7 millions d’exemplaires de Charlie vendus et après… ? Comment la France est en train de totalement rater la transformation de l’élan de la grande marche républicaine<!-- --> | Atlantico.fr
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Le numéro des "survivants" sera tiré à 7 millions d'exemplaires.
Le numéro des "survivants" sera tiré à 7 millions d'exemplaires.
©Reuters

Tué dans l'oeuf

A la mobilisation spontanée contre le terrorisme est venu s'ajouter le slogan "Je suis Charlie", qui a entretenu le flou sur le sens exact à donner à la marche républicaine du 11 janvier. Par la suite, les responsables politiques ont évité de s'attaquer aux vraies questions.

Raphaël Liogier

Raphaël Liogier

Raphaël Liogier est sociologue et philosophe. Il est professeur des universités à l'Institut d'Études Politiques d'Aix-en-Provence et dirige l'Observatoire du religieux. Il a notamment publié : Le Mythe de l'islamisation, essai sur une obsession collective (Le Seuil, 2012) ; Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (Armand Colin, 2012) ; Une laïcité « légitime » : la France et ses religions d'État (Entrelacs, 2006).

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Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare

Guillaume de Prémare est délégué général d'Ichtus, et ancien président de La manif pour tous. Twitter @g2premare

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Vincent Tournier

Vincent Tournier

Vincent Tournier est maître de conférence de science politique à l’Institut d’études politiques de Grenoble.

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  • L'état de choc de l'opinion française qui a suivi l'attentat contre Charlie Hebdo a mis en exergue les faillites de notre société postmoderne.
  • Le slogan "Je suis Charlie" a entretenu la confusion sur les raisons de la mobilisation du 11 janvier.
  • La société est fracturée sur la question du sacré : d’un côté, une société française qui s’est profondément sécularisée ; et de l’autre, des populations issues de l’immigration qui connaissent au contraire un regain considérable de religiosité.
  • Face à une société qui n'a plus de religion, une grande partie du personnel politique est tentée de compenser en introduisant une véritable et inquiétante  "religion républicaine".
  • La classe politique persiste à dire que les premières victimes des attentats sont les musulmans, ne se rendant pas compte qu'elle contribue ainsi à fracturer davantage encore la société.

Atlantico : Les Français sont descendus par millions dans les rues le 11 janvier dernier lors de la "Marche républicaine". Durant les jours qui ont suivi cet événement historique, il a beaucoup été question de l'importance de la laïcité, de la liberté d'expression et plus généralement des valeurs républicaines. Même si ces questions entraient en ligne de compte, est-ce seulement pour ces raisons que les Français se sont spontanément rassemblés ? Quelle est la part de réflexe identitaire dans leur besoin de se réunir, aussi bien le 11 janvier que le jour-même des attentats ?

Guillaume de Prémare : Si les Français ont senti le besoin de se rassembler, c'est d'abord pour affirmer leur refus du terrorisme et pour rendre hommage aux victimes, ce qui est bien naturel après un tel massacre. Je ne pense que lorsque les Français se sont spontanément réunis dans la rue le jour-même de l'attentat, il y ait eu une volonté autre que de de se remettre tous ensemble du choc. Par la suite, la classe politique et médiatique, comme un seul homme, a voulu donner un contenu politique au rassemblement du 11 janvier.

Il faut resituer ce qui s'est passé dans le contexte de la mutation historique que notre pays est en train de vivre : le massacre de Charlie Hebdo n'a fait qu'accélérer ce qui était déjà en cours. L'état de choc a mis en exergue les faillites de la société postmoderne, et notamment le vide en termes de valeurs et de sens commun au sein de notre société. La question est posée : le vivre-ensemble a-t-il encore des bases communes ? Michel Houellebecq soutenait dans une interview que les Lumières ont passé leur tour : "l'athéisme, la laïcité, la république, sont "morts" a-t-il dit. Notre civilisation a donc perdu sa référence commune. Voyant la mobilisation du 11 janvier, les membres du microcosme intellectuel qui avait été quelque peu ébranlé par cette thèse de Houellebecq ont pensé que celle-ci était invalidée par le rassemblement de tous ces Français derrière le slogan "Je suis Charlie", et donc derrière Voltaire et Rousseau.

