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Pourquoi regarder les vidéos des exactions de l’Etat islamique repose largement sur les mêmes motivations qui celles qui poussent à assister à une exécution publique
©REUTERS/Stringer

Regard trouble

Face au choc de la mort d'autrui, se savoir indemne a un effet réconfortant sur le spectateur.

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet

Jean-Paul Mialet est psychiatre, ancien Chef de Clinique à l’Hôpital Sainte-Anne et Directeur d’enseignement à l’Université Paris V.

Ses recherches portent essentiellement sur l'attention, la douleur, et dernièrement, la différence des sexes.

Ses travaux l'ont mené à écrire deux livres (L'attention, PUF; Sex aequo, le quiproquo des sexes, Albin Michel) et de nombreux articles dans des revues scientifiques. En 2018, il a publié le livre L'amour à l'épreuve du temps (Albin-Michel).

 

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Atlantico : Si les vidéos d'exécution des otages de l'Etat islamique ont pour objectif de montrer l'horreur et de terroriser, qu'est ce qui peut pousser à les regarder ? Quels sont les ressorts psychologiques à l'œuvre ?

Jean-Paul Mialet : On peut en considérer deux. Sans doute une partie de ceux qui regardent ces vidéos partage la haine de l'EI envers les mécréants Occidentaux et jubilent en regardant des fanatiques  mettre à leur merci des représentants de la culture occidentale. Mais ils ne sont pas si nombreux.

Le gros des spectateurs est plutôt animé par une curiosité morbide celle qui consiste à assister à la  mise à mort d'un individu. Bien qu’on sache que la mort est notre lot à tous, on est rarement confronté à sa survenue en direct dans la vie ordinaire. Et encore moins quand la mort est provoquée par autrui. La violence criminelle est heureusement un évènement rare dans la vie de chacun. Or tout ce qui est hors norme attire la curiosité, en particulier dans le domaine de la violence comme dans celui de la sexualité qui, tous deux, provoquent des réactions émotionnelles très fortes.

Comment expliquer que malgré l'indignation, certains choisissent de regarder ?

Dans une situation comme celle-ci où la mise à mort n'est pas une fiction mais une réalité, la curiosité suscite légitimement de la réprobation. Mais entre la réprobation publique et la conscience privée, il y a une marge. Dans l’ensemble, ceux qui visionnent ces vidéos le font en privé : ils ne le proclament pas en public. Tout se passe entre l’écran et soi et beaucoup sont indulgents pour leur comportement privé, même s’il est en désaccord avec la morale publique.

De toute façon, ceux dont les motivations relèvent de la haine adhèrent aux thèses fanatiques et se moquent bien de la réprobation.

Quant aux autres, ceux qui sont animés par une curiosité morbide, qu’est-ce qui les pousse à regarder ces vidéos malgré la réprobation générale ? Après tout, il y a toujours eu un public pour les films d’horreur ou les scènes de violences extrêmes. Pourquoi ? Parce que ces scènes bouleversent et entraînent loin de la vie ordinaire, du quotidien. Cela peut paraître choquant, mais un premier effet, de l’horreur est ainsi de nous distraire, de nous sortir des tracas de notre monde. Il y a un second effet plus important. Depuis toujours, nous savons que nous sommes fragiles et nous nous sentons, au fond de nous-mêmes, menacés. Nous périrons un jour. Cela nourrit une angoisse. Le fait d’assister à des horreurs dont on ressort intègre a des effets rassurants. Du fond de notre fauteuil de cinéma, nous apprivoisons l’angoisse qui naît de notre fragilité : nous frôlons la mort et nous ressuscitons. Toutefois, entre la fiction d’un film d’épouvante et la vidéo d’exécution d’un otage par égorgement, il y a un pas : ce pas exige bien plus qu’être un simple amateur de films d’épouvante.

En quoi le visionnage d'une vidéo d'exécution est-il différent d'une scène de fiction ?

Il s'agit de réalité et non plus de fiction ; le spectateur est ainsi conduit à se montrer visuellement complice de scènes réelles. Cela va au-delà de la curiosité. En côtoyant de très près des violences destructrices, il est possible de s'identifier soit au bourreau, soit à la victime : soit à la toute-puissance de celui qui exécute, soit à l'impuissance de celui qui est exécuté. Il ne s’agit plus alors d’apprivoiser une angoisse, mais bien plutôt de se perdre dans le vertige de la déshumanisation où l’autre devient un pur instrument d’assouvissement de sa volonté personnelle d’emprise – et ceci au mépris de toute compassion.

Est-ce si différent que d'assister à une exécution publique ?

La plupart des individus n'ont pas envie d'aller au-delà de la fiction lorsqu'il s'agit de côtoyer la violence. On doit noter pourtant qu’il n’y a pas plus de deux siècles, on procédait encore à des exécutions publiques et le spectacle attirait la foule. Mais déjà, à la différence de ces ôtages que l’on assassine, le condamné n’était pas un innocent pris au hasard. Il avait commis des fautes tenues pour impardonnables ; la foule participait ainsi à une vengeance collective. De plus, la mort était à l’époque plus familière, elle frappait couramment les familles à travers les maladies et les guerres. Notre époque accorde plus de prix à la vie humaine et personne ne se réjouirait aujourd’hui d’assister à la mise à mort d’un individu. C’est en raison de ce respect de la vie humaine que la peine capitale a disparu de beaucoup de pays occidentaux. On peut considérer cela comme un acquis de notre civilisation.

Quel est le rôle d’Internet dans cette curiosité morbide ?

Certains internautes auraient-ils donc perdu ce sens du respect de la vie humaine ? Il faut admettre qu’Internet renouvelle le rapport au réel : la réalité du Net n’apparaît pas tout à fait réelle ; elle passe par un écran, elle suppose une mise en scène, elle se situe dans l’entre deux de la réalité et de la fiction. Et l’on peut s’y livrer en toute discrétion, sans craindre le jugement des autres. C’est sans doute pourquoi un certain nombre d’Internautes s’autorise ainsi de se rapprocher de l’horreur. Toutefois, se laisser tenter par le spectacle d’une exécution arbitraire est révélateur d’une étrange fascination pour des jeux hors-limites. Peut-être de la même nature, au fond, que ces enfants qui jouent au foulard, faute d’avoir compris combien toute vie est précieuse ?

Propos recueillis par Carole Dieterich

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