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L'e-mail nous bouffe-t-il la vie ?
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L’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises vient de publier une étude sur les dérives de l’usage des mails en entreprise. Anti-social et trop chronophage le courriel ?

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca

Vincenzo Susca est maître de conférences en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, directeur éditorial des Cahiers européens de l’imaginaire et chercheur associé au Ceaq (Sorbonne). Ses derniers livres sont Les Affinités connectives (Cerf, Paris 2016) et Pornoculture. Voyage au bout de la chair (Liber, Montréal 2017, avec Claudia Attimonelli). Il a aussi publié, entre autres, A l’ombre de Berlusconi (L’Harmattan, Paris 2006), Transpolitica (Apogeo, Milan 2010, avec D. de Kerckhove) et Joie Tragique (CNRS éditions, Paris 2010).

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Atlantico : Selon l’Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises, 56% des salariés passent plus de deux heures par jour à traiter leurs mails. L'afflux de courriels au travail aurait de nombreux effets négatifs. De quelle façon l'e-mail bouleverse-t-il les rapports entre salariés d’une même entreprise ?

Vincenzo Susca : L'e-mail fait partie du quotidien de l’employé. Désormais, les salariés s’en envoient au sein même de l’entreprise ; même des e-mails dont l’objet n’a rien à voir avec l’entreprise.

La multiplication de ces échanges rend le travail de moins en moins individuel. Il devient de plus en plus connectif, sans être collectif : il cristallise une communauté en état de communion par le biais d'une communication, ce qui crée une forme de pouvoir que j'appelle "communicratie", où la lois du groupe prévaut sur toute autre lois. La communication se fait de plus en plus par contamination, par viralité. Tout ceci échappe à toutes règles extérieures. 

Est-ce que le travail du salarié pâtit de ces échanges d'e-mails ?

Les smartphones multiplient les rapports, les contacts, et les stimulus pour le salarié. Résultat : il a besoin de filtrer les informations qu'il reçoit, de les hiérarchiser. Il est indispensable d’apprendre à limiter son attention pour pouvoir survivre. D’où les possibilités de filtrage de plus en plus élaborées proposées par des outils comme Google+ par exemple.  

Les e-mails ont deux facettes :

  • D’un côté les e-mails - particulièrement  via les smartphones à la disposition des salariés - brouillent les limites du temps de travail des salariés. De ce point de vue c’est une réussite pour l’entreprise qui parvient à s’intégrer à la vie de ses employés au-delà des horaires de travail.
  • D'un autre côté, le  temps que l’employé consacre à des activités amicales ou ludiques pendant ses horaires de travail devient un problème pour l'entreprise.

Les échanges de mails menacent-ils la conversation orale ?

A mon sens, les deux formes de communication (écrite et orale) se chevauchent : le mail ne va pas se substituer à la conversation orale. Au contraire, l’e-mail s’inscrit dans la continuité d’un message plus approfondi. Il constitue une intégration voire une amplification du rapport entre deux individus face à face. Le mail incarne un mariage, une synergie entre l’oralité et l’écriture, où l’oralité prévaut sur l’écriture. 

La différence de temporalité entre une lettre par exemple, et un e-mail repose sur la forme d’écriture. La lettre prévoit l’absence de l’autre, alors que le mail est le moyen de communication de l’instantané qui renvoie au monde de communication orale. Par exemple, dans un mail, l’orthographe peut être approximative. Le mail est un instrument déjà consubstantiel à une communion, à un rapport de réciprocité avec l’autre.

L’e-mail propose aussi des fonctionnalités que la conversation orale ne permet pas, comme d’attacher des documents. Il devient alors une conversation orale enrichie.

Les personnes âgées sont donc les plus vulnérables face à l'afflux d'e-mails ?

Chaque époque dispose de sa panoplie technique qu’il est nécessaire de maîtriser. En fait, le mail complexifie la vie de ceux qui n’y sont pas habitués. Et ça n’a pas toujours à voir avec l’âge, mais avec l’habitude. C’est aussi une question de milieu social et culturel.

Y'a-t-il des limites à l’utilisation systématique de l'e-mail en entreprise ?

Non, je ne crois pas. Le mail a désormais à voir avec un système organique. Nous ne sommes plus des individus isolés, mais connectés, et cela pour le meilleur et pour le pire.

Je crois que nous allons parvenir à une forme d’équilibre dans notre façon de recourir aux e-mails. Pour l’heure, nous sommes dans le vent du changement et nous n’avons pas assez de recul pour imaginer la manière dont ce changement va s'opérer.

Aujourd’hui, quand nous sommes dans un ascenseur, nous savons  qu’il ne faut pas trop se parler, pas se bousculer les uns les autres. C’est naturel. Il va se passer la même chose avec notre utilisation de l’e-mail, nous allons finir par en faire une utilisation plus rationnelle, plus équilibrée.

Le mail entraîne t-i-il une dépersonnalisation de la relation entre deux collègues ?

Au contraire, nous assistons à une personnalisation accrue de la relation. L’étymologie du mot « personne » en grec, c’est « le masque », et de fait, en entreprise nous multiplions nos masques, nos identités, nos façons d’être.

L’individu et la personne sont deux choses différentes. L’individu a une identité fixe, stable, qui ne change pas et qui est autonome et séparé du monde qui l’entoure. Au contraire, la personne peut varier selon les situations, chacun revêt un masque différent selon la situation.

L’e-mail touche plus la personne que l’individu. Selon l’échange qui se crée, et le réseau actualisé dans un échange de mails, nous allons mettre en avant telle ou telle personne, tel ou tel masque. Nous assistons donc plutôt à une désindividualisation, qu’à une dépersonnalisation des relations. L'individu n’est plus au centre du jeu.

Le mail ne consacre-t-il pas le règne de l’urgence et du court terme dans l’entreprise ?

Oui, bien sûr. Mais cela ne m’inquiète pas du tout. Je considère plutôt qu’il y a là une forme de synergie positive entre l’oralité et l’écriture. Bien entendu, nous sommes dans une société de l’instant présent, mais cela on ne peut pas y faire grand-chose. Cela dépasse l’entreprise, nous sommes dans un flux que nous ne pouvons pas maîtriser, et il faut s’ajuster.

Dans notre société connectée, l’idée de ralentir le rythme est absurde et inconcevable. C’est comme si avec le chemin de fer, on avait commencé à dire aux gens qu’il fallait prendre le cheval pour aller d’une ville à l’autre.

En même temps, nous découvrirons bientôt la valeur de la lenteur concernant une partie des décisions qui ne concernent que le long terme. Pour cela, il faudra être prêt à valoriser à nouveau les vieux médias comme la lettre. Ce n'est pas, d'ailleurs, ce que les amoureux font encore aujourd'hui pour célébrer le caractère intemporel de leur amour ?

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