C'était un peu rapide. Après l'euphorie, ils se sont tout de même rendu compte de la fragilité de cette idée selon laquelle le sens commun qui nous guide pouvait être identifié à Charlie Hebdo. C'est une démonstration par l'absurde du vide de notre société que de dire que ce qu'il nous reste de valeurs communes se résume à un journal satirique.

Dans quelle mesure le slogan "Je suis Charlie" a-t-il contribué à entretenir le flou sur ce qui mobilisait les Français ? Peut-on dire qu'il a fait écran par rapport à certains questionnements qui traversent la société ?

Vincent Tournier : Je ne suis pas sûr que tout le monde, notamment chez les jeunes, ait bien compris ce qu’était Charlie Hebdo. L’anecdote suivante m’a été rapportée par une institutrice qui a participé à l’un des premiers rassemblements, le 7 janvier. En quittant le rassemblement, elle a entendu une jeune fille qui disait dans son téléphone : "je ne sais pas ce qu’il se passe, je crois qu’un dénommé Charlie s’est fait tuer". En réalité, Charlie était un journal périphérique, marginal, sans doute banalisé par la dérision médiatique ambiante. Et pourtant, il était bel et bien unique. Pour beaucoup de gens, l’attentat contre Charlie se résume donc à une attaque contre la liberté de la presse de manière générale. Mais en situant le débat à ce niveau de généralité, on noie le poisson. On oublie que le cœur du sujet, c’est bien la critique des religions, dont on constate qu’elle est paradoxalement devenue absente des médias traditionnels. Et c’est bien là que se trouve le cœur du problème. Bien sûr, les cibles traditionnelles de Charlie Hebdo, qui vont en gros des catholiques à l’extrême-droite, sont loin d’être des fans de ce journal. Mais le problème n’est pas là. On voit bien que l’on assiste à une fracture sur la question même du sacré : d’un côté, une société française qui s’est profondément sécularisée, et ce depuis très longtemps ; et de l’autre, des populations issues de l’immigration qui connaissent au contraire un regain considérable de religiosité. En somme, le sacré disparaît chez les uns et il devient omniprésent chez les autres. Si ce n’est pas un choc des civilisations, cela y ressemble drôlement. Or, les causes de ce regain de religiosité ne se trouvent pas qu’en France : on a affaire à une dynamique mondiale, comme le montrent d’ailleurs les manifestations anti-Charlie qui se multiplient un peu partout dans le monde.

Guillaume de Prémare : Ce slogan a créé un réflexe pavlovien. Issu des réseaux sociaux, il a été récupéré par les médias, pour ensuite se retrouver partout dans notre vie quotidienne : au-dessus des autoroutes, sur les panneaux d'affichage municipaux, sur tous les murs... Nous étions proches du délire orwellien ! Cette vague est aujourd'hui passée, car on s'est rendu compte qu'il fallait trouver quelque chose de beaucoup plus solide que "Je suis Charlie" pour reconstruire le sens commun. C'est alors que les notions de République et de laïcité ont été mises en première ligne. Houellebecq nous dit qu'il ne peut y avoir de société sans religion, et que si la nôtre est en train de s'effondrer c'est parce qu'elle n'en a plus. La classe politique veut donc d'urgence redonner un sens et une religion à la France, à l'instar de Claude Bartolone qui a déclaré : "Il y a une religion suprême : c'est la religion de la République", ou encore de Rama Yade, pour qui "la République doit renouer avec sa vocation spirituelle et redevenir un messianisme, avec ce qu’il a de transgressif, de collectif, de discipliné, d’exigeant et de moral." Comme l'a écrit Patrice de Plunkett, "c'est la définition d'un régime inquiétant ; et si Rama avait écrit "vertueux" au lieu de "moral", ce serait carrément le retour à l'Incorruptible", c'est-à-dire de Robespierre. Le journaliste René Poujol a réagi à cette ultra-laïcité en se demandant : "La laïcité exigerait-elle aujourd’hui, pour survivre, la proclamation solennelle d’un athéisme d’Etat et [...] de combat ?"

>> Lire également l'interview de Rama Yade au sujet de la nécessité de recréer un sentiment national "Après 40 ans passés à leur interdire de se singulariser, on ne peut pas demander aujourd’hui aux musulmans de s'opposer aux attentats"

En concentrant leur discours sur la laïcité, et en redorant au passage leur blason républicain, les politiques sont donc passés à côté du problème ?

