Jean Lesieur : “Les journalistes français préfèrent raconter ce qu’ils savent dans les dîners en ville plutôt que dans les journaux”<!-- --> | Atlantico.fr
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Dans son roman "Le Bal des Chacals", Jean Lesieur fait un portrait au vitriol des journalistes.
Dans son roman "Le Bal des Chacals", Jean Lesieur fait un portrait au vitriol des journalistes.
©Reuters

Les illusions perdues

Jean Lesieur est journaliste. Dans son roman "Le bal des chacals" (éditions du Toucan), il dresse un portrait au vitriol d'une certaine classe médiatique plus soucieuse de se faire bien voir des politiques que de révéler les petits et grands secrets de ces derniers. Interview.

Jean Lesieur

Jean Lesieur

Né en 1949, Jean Lesieur est journaliste. Il a collaboré à diverses rédactions, notamment au Point et à l'Express. Il a été directeur de la rédaction de France 24. 

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Atlantico.fr : « Le bal des chacals » est l'histoire de Thomas Richard, journaliste expérimenté qui se retrouve pris au piège d'une rivalité entre deux loups de la politique. Vous dressez un portrait pour le moins sombre des liens entre journalisme et politique. Votre expérience, dont l'ouvrage se nourrit, vous a-t-elle amené à la conclusion que ces liens étaient condamnés à être malsains ?

Jean Lesieur : Pour que ce ne soit pas le cas, il faut des règles du jeu bien établies. C'est le cas dans la plupart des grands pays démocratiques mais pas en France. Trop de journalistes français le sont devenus parce qu'ils ne pouvaient pas devenir écrivains. En découle un complexe d'infériorité qui alimente un certain mépris du métier. C'est en train d'évoluer mais lentement. Il faut bien se souvenir d'où on vient : sous de Gaulle, qui considérait les journalistes comme la voix de la France, il existait un ministre de l'Information, surveillant de près l'activité de l'unique chaîne de télévision.

Lire des extraits de l'ouvrage :

"Le Bal des Chacals" : quand politique rime avec coups bas et trahisons

"Le Bals des Chacals" ou le blues du journalisme politique

Contrairement aux Etats-Unis, la France n'a pas de véritable idée de ce qu'est la pratique démocratique. Faire la révolution, couper des têtes, collaborer avec l'occupant... notre pays a une grande tradition d'accommodement avec l'idéal démocratique. Et cela colore la culture politique et médiatique de ce pays.

Que Françoise Giroud ait choisi de constituer son service politique de jolies jeunes femmes en dit beaucoup sur la conception qu'on a en France des rapports entre journalistes et hommes politiques.

Dépendance, connivence, entente font que le portrait que les journalistes politiques dressent du monde politique n'a pas grand-chose à voir avec la réalité. Parce qu'ils ne raconteront jamais dans leurs journaux tout ce qu'ils savent et qu'ils préfèrent étaler lors des dîners en ville.

Ce livre est certes un roman mais il décrit de façon assez fidèle le monde politique tel que j'ai pu l'observer pendant 40 ans de carrière.

Votre héros subit le monde politique. Vous ironisez beaucoup sur le 5ème pouvoir. Les journalistes sortent-ils nécessairement perdants de leur relation aux politiques ?

Comme on dit en anglais "you win some you loose some" (ce que l’on gagne, on le perd ailleurs). Lorsque j'ai quitté France 24, un collègue s'est étonné que j'aie pu être si souvent en colère, voire en conflit, contre les institutions qui m’employaient, et avoir connu sans dommage une carrière honorable. Gagner dans ce métier, c'est, au bout du chemin, être fier de ce qu'on a fait, des informations qu'on est parvenu à sortir, sans s'être compromis. Beaucoup dans ce métier l'ont perdu de vue. On analyse trop. On confond prise de position et information. Trop de journalistes sont pris en flagrant délit de proximité avec la politique, les uns en participant à des universités d'été, les autres en ne cachant pas leur militantisme. Or une partie de notre métier consiste à révéler ce que ceux qui nous gouvernent ont un intérêt à cacher.

Vous écrivez, sous la plume de Thomas Richard, que la vie privée des hommes politiques nous regarde. Est-ce une conviction suffisamment partagée selon vous ?

