Sectarisme, le cas Taubira : vous avez des divergences d’opinion avec la garde des Sceaux, voilà tout le bien qu’elle pense de vous <!-- --> | Atlantico.fr
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Comme le prouvent ses propos, Christiane Taubira ne fait pas toujours preuve d'impartialité envers ses opposants.
Comme le prouvent ses propos, Christiane Taubira ne fait pas toujours preuve d'impartialité envers ses opposants.
©Reuters

Accrochez vos ceintures

De Gérald Darmanin au mariage pour tous, plusieurs sorties de la garde des Sceaux depuis 2012 révèlent la piètre image qu'elle semble avoir de ses compatriotes.

Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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Atlantico : A Gérald Darmanin, député-maire UMP de Tourcoing et ancien porte-parole de Nicolas Sarkozy qui a accusé la garde des Sceaux d'être "un tract ambulant pour le FN", Christiane Taubira a répondu qu'il était "inculte" et responsable selon elle de proférer des "insultes" comparables "à des déchets de la pensée humaine". Ne résume-t-elle pas là tous ceux qui la critiquent à des "incultes" ? 

Vincent TournierLa violence de la réplique de Christiane Taubira a de quoi surprendre. Est-il d’ailleurs payant de s’en prendre ainsi à un député anonyme, jusque-là inconnu du grand public ? Dans ce genre de cas, n’est-il pas préférable de ne rien dire ? Les médias auraient-ils parlé de Darmanin si le ministre n’avait pas réagi aussi vivement ?

Bien sûr, on ne peut exclure que Christiane Taubira ait cédé à une réaction purement épidermique. Mais la véritable clef de compréhension de cette micro-polémique se trouve peut-être ailleurs.  Rappelons que cet échange tendu intervient après l’interview de Nicolas Sarkozy au Figaro, dans lequel celui-ci accuse à demi-mots le PS de faire le jeu du Front national. Plus exactement, il lance un message aux électeurs du FN pour les convaincre de voter à droite. Il leur dit en gros : votre vote ne servira à rien puisque, au final, c’est le PS qui l’emportera, comme cela s’est passé récemment dans le Doubs à l’occasion d’une législative partielle. Or, en disant cela, Nicolas Sarkozy invite implicitement à se demander si le PS n’a pas intérêt à faire gonfler le FN, ce qui ne serait pas absurde : après tout, tactiquement parlant, il est logique de chercher à affaiblir son adversaire en encourageant son plus proche rival. C’est d’ailleurs ce que fait régulièrement le PS lorsqu’il agite le spectre du vote des étrangers, ce qui permet d’exciter les gens à bon compte tout en se présentant comme un mouvement progressiste.

Or, c’est cette stratégie qui est rendue explicite par la déclaration de Darmanin. Incidemment, il invite à s’interroger sur la fonction de Christiane Taubira au gouvernement, dont on voit bien qu’elle assure un rôle hautement symbolique. Et comme tous les symboles, c’est aussi une personnalité clivante. Sa seule présence sert à envoyer un message aux électeurs de gauche, mais aussi aux électeurs de droite. Evidemment, le gouvernement ne souhaite pas que l’on aborde cette dimension tactique. Il doit donc en faire un sujet sensible. Cela marche plutôt bien puisque Nicolas Sarkozy n’en parle pas lui-même (il vaut mieux confier cette mission aux seconds couteaux comme Darmanin). En tout cas, c’est pour cela que le Premier ministre est aussitôt monté au créneau en jurant la main sur le cœur que le gouvernement n’avait rien à se reprocher concernant son engagement républicain. Cette sortie lui permet de rappeler qu’il existe ici un interdit, ce qui permet de couper court à toute discussion sur l’instrumentalisation tactique de Christiane Taubira.

Lors du débat sur le mariage pour tous en avril 2013, Christiane Taubira a déclaré devant l'Assemblée nationale : "Nous voulons dire en particulier aux adolescents de ce pays qui ont été blessés, désemparés ces derniers jours, plongés dans un désarroi immense, qui ont découvert une société où une sublimation des égoïsmes permettait à certains de protester bruyamment contre les droits des autres, nous voulons leur dire simplement qu’ils ont toute leur place dans la société." Le jugement de Christiane Taubira sur les anti-mariage pour tous n'est-il pas simpliste ? Quels sont les risques à caricaturer ainsi ses opposants ? 

Il faut replacer la loi sur le mariage gay dans la stratégie plus générale de la gauche depuis sa conversion à l’économie de marché, conversion qu’elle a entamée dans les années 1980 avec la politique de rigueur et qui a été prolongée à partir des années 1990 avec l’engagement pro-européen. Mais en renonçant à son projet de transformation du capitalisme, le PS a dû se positionner sur d’autres créneaux, en l’occurrence les questions de société. Le paradoxe est que, sur ce registre, la droite avait déjà une longueur d’avance puisque c’est elle qui a lancé les grandes réformes comme l’autorité paternelle, le divorce ou l’avortement. Mais grâce au soutien des intellectuels, la gauche a réussi à se placer en première ligne.