Vincent Tournier : Pardonnez-moi, mais je ne suis pas sûr que la laïcité ait été au centre des discussions, hormis sous forme d’incantation très générale, et c’est justement tout le problème. Il me semble que la gravité des problèmes devrait conduire à un débat beaucoup plus large, à commencer par cette question : n’est-il pas temps de tout revoir, de refonder entièrement notre pacte laïc ? La loi de 1905 a plus d’un siècle. On va commémorer son cent-dixième anniversaire à la fin de l’année. Or, la société française a profondément changé. Le catholicisme n’est plus une menace pour la République. Mais l’islamisme oui. Les problèmes se multiplient et le cadre législatif qui a été conçu pour lutter contre l’Eglise catholique n’est manifestement pas adapté, que ce soit à l’université, dans les entreprises ou dans les services publics. Le proviseur d’un lycée professionnel me disait récemment que le problème n’est plus le voile, mais la tenue vestimentaire, puisque des jeunes filles viennent désormais entièrement couvertes, sauf la chevelure. La loi de 2004 ne dit rien sur ce point. Les établissements scolaires ne savent pas comment répondre, et chacun fait comme il veut dans son coin.

Faut-il laisser perdurer cette situation ? A la rigueur, on le pourrait : il faut parfois savoir fermer les yeux, laisser faire les choses, même si ce n’est pas très confortable pour les acteurs de terrain. Mais le problème est que, derrière tout ça, se dessine une fracture sociale et culturelle de grande ampleur. J’entendais récemment à la radio un militant associatif travaillant dans les quartiers sensibles qui dénonçait l’abandon par la République des populations issues de l’immigration. C’est un argument courant, mais qui me paraît à la fois contestable et hémiplégique. Contestable parce que les institutions de la République française ont toujours l’ambition de ne laisser personne sur le bord de la route ; les écoles fonctionnent partout avec les mêmes moyens, voire avec des moyens supplémentaires dans ces zones difficiles. Hémiplégique ensuite parce que cela revient à refuser de voir l’autre côté du miroir, à savoir que, lorsque des écoles ou des centres sociaux sont brûlés, lorsque des fonctionnaires (et pas seulement des policiers) sont empêchés de faire leur travail ou d’entrer sur certains territoires, ce n’est pas la République qui abandonne des populations, ce sont des populations qui manifestent leur désir d’abandonner la République. Face à une telle situation, la réponse ne devrait pas se contenter d’un simple rappel aux grands principes. Rappelons tout de même que la loi de 1905 fait partie d’un vaste attirail législatif, dans lequel on trouve la loi de 1901 qui encadre les associations cultuelles et la loi de 1904 qui interdit d’enseignement les congrégations, sans parler de toutes les autres dispositions adoptées dans les années 1880 et que l’on pourrait sans risque qualifier aujourd’hui de christianophobes. Faire passer la loi de 1905 pour une loi libérale et tolérante, c’est avoir une vision pour le moins simplifiée de l’histoire.

Guillaume de Prémare : La laïcité, telle qu'elle est déclinée aujourd'hui par une grande partie de la classe politique et des médias, prend une tournure quasi religieuse. Le sens commun acceptera-t-il que la laïcité soit ainsi redéfinie comme une transcendance ? Qu'en son nom, les pouvoirs publics adoptent une attitude extrêmement rigide ? Au-dessus de toutes les religions, viendrait se placer la religion républicaine, qui serait la seule à avoir droit de cité dans l'espace public, confinant les autres à l'espace privé ?

Au-delà, c'est la conscience de chacun, l'éducation parentale qui sont remises en question par cette vision de tendance totalitaire de la laïcité. Ce que proposent ces responsables politiques, c'est en quelque sorte la religion républicaine à laquelle aspiraient les Montagnards sous la Révolution. Dans cette idée, la République n'est plus simplement une forme de gouvernement acceptée par le plus grand nombre, mais une mystique, une religion qui s'impose à tous et qui ne tolère aucune déviance.