J'avais signé dans l'Express un long papier : « Leur vie privée nous regarde ». L'idée m'était venue aux Etats-Unis alors que je suivais la campagne de Bill Clinton. Les parcours personnels étaient alors largement utilisés comme des arguments de campagne. A la même époque, en France, les politiques étalaient leur vie dans Paris Match – on savait que c'était du pipeau. Il ne s'agit pas pour moi d'une question d'ordre moral mais il me semble important que les électeurs sachent si l'homme ou la femme pour laquelle il s'apprête à voter n'est pas rendu vulnérable par ses secrets. Est-on vraiment certain que Mitterrand n'a pas été l'objet d'opérations de chantage de la part des pays étrangers menaçant de dévoiler sa double vie ou plus tard son cancer ? Et plus tôt, Pompidou, négociant d'importants traités alors qu'il était mourant...

Je me souviens fin 1988 de Claude Imbert, alors patron du Point, arrivant en retard à la conférence de rédaction après un petit-déjeuner avec François Mitterrand. A l'époque, on se demandait s'il se représenterait à l'Elysée. Les journalistes politiques ne cessaient de gloser sur l'union de la gauche. Mais ce qui inquiétait vraiment Mitterrand, c'était de savoir s'il pourrait voir grandir sa fille Mazarine. Il venait de dire à Imbert : "Vous savez les enfants, on les perd quand ils ont 14/15 ans puis on les retrouve quand ils en ont 25. Mazarine a 14 ans et quand je la retrouverai je serai mort". Mais, bien entendu, Claude Imbert n'a jamais écrit ce papier.

Il y eut aussi le voyage en Crète. Les journalistes dissertaient sur une rencontre secrète avec Kadhafi. La vérité, c'est que Mitterrand était parti en vacances avec Mazarine et Anne Pingeot. Et le problème, c'est que les services de communication de l'Elysée ont laissé dire qu'il y avait un mystère diplomatique derrière ce voyage. Voilà un exemple qui illustre bien les rapports troubles que la France entretient avec la démocratie.

Quand on fait le choix de devenir Président ou ministre, la réalité exige qu'on s'y consacre entièrement, tel un moine à sa foi. Le problème n'est pas que François Hollande aime faire du scooter pour retrouver une jolie actrice. Le problème, c'est qu'il le fasse avant de faire baisser le chômage. Et aussi qu'il se mette à la merci de ses ennemis en ayant des secrets... en offrant de surcroit une image si ridicule.

Quant à DSK, tout le monde dans le métier savait plus ou moins. Et tout le monde a joué la surprise. Mais que se serait-il passé si, une fois élu, il avait été accusé de viol ? Ma conviction, c'est qu'il est du devoir du journaliste qui sait ce genre de chose de le dire.

L'affaire DSK a-t-elle constitué la rupture que la profession annonçait alors à longueur de talk-shows ?

Je me souviens effectivement d'Alain Duhamel affirmant avec l'affaire DSK que rien ne serait plus comme avant. La réalité, c'est que l'affaire Strauss-Kahn était loin d'être la première du genre. Cette culture-là, la France en est profondément imprégnée.

Je suis fasciné par le nombre de sujets que nous, journalistes, nous manquons. Un exemple : la réconciliation miraculeuse entre Villepin et Sarkozy. Ils se sont déchirés pendant des années, ne partagent aucune position, aucune valeur. Quelle a été l'étincelle qui a fait que d'un coup, ils s'aiment, ils se respectent ? Une force extérieure les y aurait-elle poussés ? Voilà un sujet fantastique.

La rivalité entre Sarkozy et Juppé est loin de se résumer une divergence de vues sur l'attitude à adopter vis-à-vis du FN. Il existe aussi des haines personnelles, des secrets. Les ignorer, c'est passer à côté du sujet. Quelle est la réalité des relations à droite ? Quelles armes se préparent-ils à utiliser les uns contre les autres pour gagner leur bagarre ? Peut-être que tout ça est question de négociations sur tel ou tel poste de dépense dans les prochains budgets mais si quelqu'un met la main sur un dossier de vie privée, il ne se privera pas de l'utiliser.

Vous construisez votre intrigue sur deux scandales, dont vous précisez en avant-propos qu'ils sont fictifs : l'un sexuel, impliquant un ministre des Affaires étrangères, l'autre diplomatico-financier avec l'Iran, impliquant un ministre de l'Intérieur. Quels sont les scandales révélés pendant votre carrière qui vous ont le plus marqué ?

