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Extermination de l'homme de Néandertal, mode d’emploi
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Bonnes feuilles

Dans "Qui a tué Néandertal ?" parus aux éditions Michalon, Eric Pincas livre une enquête sur la disparition la plus fascinante de l'histoire de l'humanité (2/2).

Eric Pincas

Eric Pincas

Eric Pincas est le rédacteur en chef d'Historia. 

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Accroupi, l’homme contemple son reflet dans les eaux limpides de la Tardoire. Mojo se sent sale, son image le dégoûte. Il peine à effacer les zébrures de charbon tracées sur ses joues. Il a beau frotter vigoureusement son visage avec une pierre ronde et poreuse, l’empreinte des peintures guerrières lui résiste, le rappelant à l’horreur de ses crimes.

Ces expéditions meurtrières, de plus en plus fréquentes ces derniers mois, l’épuisent.

Lorsque les ancêtres du clan des Géants sont arrivés dans le sud-ouest de la France vers - 40 000 ans, ils y ont décou­vert la présence ancestrale de redoutables chasseurs, des êtres humains différents d’eux par leur anatomie et leur faciès. Pendant des milliers d’années, ils ont opté pour une forme de coexistence pacifique, chacun restant à bonne distance et respectant le territoire de l’autre ; quelques rares rencontres ont même dû survenir à l’occasion d’échanges de femmes ou de matériel lithique, influençant leurs « industries » respec­tives. Mais au fil du temps, au gré des vicissitudes du climat et des fluctuations des ressources en gibier, les Hommes modernes se sont montrés toujours plus conquérants, grignotant du terrain, décennie après décennie, siècle après siècle, multipliant les intimidations et acculant les Néander­taliens toujours plus au sud, vers la péninsule ibérique, ou vers les derniers refuges d’Europe de l’Est.

Malheur à ceux qui ont pris le risque, d’une saison à l’autre, de revenir séjourner sur les mêmes campements malgré ce voisinage malveillant. Un tel comportement relève-t-il de l’ignorance, de l’inconscience ou de la défiance ? Les effectifs néandertaliens ne représentent que quelques poignées d’in­dividus disséminés sur un vaste territoire. Leur mode de vie se fond dans un système d’autosuffisance, dominé par l’en­dogamie, où les contacts avec d’autres clans « frères » sont très rares. Chaque cellule humaine n’est préoccupée que par le souci de sa propre survie ; la circulation de l’information « extracommunautaire » est quasi inexistante. En définitive, les Néandertaliens ne disposent d’aucun moyen de mesurer le danger qui les guette. D’ailleurs, comment pourraient-ils imaginer les intentions meurtrières des Hommes modernes ? Leur conception du monde repose sur le respect de la vie humaine qu’ils savent si fragile ; l’idée du crime est étran­gère à leur schéma de pensée. Impossible pour autant de les qualifier de « pacifistes » puisque, par nature, ils ignorent les concepts de guerre et de propriété. Face à « l’envahisseur », Neandertal cède du terrain de manière inconsciente et libère des territoires sans jamais chercher à les défendre. Sans doute pense-t-il que la nature saura toujours se montrer généreuse avec lui, ici ou ailleurs… Mais il est déjà trop tard. La chasse à l’homme est ouverte et Neandertal en est la proie.

Mojo ne reconnaît pas l’homme qu’il est devenu : un assassin impitoyable, un aliéné sanguinaire complice d’une effroyable machine de mort. Jamais il n’a failli à sa tâche, solidaire de ses frères d’armes programmés pour tuer. Pour­tant, il n’est pas comme eux. Dans les heures qui suivent chaque massacre, un sentiment de malaise s’empare de tout son être. Son coeur, ses os, ses tripes ne sont plus que champ de ruines. Les cris stridents des femmes et des enfants agoni­sants lui crèvent les tympans, leurs regards suppliants le hantent jour et nuit. Depuis leur naissance, lui et les siens sont conditionnés dans la haine de « l’Autre ». La motivation du crime n’est pas gratuite : elle s’inscrit elle aussi dans une logique de survie. Tuer avant d’être tué, la règle est impla­cable. Car les Géants connaissent les qualités de chasseur de Neandertal : sa capacité à courir vite et longtemps lorsqu’il poursuit les rennes ou les bisons jusqu’à épuisement, son coup d’oeil et sa dextérité à lancer les sagaies et à atteindre les zones vitales des bêtes traquées, sa force impressionnante à soumettre les plus revêches.

Et si l’Homme ancien se mettait à considérer ces nouveaux « colonisateurs » de l’Europe comme de dangereux rivaux et qu’il décidait de les prendre pour cible privilégiée ? Mojo a toujours entendu ses aînés lui expliquer que les Néanderta­liens, ces êtres au physique monstrueux et au comportement étrange, constituaient une menace permanente pour chacun des membres du clan, empiétant sur leur territoire de chasse et de cueillette, les privant des lieux de vie les plus hospita­liers, pillant les réserves minérales, sources de leur industrie florissante. Convaincus de leur supériorité à l’égard de ces affreuses « bêtes » musculeuses au langage indéchiffrable et incapables de figurer leur monde et leurs pensées symbo­liques sur les parois de leurs grottes, ils se sont mis en tête de les éliminer jusqu’au dernier, froidement, méthodiquement. Sous le seul prétexte de la légitime défense !