François Hollande, Manuel Valls, le recteur de la Mosquée de Paris, Luc Besson… Tous ont insisté sur le fait que les musulmans de France étaient les premières victimes des attentats. En insistant sur la nécessité de lutter contre l'islamophobie, leur discours n'a-t-il pas eu un effet contre-productif ? Au fond, le renforcement d'un sentiment de victimisation au sein de la communauté musulmane française et mondiale, n'est-ce pas ce que veulent les islamistes ?

Vincent Tournier : C’est une question qui est tellement évidente que personne n’ose la poser : pourquoi une telle insistance sur l’idée selon laquelle les musulmans sont les premières victimes ? Pourquoi un tel besoin de tordre si fortement la réalité que cela finit par devenir insultant pour les vraies victimes ? Pourquoi, par exemple, les médias et les responsables politiques se sont-ils à ce point escrimés à mettre en avant l’identité musulmane du policier qui a été tué devant les locaux de Charlie Hebdo ? Que je sache, ce policier n’a pas été tué parce qu’il était musulman, mais bien parce qu’il était policier. Et que je sache aussi, dans un pays laïc, le président de la République n’est pas habilité à connaître la religion d’un fonctionnaire.

Du coup, cette insistance suscite un malaise. C’est un peu comme si on disait : les Corses ont été les premières victimes des attentats commis en Corse, ou les catholiques ont été les premières victimes de l’Inquisition, ce qui n’est pas faux sur le plan strictement factuel mais conduit à ôter toute leur signification à de tels événements. J’ajoute que, à la belle époque des attentats en Corse, l’Etat avait beaucoup moins de scrupule à dire qu’il y avait un "problème corse". Et nul intellectuel ou nul militant ne s’attachaient alors à dénoncer une éventuelle "corsophobie", alors même que les caricaturistes s’en donnaient à cœur joie pour dénoncer l’archaïsme supposé de cette population.

Avec l’islam, le problème se présente très différemment. On en voit bien la cause : nous vivons toujours sous le poids du double traumatisme de la Collaboration et de la colonisation. L’ennemi principal ne peut venir que de l’extrême-droite et du camp islamophobe. Par un étrange hasard du calendrier, c’était exactement le discours qui se déployait sans scrupule juste avant les attentats, y compris le matin même de ce fameux 7 janvier. L’ennemi était clairement désigné : c’est l’extrême-droite et les intellectuels réactionnaires. Il était facile de le neutraliser : il suffit de se débarrasser de Zemmour, Finkielkraut et Houellebecq, pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les attentats contre Charlie Hebdo sont venus perturber cette grille de lecture bien huilée : pourquoi diable n’ont-ils pas attaqué Minutes ou Valeurs actuelles ? L’hypothèse que les tueurs se soient trompés de cible a même été subrepticement mentionnée par Laurent Joffrin dans Libération. La stupeur a été telle qu’elle a laissé sans voix. Mais très vite, le naturel est revenu au galop. La trame explicative traditionnelle a repris le dessus pour éviter d’affronter une réalité trop douloureuse. La réalité déplaît tellement qu’il vaut mieux l’évacuer, la transformer, l’exorciser. Le conditionnement est devenu trop puissant. C’est pour cela que, à titre personnel, je suis plutôt pessimiste sur notre capacité collective à poser les bons diagnostics.

Guillaume de Prémare : Tout ce qui est communautarisation et victimisation des musulmans de France va dans le sens de ce que recherchent les islamistes. Le message délivré par François Hollande est d'une ambiguïté incroyable : d'un côté il alimente cette victimisation et renforce de facto la communautarisation, de l'autre il met à l'honneur une liberté d'expression absolue, qui permet le blasphème et l'insulte et accélère donc la fracture culturelle avec les musulmans, ce qui contribue à dégrader l'idée de communauté nationale. La liberté de la presse est essentielle, cependant je ne crois pas qu'il faille placer l'insulte au sommet de la pyramide de la liberté d'expression. Quand le pape dit qu'on ne peut pas ainsi insulter les religions, mais qu'on ne peut pas non plus tuer en leur nom, il ne fait qu'appeler les gens au bon sens.

A Marseille, qui est une ville à forte mixité culturelle, la mobilisation sous l'étendard "Je suis Charlie" n'a pas été aussi forte qu'ailleurs. S'est-on bercé d'illusion en pensant que toute la France "était Charlie" ?

