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Drames familiaux et deuils impossibles : chronique de la vie d'un croque-mort
©Reuters

Bonnes feuilles

Guillaume Bailly révèle les anecdotes glanées lors de sa carrière de croque-mort dans "Mes sincères condoléances", paru aux éditions de l'opportun. Extrait (2/2).

Guillaume  BAILLY

Guillaume BAILLY

Guillaume Bailly travaille depuis une vingtaine d’années dans les pompes funèbres. Passionné par ce métier pas comme les autres, il a organisé et dirigé plus de 2 000 cérémonies : autant dire que ses mémoires sont exclusivement nourris par son quotidien de « croque-mort ».

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C’était du temps où les croque-morts n’hésitaient pas à venir à n’importe quelle heure au domicile des familles endeuillées pour procéder aux « arrangements préparatoires ». Une équipe fut appelée au milieu de la nuit pour intervenir sur un décès relativement brutal. Le foyer où s’était produit le drame était un endroit heureux, bien que le malheur l’eût touché à maintes reprises. La demeure était habitée par un homme et une femme âgés d’une cinquantaine d’années, qui n’avaient jamais eu d’enfants, mais qui compensaient ce manque par un amour et une complicité que le temps, loin d’éroder, n’avait fait que renforcer. Avec eux vivaient deux nièces qu’ils avaient recueillies après que leurs parents eurent trouvé la mort, de longues années auparavant. Une mort atroce dans un accident de la route : prisonniers de l’épave de leur voiture en feu, ils avaient brûlé vifs sous les yeux des deux fillettes.

Or donc, l’équipe intervint. Puisque c’était un temps où l’on prenait le temps de faire les choses bien, il y avait un conseiller funéraire, un thanatopracteur et deux agents. L’équipe se présenta au domicile, pour constater que la tante était décédée. Atteinte d’une longue maladie, son état avait brutalement empiré, et elle était morte en quelques heures. Dans la maison, tout le monde sous le choc. Les filles étaient en larmes, et l’oncle ne semblait pas réaliser.

Le transfert du corps avait été compliqué. Les deux nièces s’étaient accrochées au corps de leur tante, tandis que son époux, debout à côté, balayait la pièce d’un regard à la limite de l’abrutissement, comme s’il voyait tout ce qui l’entourait pour la première fois. Malgré l’agitation qui régnait, il était seul avec lui-même. Le corps finit tout de même par être emmené au funérarium, à la demande du mari, quelque peu redescendu de son nuage. Le conseiller funéraire resta donc seul au domicile, avec les nièces pleurantes, et le mari de la défunte, arborant désormais un calme surnaturel. Celui qui précède les tempêtes.

Le conseiller en question était, comme bien d’autres dans cette petite ville côtière de province, un ancien marin. Dans la Marine nationale, il avait été fusilier marin, et plus précisément commando. La quarantaine venue, fatigué de crapahuter à travers le monde déguisé en buisson, il avait fait valoir ses droits à la retraite, et avait trouvé dans le civil ce poste de conseiller funéraire. C’était quelqu’un qui savait ce qu’était le danger : il s’était trouvé plusieurs fois suffisamment près de la mort pour lui serrer la main, et avait acquis, comme ses camarades, la faculté de garder son sang-froid et de réfléchir en cas de situations critiques.

Ecce homo.

Assis autour de la table du salon, tous les quatre remplirent donc les papiers, et prirent part aux arrangements préparatoires. Tout fut choisi, il n’y avait plus, le lendemain, qu’à contacter les officiants pour convenir du jour. Pour le règlement, l’époux précisa :

— Tout revient aux filles, vous transmettrez la facture au notaire, il vous règlera.

Personne ne broncha. Il précisa ensuite que la tante et lui avaient souscrit chacun une assurance vie au profit de leurs nièces, et qu’elles ne manqueraient de rien. Là, un signal d’alarme tinta à l’oreille du conseiller, mais sans qu’il pût l’identifier précisément. Enfin, le mari ajouta que, pour ses obsèques à lui, il voulait la même chose. Là, les nièces réagirent :

— Mais non, tonton, ne dis pas des choses pareilles.

Il ne sembla pas les entendre. La rédaction des ultimes papiers s’acheva. L’oncle insista alors pour que le conseiller prît un café.

— On vous a fait venir en pleine nuit, Monsieur, c’est bien le moins qu’on puisse faire.

Et tous se retrouvèrent assis, autour de la table, avec une tasse de café devant eux.

— Tout est en règle ? s’enquit l’oncle.

Le conseiller le lui confirma.

L’oncle se leva alors, lançant « Pas tout à fait, excusez- moi », et partit dans le couloir de l’appartement, sans doute chercher un papier quelconque.

Le conseiller resta alors seul avec les nièces éplorées, dans un silence seulement entrecoupé de leurs sanglots, devant sa tasse de café fumant, et un coup d’œil discret à sa montre lui apprit qu’il était quatre heures cinq du matin. Quelque part dans sa tête, la petite alarme conti- nuait de sonner.