Il y a eu Mazarine et surtout l'affaire Bousquet. Comment peut-on considérer François Mitterrand comme un grand président de la République alors qu'il recevait chez lui, qu'il était ami avec l'homme qui a organisé la rafle du Vel d'Hiv, qui a envoyé des milliers de personnes à la mort uniquement parce qu'elles étaient juives ? C'est quelque chose qui me sidère.

Un certain nombre de choses racontées dans ce livre sont vraies. Tout le reste est vraisemblable, si ce n'est bientôt vrai.

Je suis devenu journaliste parce que j'étais en colère – aussi parce que j'aimais le foot, mais c'est une autre histoire. Très vite je me suis trouvé dans des situations où je voulais gratter là où ça faisait mal, démasquer les hypocrites, dénoncer ceux qui vous mentent, qui détournent de l'argent... et qui sont au pouvoir.

Etudiant à Columbia au moment du Watergate, j'ai découvert le journalisme aux Etats-Unis, en écoutant Ed Murrow, l'homme qui a saboté McCarthy. C'était une personne révoltée, qui voulait raconter la véritable histoire de tout.

L'environnement économique de plus en plus concurrentiel dans lequel évolue la presse mais aussi le contexte juridique découragent-ils la prise de risque ?

Oui, mais les patrons de presse en ont-ils envie, de prendre des risques ? C'est une vraie question.

Il est vrai que les lois françaises sont extrêmement liberticides en ce qui concerne les délits de presse. La loi sur le respect de la vie privée est quasiment totalitaire. Théoriquement, si on veut passer une photo du président de la République qui n'a pas été fournie par les services de l'Elysée, on court le risque de violer son droit au respect de la vie privée. Je pense malgré tout qu'on s'abrite trop souvent derrière les obstacles juridiques ou financiers pour justifier notre « timidité ». Il existe des patrons de presse très puissants financièrement, qui mettent à disposition les moyens de fournir un travail de qualité.

Il y a en France un grand paradoxe : nous n'avons jamais autant produit d'émissions, or le niveau moyen d'information de l'opinion publique ne cesse de baisser. Tout le monde pense avoir un avis sur tout. Tout est de plus en plus compliqué (scientifique, économique,…) mais tout est de plus en plus simplifié... et confus.

Dans le livre vous n'êtes pas tendre avec les émissions à la mode et leurs animateurs...

Dans les émissions comme « Le Grand journal », pour n'en citer qu'une, on passe d'un sujet comme les attentats contre Charlie Hebdo à Miss France qui n'est pas contente parce que la nouvelle Miss Univers est toute refaite. C'est pathétique. Tout mettre ainsi sur le même plan est totalement anti journalistique et ça ne contribue pas à ce que les téléspectateurs nous fassent confiance.

Les journalistes ont-ils perdu la foi ?

J'ai fait moi aussi des compromis, voire quelques compromissions. Il m'est arrivé de me tromper totalement. Les journalistes trahissent souvent leurs idéaux – c'est d'ailleurs le cas de mon héros. Le patron du Washington Post, un vrai moine soldat un peu intégriste, demandait au préalable au journaliste qu'il envisageait d'envoyer couvrir une manifestation anti-avortement sa position sur le sujet. Qu'il réponde qu'il était pour ou contre et il ne l'envoyait pas. Il disait que l'idéal est d'être un être à part, capable de s'abstraire de ce qu'il couvre. Lui ne votait pas – je n'irais pas jusque-là.

Ce qui cause du tort à la profession, c'est le mélange des genres. C'est mettre sur le même plan journalistes et audience – la culture médiatique américaine nous a à cet égard fait beaucoup de tort. Laisser la parole à des dingues comme le fait RMC tous les matins, ce n'est pas une bonne chose. Tout se mélange : le vrai, le faux, les rumeurs. En tant que journalistes, nous devons jouer notre rôle de filtre à vérité sans lequel la démocratie ne fonctionne pas.

Un jour, Dan Rather annonce une avancée majeure dans la recherche sur les cellules souches. Il explique en quelques secondes ce que sont les cellules souches puis il en prend quelques-unes de plus pour conseiller plusieurs ouvrages de vulgarisation sur le sujet. Il reconnaît qu'il lui est impossible en 23 minutes de parler correctement de ce qui se passe à la Maison Blanche, des derniers résultats du football américain et des cellules souches. Eh bien, ça, c'est un acte de journalisme héroïque...

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