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Dans la peau d'une djihadiste : dernières recommandations du recruteur avant la Syrie
©Reuters

Bonnes feuilles

Pendant un mois, la journaliste Anna Erelle se glisse ainsi dans la peau de Mélanie, et consacre ses journées à vérifier les confidences que son « prétendant » – proche d'Abou Bakr al-Baghdadi, le calife autoproclamé de l'EI – livre le soir derrière un écran d'ordinateur à sa « future épouse ». Extrait de "Dans la peau d'une djihadiste", publié chez Robert Laffont, 2014 (1/2).

Auteur  Anonyme

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Je m’habille en Mélanie, et envoie sur Skype à Bilel mon nouveau numéro local. Charly se marre. Il m’observe, cigarette aux lèvres, en train de m’affairer sur les derniers détails et mes petits rituels, comme vérifier avant de la retirer si ma bague fétiche est bien à mon majeur droit. Il s’évertue à m’appeler Mélanie, alors que maintenant il connaît mon vrai prénom. Il me dit qu’effectivement, je ne suis pas très jolie avec ce voile qui m’écrase le visage. Je subis en souriant ses gentilles moqueries qui désamorcent la pesanteur de la situation, et je pense qu’il le fait précisément pour cela.

Ça y est, Bilel appelle via vidéo sur Skype... L’adrénaline monte d’un cran. Demain, nous ne serons qu’à quelques mètres de la Syrie. Cet appel, que je crois le dernier, catalyse pour moi tout le chemin parcouru jusqu’ici. Enfin, ce travail va aboutir. Ma seule crainte sur le moment : que Charly me prenne pour une folle en assistant à mes échanges avec le terroriste. J’espère qu’il comprendra que dans l’histoire nous sommes deux : la journaliste et la marionnette. Je pousse le bouton vert en me tenant bien droite sur le lit. Bilel ne sait pas par quoi commencer, il a tant de choses à dire à Mélanie.

— Salam aleykoum, mon amour, tu es vraiment à Amsterdam ? Je ne peux pas y croire, bientôt tu seras là, je suis l’homme le plus heureux de la terre. Comme je t’aime ma femme...

Je crois n’avoir jamais vu une expression aussi heureuse sur son visage. Ses yeux brillent d’excitation. Il exulte de joie. Absolument rien ne vient trahir la sincérité de ce sentiment. Bilel est seul dans un cybercafé. Il vient de terminer le « boulot ».

— Oui, bébé, j’y suis, avec Yasmine ! Demain on prend l’avion pour Istanbul. Mais c’est chaud ici, faut pas se faire remarquer... Donne-moi vite les instructions...

Comme à son habitude, Bilel n’écoute Mélanie que d’une oreille, et enchaîne :

— Comment t’es belle ! Vas-y, raconte le voyage ! Et comment t’as fait pour payer les billets ?

— J ’ai cramé la carte bleue de ma mère et j’ai acheté nos deux billets en ligne. On a pris nos passeports, et voilà...

Je m’efforce de lui adresser un plus grand sourire pour être convaincante. Mélanie vient de tout quitter pour le retrouver et l’épouser, il faut que mon attitude soit cohérente.

— Comment t’es trop forte, ma femme ! Je suis trop fier, vous êtes de vraies lionnes ta copine et toi ! Vas-y, si t’as toujours la carte bleue achète-moi des trucs !

— T u veux quoi ?

— Bah, tu sais bien, mon amour...

Avec lui, qui saute sans crier gare des récits des têtes qu’il coupe « avec plaisir » à la drague lourde, je ne sais sincèrement pas. Une arme ? Du cash ? Des bonbons ?

— Non...

— Enfin... Du parfum ! Mais du bon, une belle marque, surtout ! Je te laisse choisir...

Je suis consternée. Il se parfume avant de tuer de sang-froid ? En Afghanistan, notamment, on parfume les morts avant de les enterrer dans un linge blanc à même la terre. Bilel a fait ses armes dans ce pays, il y a quelques années...

— Une belle marque... Qu’est-ce que tu aimes ?

— J’adore Égoïste de Chanel, ou un beau parfum Dior. Mais je te laisse choisir... Mashallah.

— Autre chose ?

— Fais-moi la surprise...

— OK, bébé... On peut parler de demain ? Yasmine est un peu en stress, ça la rassurerait qu’on sache comment ça va se passer une fois que la maman vient nous chercher...

— A h ouais, c’est vrai... Je t’explique, en fait quand vous arrivez à Istanbul, tu rachètes un autre téléphone. Et tu jettes celui d’Amsterdam. Surtout tu paies en liquide, pas avec la carte de ta mère ! Faut pas que les keufs vous retracent...

— OK. Ensuite, la maman nous attendra où ?.

— Non, mais en fait y aura personne pour vous... Tu vas acheter deux nouveaux billets pour voler à travers le pays, en voiture c’est trop long.

— Comment ça ? Il n’y aura personne à notre arrivée ? Tu me l’avais promis !

— Non, mais c’est bon, t’es une grande fille, ma femme, nan ? Y a des dizaines d’Européens qui font ça toutes les semaines juste pour espérer intégrer nos rangs ! Allez, ma lionne !

À cet instant, je n’ai pas besoin de beaucoup me forcer pour que l’angoisse transperce dans la voix de Mélanie.

— Mais tu ne m’avais pas du tout dit ça, Bilel... On en a parlé plein de fois... Tu insistais, et moi aussi, pour qu’une femme nous prenne en charge. Tu me parlais de cette maman avec qui nous serions en sécurité. Combien de fois tu m’as dit : « R ien n’est plus important que ta protection. »

Son ton se durcit légèrement.

— Écoute-moi. Tu vas te taire deux minutes et me laisser parler. Tu n’as presque rien à faire. Une fois à l’aéroport d’Istanbul, tu achètes deux billets pour Urfa. Ça ne coûte rien, genre 50 euros chacun. Tu ne prends que des allers. Tu les paies bien en liquide, hein ? Sinon je te les paie, c’est pas un souci. Tu tires tout le cash dont t’as besoin maintenant et après tu jettes la CB et le téléphone hollandais.

Urfa ? Mais c’est du suicide, d’aller là-bas ! La ville turque se situe à peu près à la même distance de la Syrie que Kilis. À ce détail près que l’EI la contrôle entièrement ! S’y rendre, c’est être déjà en Syrie...

Extrait de "Dans la peau d'une djihadiste", publié chez Robert Laffont, 2014. Pour acheter ce livre, cliquez ici.

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