Guillaume de Prémare : Dans le feu de l'action des grands rassemblements du 11 janvier, les organisateurs ont pensé entretenir l'illusion, puis ils se sont progressivement réveillés, notamment à cause de ces minutes de silence qui n'ont pas été respectées dans des écoles et des administrations. Ils se sont rendu compte de ce décalage, et en réponse ils proposent une laïcité dans sa version la plus agressive.

Raphaël Liogier : A Marseille, certaines minutes de silence n'ont pas été respectées dans les écoles. Cependant quasiment tous les musulmans de France sont pour la liberté d'expression, c’est-à-dire qu'ils acceptent les règles qui s'imposent dans la société française. D'ailleurs, lors de la première affaire des caricatures, lorsqu'un journal danois a publié en 2005 des caricatures de Mahomet, qui ont ensuite été reprises par Charlie Hebdo, une pétition a été signée par des milliers de musulmans du Danemark et du reste de l'Europe pour défendre la liberté d'expression. Certes, ils ne trouvaient pas ces caricatures drôles, ils les trouvaient mêmes critiquables, mais ils se considéraient heureux de vivre dans une société leur permettant de s'exprimer librement. C'est cette logique qui consiste à dire qu'on a le droit de critiquer Charlie Hebdo, mais qu'en même temps ce journal a le droit de faire ce qu'il fait. On peut considérer que c'est effectivement un blasphème, sans pour autant vouloir l'interdire. Les catholiques peuvent considérer certains dessins comme relevant du blasphème, cependant la plupart d'entre eux sont également attachés à la liberté d'expression.

Par contre, beaucoup de musulmans ont le sentiment, à tort ou à raison, qu'aujourd'hui cette liberté d'expression est à géométrie variable. Leur ressenti est qu'ils sont plus visés que les autres. A ce sujet ils n'ont pas tout à fait tort, dans la mesure où nous avons assisté à une théâtralisation de l'islamisation de l'Europe et de l'Occident, ce qui a eu pour effet de générer des lois qui, de facto, ne portaient que sur les musulmans. Ils n'ont jamais demandé à ce que la nourriture hallal soit imposée dans les cantines : cela a été fait pour anticiper cette islamisation qui n'existe pas. Pareil pour le foulard, le fait qu'une jeune femme veuille le porter n'est pas le symptôme d'une guerre. Une épicerie hallal n'est pas une manière de s'imposer à la société. Et si les mosquées étaient plus grandes, les prières de rue qui effraient tant Marine Le Pen n'existeraient pas.

Les musulmans ont la fâcheuse impression de se retrouver systématiquement dans le collimateur, alors que le djihadisme qui s'est constitué n'est pas le produit du communautarisme, puisqu'il n'est pas issu d'une population ayant eu une éducation théologique, population qui n'est donc pas passée par l'islam. Les individus en question sont des cas sociaux qui ont été séparés de leur communauté et ont rencontré d'autres individus qui leur ont fait croire qu'ils pourraient être des héros. Ces gens-là ne sont pas le problème des musulmans, mais ces derniers soupçonnent que l'on cherche à les accuser, eux. A force de dire que c'est l'islam le problème, il n'y a plus de place pour dire que les musulmans, dans leur immense majorité, sont pour la liberté d'expression.

Par ailleurs, dans quelle mesure la Une de Charlie Hebdo contribue-t-elle à augmenter ce décalage de vision entre les pouvoirs publics et la réalité ?

Guillaume de Prémare : Bien sûr, elle augmente ce décalage. D'autant plus que cette Une est devenue le symbole suprême. Quand Manuel Valls la montre ostensiblement au monde entier à la sortie de l'Elysée, il fait preuve d'imprudence et d'irresponsabilité. Certains estiment que François Hollande et Manuel Valls ont agi avec un grand sens des responsabilités ; je pense exactement l'inverse. Personne ne demandait à Manuel Valls d'interdire la Une de Charlie Hebdo, mais personne ne lui demandait non plus d'en faire la publicité comme si c'était le symbole de la France. Nous sommes gouvernés pas des irresponsables qui donnent le sentiment qu'ils veulent forcer les gens à accepter l'idée que Charlie Hebdo est le symbole de la liberté d'expression. Cela attise les tensions et les violences dans le monde.