Le silence fut rompu par un coup de feu et le conseiller vit se mettre en place les indices ténus qui s’étaient présentés devant lui sans qu’il pût les reconnaître.Les nièces, plus jeunes, rapides, et au fait de la conformation des lieux, l’avaient précédé dans la chambre de leur oncle. Ainsi, le tableau qui se présenta sous ses yeux était le suivant : l’oncle gisait sur le lit. De part et d’autre de son cadavre encore agité de soubresauts, et à demi étendues sur lui, les nièces hurlaient leur douleur devant ce drame. Dans la main du récent défunt, encore fumant, le pistolet automatique Beretta 92 F, et sur le sol, une cartouche de 9 mm parabellum. La pièce sentait le sang et la cordite.

Le conseiller, ex-fusilier commando, vit ces détails s’imprimer dans son esprit dont les rouages tournaient à toute allure. Ses idées se rejoignirent sur un point : l’arme chargée, et les deux nièces hystériques. La promiscuité de ces éléments lui semblait vraiment dangereuse. Alors, il laissa son entraînement reprendre le dessus, prit l’arme, mit la sécurité, fit tomber le chargeur qu’il glissa dans sa poche, éjecta la cartouche engagée dans le fût et démonta ensuite le Beretta dont il laissa les éléments tomber à terre.

Puis il se dirigea vers le téléphone et, après s’être demandé un instant quelles seraient les personnes les plus aptes à l’aider, il appela SOS médecins, puis la police.

Vingt minutes plus tard, l’endroit grouillait de nièces hystériques, de cadavre avec un trou dans la tête, de médecins avec des seringues de calmants et des certificats de décès, et de policiers énervés qui criaient :

— Ne touchez à rien !

Le conseiller, oublié un temps dans son coin, vit se diriger vers lui un homme qui semblait dire : « Ça ne me plaît pas d’avoir été tiré du lit à quatre heures et demiedu matin, ça ne me plaît pas ce foutoir, et ça ne me plaît pas ces civils innocents qui mettent le bazar dans mes investigations. »

— Bonsoir, M’sieur, dit le policier, ou plutôt bonjour.

— Bonsoir, Inspecteur, parce qu’à l’époque, les policiers s’appelaient encore inspecteur, et non lieutenant.

— Dites, vous pouvez peut-être m’expliquer un truc, parce que je ne comprends pas, là !

— Quoi donc ?

— Vous dites que l’oncle s’est suicidé ?

— Oui. Quasiment sous mes yeux.

— Vous avez dit à mon collègue que vous aviez été militaire ?

— Oui.

— Donc, vous connaissez le calibre de cette arme ?

— Oui, du 9 mm para.

— Alors, expliquez-moi comment ce type a pu se loger 20 g de 9 mm para dans la tête, puis se lever, démonter son flingue, en ôter le chargeur, le mettre dans votre poche, et tutti quanti ?

— Mais votre collègue ne vous l’a pas dit ? Je le lui ai expliqué, pourtant.

— Si. Mais j’aimerais que vous me le disiez, vous.

— Eh bien, c’est simple: la femme était morte subitement, l’homme s’est suicidé, et les deux nièces, déjà éprouvées par un drame dans leur enfance, en plein délire hystérique, se trouvaient à proximité de l’arme. J’ai estimé qu’il y avait eu suffisamment de drames comme cela, et j’ai donc pris sur moi de la rendre inutilisable.

— Vous avez estimé.

— Oui.

— Vous avez estimé devoir démonter une pièce à conviction sur le lieu d’un décès par arme à feu.

— Oui.

— D’accord, eh bien moi, je vais estimer à plusieurs heures le temps qu’il va me falloir pour remplir toute la paperasse, expliquer ça au procureur, etc. Et je suis déjà fatigué, vous comprenez ?

— Je suis désolé pour vous, mais, en tant que militaire, j’ai pris les mesures qui s’imposaient.

C’était la phrase à ne surtout pas dire. Celle du militaire expliquant au fonctionnaire ce qu’il fallait faire. La boulette.

— Eh bien, je me permets de vous corriger: vous n’êtes plus militaire. En revanche, moi, je suis inspecteur de police, et vous êtes en garde à vue à compter de maintenant, pour destruction de preuves, et parce que vous m’exaspérez profondément.

Le croque-mort passa quelques heures dans une cellule sordide, avec les alcooliques, poivrots, et autres ivrognes, avant que le directeur des pompes funèbres ne fût averti, et ne vînt le sortir de ce guêpier. Les deux hommes n’échangèrent pas un mot avant d’avoir regagné la voiture. Une fois à l’abri des oreilles indiscrètes, ils eurent l’échange suivant :

— Bon, dit le directeur.

— Bon...

— Heureusement, le commissaire est un ami. Il m’a toute- fois recommandé, pour garder la face devant ses hommes, de vous infliger une sanction.

— Je comprends.

— Je vous mets donc à pied une semaine. J’étalerai la rétention de salaire sur six mois, pour que ce soit indolore.Ça reste entre nous.

— Merci, Monsieur.

— Il m’a aussi recommandé de vous augmenter. Je vais y réfléchir.

— ... ?

— Et il m’a fait savoir qu’il sera là ce soir.

— Ce soir ? Mais pourquoi ?

— C’est évident, voyons : une histoire comme la vôtre, vous avez vraiment cru que vous pourriez échapper à la tournée générale ?

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