euro

Retour au point de départ. Il semble que l’argument de la capitulation progressive quant aux anticipations d’inflation soit en fait dominant pour ce qui est de l’occurrence des taux négatifs, ce qui incite à miser sur une certaine durée du phénomène : la BCE elle-même dans ses prévisions (bâties pourtant sur des hypothèses très optimistes) reconnait que sa cible d’inflation CPI à 2%/an ne serait pas respectée avant longtemps. Les anticipations s’adaptent, et le goût pour la sécurité fait le reste, surtout si la réglementation et la géopolitique s’en mêlent.

Au fond, on a oublié que la politique monétaire n’est pas une histoire de taux d’intérêt mais une histoire d’offre et de demande de base monétaire. Dans une phase où les agents sont craintifs, ils veulent couper dans les dépenses et se désendetter : il y a hausse de la demande de monnaie. Mais l’offre n’a pas suivie, la BCE n’a pas étendue son bilan dans les mêmes proportions. Et, pendant qu’on se focalise sur de petites variations de taux nominaux, les grands écarts monétaires se creusent, la déflation s’installe.

Conclusion

"Un taux bas, ce n’est pas le signe que la politique monétaire est accommodante, c’est le signe qu’elle a été restrictive", Milton Friedman.

En zone euro, nous sommes déjà aux taux nuls ou négatifs, en raison d’une déflation larvée qui résulte des choix de nos banquiers centraux. Les erreurs du Japon ont été fidèlement reproduites, mais avec en plus le flight to quality intra-européen. Nous allons y rester tant qu’une vaste reflation ne sera pas mis en œuvre. Si la BCE s’obstine dans une attitude germano-allemande, si l’inflation refuse de revenir vers sa cible et si les doutes existentiels reviennent sur la monnaie unique, les taux peuvent s’enfoncer bien plus loin qu’aujourd’hui dans la négativité, jusqu’à la partie longue de la courbe.  

Il faut expliquer inlassablement aux épargnants que le rendement réel diffère du nominal, et que le monde est encore plein d’opportunités nominales et réelles (et de taux encore très loin de la négativité : le 5 ans souverain mexicain, qui est assez peu risqué et libellé dans une monnaie peu chère, rapporte 5% tous les ans). Nous pouvons ainsi faire des taux nominaux négatifs des atouts. Ils nous poussent en effet à actualiser différemment, à mieux diversifier, à envisager des placements plus longs et plus FX, à mieux dialoguer avec les épargnants/clients/contribuables, et au fond à chercher la valeur plus que des rendements nominaux de court terme. 

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