Raphaël Liogier : La une de Charlie Hebdo ne me gêne pas. Ses membres ont été attaqués pour avoir fait usage de cette liberté d'expression. Je suis choqué par l'ignominie de cet attentat, et par le fait que l'on cherche à bâillonner la liberté d'expression. Mais fort logiquement, les musulmans n'aiment pas que l'on parle à leur place, ou que l'on fasse parler en leur nom des personnes qui ne les représentent pas vraiment, comme l'imam Chalghoumi. A force, se développe le sentiment qu'un complot vise à les empêcher de s'exprimer.

Quelles réflexions et réponses cette situation appelle-t-elle ?

Guillaume de Prémare : Le chantier est éducatif et culturel. A l'école, il ne passe pas par des incantations sur la laïcité telles que l'envisage Najat Vallaud-Belkacem, mais par l'inverse de ce qui a été fait jusqu'ici, c’est-à-dire : une vraie transmission des savoirs de base, et un enseignement de l'histoire et de la culture françaises. C'est la France charnelle qu'il faut faire aimer d'abord et non l'abstraction d'une laïcité pure et dure. Il faut donc réformer l'école à rebours de ce qui a été fait ces dernières décennies par le pédagogisme qui aboutit à une décomposition culturelle.

Le niveau d'inculture est flagrant : il est hallucinant que des églises soient brulées au Niger, car ni le christianisme ni la France ne sont assimilables à Charlie Hebdo. Des deux côtés, nous assistons à une escalade, à un "choc des incultures", selon l'expression de François-Xavier Bellamy. Je pense que nous nous rapprochons de la réalisation de ce que prophétisait Alain Finkielkraut, qui écrivait en 1987 dans "La défaite de la pensée" que la décomposition culturelle qui était à l'œuvre allait laisser la place "au face-à-face terrible du zombie et du fanatique". Les personnes qui ne se trouvent ni dans le vide de sens symbolisé par le zombie, ni dans le fanatisme, observent, effarées, ce qui se passe.

C'est un enjeu mondial, au moment où l'islamisme mène un projet de guerre de conquête politico-religieuse, y compris sur notre sol. C'est différent du terrorisme de Carlos, par exemple, qui avait pour but principal de faire pression sur la politique extérieure de la France. Aujourd'hui l'islamisme entend recruter ses combattants en France, sur le terreau d'une opinion musulmane toujours davantage séparée de la communauté nationale. Le gouvernement ne veut pas voir cet enjeu, pire : il apporte des réponses qui sont à contre-emploi et aggravent cette séparation.

Raphaël Liogier : Le problème, c'est l'injonction qui est faite aux musulmans de se montrer solidaires, car d'emblée ils sont assimilés à de potentiels complices, et c'est cela qui les dégoûte. Dans ces circonstances il n'est pas étonnant que certains rechignent à s'associer au slogan "Je suis Charlie". La principale solution serait de sortir de cette focalisation sur l'islam en tant que tel, et de s'en tenir aux terroristes. Il suffirait d'appliquer la laïcité au sens strict, sans géométrie variable. Car aujourd'hui une interprétation restrictive est faite de l'islam : il ne s'agit pas de se soumettre aux desiderata des musulmans, bien au contraire, il faut éviter de fantasmer sur ce qu'on croit être leurs revendications. Même la question des piscines mixtes ou non mixtes peut être négociée, de plus c'est une question secondaire. Il en va de même pour les consultations avec des gynécologues hommes. Quelques personnes posent des difficultés, mais la majorité ne demande pas à ce qu'on leur cède. Ce n'est donc pas la peine de titrer comme Le Point l'a fait sur "cet islam sans gêne". Le tiers-mondisme nous a laissé une vision politisée de l'islam, mais ce n'est plus une réalité aujourd'hui. Cependant, je comprends que l'on puisse avoir peur de l'islam politique. Il existe du terrorisme international sur notre sol, et certaines attitudes minoritaires peuvent être considérées comme sexistes par exemple. Par conséquent il est légitime de se méfier. Mais dès lors que l'on se penche sur la question dans le détail, que l'on dépasse les apparences, on se rend compte que la réalité est bien différente : le monde musulman est fractionné, et il n'a pas le projet global que certains lui prêtent.

Propos recueillis par Gilles Boutin

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