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Les langues européennes, nées il y a 6 000 ans dans les steppes russes ? La génétique et la linguistique s'allient pour répondre à cette question
©Reuters

Nos ancètres venus des steppes

400 langues et dialectes, dont le français, l'anglais ou l'hindi, sont issus de la même famille, apparue il y a 6000 ans. Mais le débat est encore vif sur l'origine géographique du "proto-indo-européen".

Jean-Pierre Levet

Jean-Pierre Levet

Jean-Pierre Levet est professeur de grec, spécialiste de linguistique et de philologie grecque, à l'Université de Limoges.

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Atlantico : Plus de 400 langues dans le monde, dont le Français et la plupart des langues européennes, ont pour origine ce qu'on appelle le "proto-indo-européen". Une des hypothèses à son sujet postule que cette langue serait originaire de la zone de steppes qui s'étend de l'Ukraine au Kazakhstan. Mais d'abord qu'est-ce que le proto-indo-européen ? Quelle place occupe l'hypothèse des steppes au sein de la recherche qui lui est consacrée ?

Jean-Pierre Levet : Il  faut savoir que dans le monde d’aujourd’hui, plus d’un être humain sur deux parle une langue appartenant à la famille indo-européenne. L’indo-européen est une protolangue mère non attestée, reconstruite avec les méthodes de la grammaire comparée. Cette langue préhistorique a été parlée il y a environ six ou sept millénaires. Elle s’est fragmentée en plusieurs rameaux, dont certains se sont éteints au fil des âges. On distingue ainsi l’anatolien (hittite, louvite, palaïte, lycien, lydien etc., langues toutes disparues), le tokharien (agnéen et koutchéen, parlés en Chine, éteints à la fin du 1er millénaire de notre ère), l’indo-iranien (divisé en langues de l’Inde, comme le sanskrit et le pâli, ancêtres de nombreuses langues modernes comme le hindi ou le marathe etc., et l’iranien, avec le vieux-perse et l’avestique dans l’Antiquité, le persan et ses dialectes aujourd’hui), le grec, le slave (russe, ukrainien, polonais, serbe, tchèque, slovaque etc.), le balte (lituanien, letton etc.), le germanique (anglais, allemand, les langues scandinaves etc.), l’italique (langues sabelliques, latin et langues romanes), le celtique (le gaulois, l’irlandais, le gaélique d’Ecosse, le gallois, le breton etc.), l’arménien, l’albanais, le phrygien et le thrace (éteints l’un et l’autre) etc.

Les comparaisons portent sur l’étymologie, la phonétique, la morphologie, la syntaxe, la sémantique. Elles permettent de reconstruire des étymons et d’énoncer des lois rigoureuses de correspondances. On appelle parfois proto-indo-européen l’état reconstructible le plus ancien, car on sait distinguer des strates dans l’histoire même de l’indo-européen. Le concept d’indo-européen relève de la linguistique, même si les connaissances acquises dans ce domaine ont permis de se faire une idée des institutions, des pratiques sociales et éthiques et des conceptions mythologiques des locuteurs de cette langue.

L’origine géographique des Indo-européens est l’objet de discussions. Traditionnellement, deux hypothèses sont avancées : les steppes (depuis un siècle) ou l’Anatolie (depuis les travaux de l’archéologue anglais Colin Renfrew dans les dernières décennies du XX° siècle). Les uns font traditionnellement des Indo-européens des guerriers conquérants, d’autres voient en eux des agriculteurs de l’époque néolithique. Les travaux de Will Chang s’inscrivent dans cette discussion.

Une équipe de l'université de Californie à Berkeley menée par le professeur Will Chang, entend prouver cette hypothèse des steppes. Pour cela, elle a analysé 207 ensembles de mots provenant de 150 langues indo-européennes. Cette méthode est-elle fiable ? L'étude apporte-t-elle des réponses intéressantes ?

On a beaucoup travaillé pendant plus d’un siècle sur les noms des arbres, des plantes et des espèces animales. Cela suppose des connaissances dans des domaines très divers, extérieurs à la linguistique (paléoclimatologie, paléobotanique, paléozoologie etc.), mais aussi linguistiques (genèse des dialectes, apparentements de ces dialectes au sein de la famille, processus des évolutions lexicales et grammaticales, faits de substrats, d’adstrats, d’emprunts etc.), l’idée de base étant que les correspondances lexicales sont de nature à révéler des aires communes de peuplement ancien, voire primitif. Des espèces voisines peuvent avoir reçu des dénominations communes. La plus grande prudence s’impose donc, mais tous les faits collectés sont dignes d’intérêt.