Le problème est cependant que, sur les questions de société, les possibilités de réforme deviennent de plus en plus difficiles, de moins en moins spectaculaires. Tout a déjà été fait, ou presque. De plus, sur ces  sujets, les clivages idéologiques sont moins intenses. La droite n’a jamais entrepris de remettre en cause les réformes voulues par la gauche ; elle les a acceptée, et même souvent approfondies.

La gauche est donc devant une difficulté. Elle doit trouver de nouvelles réformes qui présentent deux caractéristiques : d’une part susciter un vaste débat dans l’opinion publique afin de détourner l’attention des enjeux sociaux-économiques ; d’autre part essayer de ringardiser la droite. Le mariage gay a parfaitement répondu à ces deux éléments. En outre, le lancement de cette réforme a permis au gouvernement de masquer ses grands renoncements concernant la renégociation des traités européens et la régulation du secteur bancaire et financier. Pour que l’opération soit parfaitement réussie, il fallait encore confier ce projet à un ministre emblématique, polarisant l’attention et les passions ; il fallait aussi dramatiser les enjeux en les présentant comme un conflit du Bien contre le Mal, en évoquant les grands principes comme les Droits et l’Egalité. En hissant le débat à un tel niveau de généralité, la majorité a pu aisément écarter les questions qui pouvaient être embarrassantes : y avait-il une réelle demande de réforme ? Combien de couples gays souhaitaient une nouvelle loi ? Une modification des textes existants (notamment sur le PACS) n’était-elle pas suffisante pour régler les situations à problèmes ? Et accessoirement, ne fallait-il pas recourir au référendum pour trancher ?

Les manifestations contre la réforme ont été du pain béni pour le gouvernement. Il a pu en rajouter à loisir sur le « péril catho », quitte à faire un amalgame entre les opposants qui n’étaient pas tous, loin s’en faut, des homophobes patentés. En revanche, le seul point qu’il n’avait pas vraiment anticipé, c’est que la population musulmane allait être profondément traumatisée, au point de remettre en question son lien historique avec le PS. C’est pourquoi, au moins jusqu’aux attentats de janvier dernier, il a multiplié les signaux positifs à l’égard de la communauté musulmane.

Anne-Sophie Leclère, ex-tête de liste FN aux municipales à Rethel (dans les Ardennes), a été condamnée à une peine record dans ce genre d'affaire de 9 mois de prison ferme, 5 ans d'inéligibilité et 50 000 € d'amende pour avoir comparé Christiane Taubira à un singe. La ministre de la Justice a estimé qu'il n'y a pas eu de "fantaisie" dans la décision du juge. Qu'est-ce que cela dit de la garde des Sceaux ? Que pense-t-elle du Front national ?

Cette affaire est étonnante. La sanction paraît clairement disproportionnée. Certes, comparer Christiane Taubira à un singe n’est pas très glorieux, mais après tout, le recours au bestiaire animalier est un classique de la vie politique et de la caricature. Aujourd’hui, on regarde avec fierté les audaces des caricaturistes d’autrefois qui se moquaient allégrement des puissants, comme lorsque Louis-Philippe était comparé à une poire. Rappelons aussi que, dans les années 1980, l’émission le Bébette-show, ancêtre des Guignols, avait représenté le personnel politique par des animaux, comme François Mitterrand en grenouille, George Marchais en cochon ou même Giscard d’Estaing en singe, sans parler de Le Pen en Bécassine avec des dents de vampire, caricature qui était plutôt gentille en comparaison avec celles que l’on peut trouver par ailleurs.

Fallait-il engager une procédure judiciaire ? Sur le plan tactique, ce n’est pas sûr : si le but est de souligner le danger que représente le FN, ne vaut-il pas mieux le laisser s’empêtrer dans ses déclarations foireuses ? Sur le plan éthique, il y a également un problème : dès lors qu’il existe un lien organique entre le gouvernement et la justice, les ministres ne devraient-ils pas s’abstenir de recourir aux tribunaux ? Souvenons-nous que de nombreux reproches avaient été adressés à Nicolas Sarkozy lorsque celui-ci avait recours aux tribunaux pour régler ses problèmes.

Il faut ajouter que, dans cette affaire, la procédure qui a été suivie est tout de même étonnante. Rappelons que Christiane Taubira a fait déposer une plainte par son propre parti, le mouvement guyanais Walwari, ce qui lui a permis de faire juger l’affaire non pas par un tribunal métropolitain, mais par le tribunal de Cayenne, dans la région où elle est fortement implantée. Le fait que le tribunal soit allé au-delà des réquisitions du parquet ne peut que conforter le sentiment que la justice a été instrumentalisée à des fins personnelles. Le malaise est d’autant plus grand que Christiane Taubira en a rajoutée en se félicitant de la décision du tribunal. Ce petit contentement n’est pas très glorieux, surtout de la part de quelqu’un qui plaide pour limiter le recours à l’emprisonnement. Cela vient conforter l’idée que la justice est utilisée par les puissants pour se mettre à l’abri des critiques.

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