Parallèlement, cette hypothèse entend être prouvée par la génétique grâce à une équipe de Harvard menée par David Reich. Celle-ci a analysé le génome de 69 Européens ayant vécu entre 8000 et 3000 av. JC. La génétique est une science dure, peut-on alors confirmer l'hypothèse des steppes ? Comment peut-on lier génétique et linguistique ?

Les acquis des généticiens sont intéressants pour les linguistes, notamment depuis les travaux de Cavalli-Sforza. Mais, à mon sens, ils sont plus importants pour la recherche des origines de l’indo-européen et les théories des macro-familles (eurasiatique, nostratique, grand nostratique, vastes ensembles dont serait issu entre autres le proto-indo-européen), les peuples actuels qui parlent des langues indo-européennes étant le produit de nombreux métissages intervenus au cours de l’histoire et de la préhistoire récente. La lointaine préhistoire (Allan Bomhard évoque une durée de seize millénaires environ pour l’éclatement de l’ensemble nostratique) s’est caractérisée, certes, elle aussi, par des métissages de populations, mais la génétique permet de saisir la nature des grandes migrations et des apparentements éventuels entre les hommes lointains qui les ont connues.

La génétique rend légitime à mes yeux la recherche concernant les macro-familles, telle que je la pratique, alors qu’elles étaient jadis condamnées par la linguistique classique. Les recherches de David Reich apportent d’intéressantes informations. Mais l’application de ces dernières à des thèmes linguistiques appelle, pour les raisons que j’ai indiquées, une grande prudence. C’est aux spécialistes de chaque science qui est présentée comme auxiliaire de la linguistique (archéologie, génétique) qu’il appartient de porter un jugement sur la vérité des acquis, et c’est aux linguistes comparatistes qu’il revient de voir si ces derniers leur permettent d’apporter des réponses pertinentes aux questions que pose leur discipline, et dans quelle mesure ils le permettent.

L'hypothèse des steppes nous permet-elle d'avoir une idée de comment vivaient les indo-européens dans cette zone géographique ? Et dans ce cas-là, qui sont leur descendants les plus proches ?

Ce que le linguiste peut savoir de la façon dont vivaient les Indo-Européens est tiré de la signification, de l’étymologie, de l’évolution et de l’apparentement des mots. Le reste relève de l’archéologie, si elle est en mesure de donner des informations corroborées par la linguistique et par d’autres sciences, comme on l’a vu précédemment. Du point de vue strictement linguistique, le processus de dispersion des peuplades indo-européennes est l’objet de discussions nombreuses : par exemple, faut-il penser que les langues les plus archaïques témoignent d’un éloignement plus précoce de la famille originelle ? La question des descendants les plus proches est donc particulièrement délicate. Elle risque d’attirer des connotations idéologiques et politiques, qui sont totalement extérieures au domaine des linguistes. Rien n’interdirait en théorie de penser que les peuples partis les premiers sont les plus proches du groupe primitif, s’il a réellement existé sous une forme parfaitement unifiée.

Les études sur la langue proto-indo-européenne ont suscité plusieurs hypothèses et de multiples controverses, parfois concernant l'existence même des indo-européens. En quoi ce sujet est-il polémique ? Et en ce qui concerne l'hypothèse des steppes, pourrait-il y avoir une récupération idéologique ?

Sur les multiples controverses auxquelles les Indo-Européens ont donné lieu, vous pouvez évoquer le livre récent de Jean-Paul Demoule, Mais où sont passés les Indo-Européens (Seuil,  Paris, octobre 2014). Même si l’on n’en partage pas les conclusions, on y trouvera une abondante documentation, qui permettra de découvrir la complexité multiforme des problèmes qui sont posés. Une récupération idéologique est toujours possible, mais cela ne relève plus de la linguistique. Si l’on se place du point de vue de la recherche sur les macro-familles, on doit reconnaître l’existence de vagues migratoires caractérisées par des ruptures linguistiques nettes sur fond d’une trame ténue de continuité. Dans le cas du peuplement indo-européen ancien, au contraire, la trame de continuité est forte, alors que les ruptures sont très minces, voire d’une existence discutée, ce qui complique l’analyse de la fragmentation dialectale au niveau de la protolangue.

D’un strict point de vue linguistique, la grammaire comparée des langues indo-européennes ne devrait pas engendrer de polémiques autres que celles de la discussion raisonnée d’hypothèses d’une portée rigoureusement scientifique. C’est lorsque l’on s’éloigne de l’indo-européen, donc de la linguistique strictement entendue, pour s’intéresser aux Indo-Européens en s’éloignant par trop de la sphère de compétence du linguiste qu’apparaissent des risques de polémiques d’une tout autre nature.

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