Mojo a longtemps cru que ces êtres redoutés n’étaient que des chimères, expression de peurs ancestrales ancrées dans les esprits. Jusqu’au jour où, à l’orée de ses quinze ans, il les a enfin aperçus en train de décharner un énorme sanglier alors qu’il était parti bivouaquer à une soixantaine de kilomètres de son camp de base pour collecter des pierres indispen­sables à la confection de burins dédiés au travail de l’os ou de bois de cervidés. Pendant quelques minutes, il les a observés, intrigué par leur stature râblée, leurs visages pointus au large nez et au menton à peine ébauché. Pas un instant il n’a eu peur, percevant dans leurs yeux une expression d’humanité

évidente et une forme de respect à l’égard de la bête tuée. Rien à voir avec des charognards ! Surtout, il a remarqué leur patience et leur entraide constante, les plus expérimentés prenant le temps d’enseigner aux plus jeunes les techniques de dépeçage et de découpe, n’hésitant pas à les gratifier de sourires lumineux en signe d’encouragement. Une applica­tion, une générosité et une bienveillance dénuées de toute bestialité. Depuis ce jour, Mojo est convaincu que les Géants se trompent d’ennemi.

Pourquoi donc se méfier de cette altérité ? Pourquoi vouloir l’anéantir ? Hommes modernes et Néandertaliens ne seraient-ils pas plus forts dans l’échange, le partage et le respect de l’Autre ? Souvent, enveloppé par la douce chaleur des veillées quotidiennes propices à la libération de la parole, Mojo a voulu faire part de ses doutes à ses aînés, leur dire combien pour lui la vie humaine était sacrée et chaque crime perpétré vécu comme une indescriptible souffrance. Mais jamais il n’a su trouver la force de leur exposer ses convic­tions. D’ailleurs, à quoi bon jouer les empêcheurs de tourner en rond ? Ses idées « progressistes », empreintes d’ouverture et de tolérance seraient, par avance, condamnées à s’écraser contre le mur de la haine. Quiconque oserait se soustraire à cette fanatisation des esprits serait aussitôt accusé de traîtrise et chassé sur-le-champ du clan des Géants. Mojo est dans l’impasse. Définitivement pris au piège de cet engrenage de férocité. Sa soumission à cette entreprise d’extermination est la condition même de sa propre survie ; il n’est plus qu’un « soldat perdu » traînant ses tourments dans le labyrinthe du crime.

Un sifflement grave et persistant s’invite dans le songe effrayant de Mashbayar. Le vent souffle dans ses oreilles. Chez les Géants, c’est jour de tempête. Pourtant, la cime des arbres reste immobile, un escadron d’étourneaux vole haut dans le ciel sous les rayons ardents du soleil et pas une vague­lette n’affleure à la surface de la rivière. Alors d’où vient ce grondement annonciateur de l’imminence d’un ouragan ?

Sur l’une des étroites avancées calcaires faisant office de vigie au sommet de la falaise, une silhouette apparaît à contre-jour. Le bras tendu vers le ciel, elle fait tournoyer au-dessus de sa tête une pièce de bois ovale, longue d’une trentaine de centimètres, percée à l’une de ses extrémités et rattachée à une lanière. La rhombe – l’un des plus anciens instruments de musique créés par l’Homme – tourbillonne dans l’air et fait entendre le chant des esprits. L’intensité du souffle augmente proportionnellement à la vitesse de rota­tion ; l’alerte est lancée, une nouvelle tempête de colère se lève.

Les hommes les plus robustes se rassemblent sous une grande tente aux armatures en bois et en roseaux recouvertes d’une épaisse toile en peau de renne. C’est la seule construc­tion de ce type sur le lieu de vie ; personne n’y dort. L’espace est exclusivement dédié aux conseils de guerre dont l’accès est strictement interdit aux femmes et aux enfants. Car il n’est pas question que les plus vulnérables assistent à ces assem­blées de terreur. À l’intérieur, la tension est palpable ; les Géants – environ une vingtaine – sont nerveux et la fatigue consécutive au massacre de la veille se lit encore sur leurs visages. En l’absence de chef désigné, la prise de parole est collégiale. Mojo, lui, reste silencieux. Il se contente d’écouter et d’observer avec consternation les plus euphoriques de ses compagnons, rageurs, emportés par la fougue du récit de leurs exploits guerriers ; certains allant même jusqu’à recons­tituer les scènes d’exécution de leurs victimes avec force détails sous l’oeil brillant de leurs congénères. Galvanisés par la formidable clameur, le poing levé, les hommes saluent leurs combattants héroïques. Puis l’agitation s’estompe et le silence finit par s’installer pour faire place à un protocole bien rodé. Tous les regards se tournent alors vers l’entrée de la tente où trois hommes d’une vingtaine d’années viennent de péné­trer. On les appelle les « flaireurs ». Leur mission ? Ratisser le territoire pendant de longues journées, des semaines entières s’il le faut, pour repérer la présence de clans néandertaliens dans un rayon de 150 kilomètres environ ; dénombrer les effectifs « ennemis » ; observer la nature du terrain où ils sont installés et relever la moindre faille dans l’organisation de leur vie quotidienne pour mieux les prendre à revers. Il leur appartient ensuite de rentrer en contact avec les « flai­reurs » d’autres clans alliés établis aux confins de la région. Ces derniers procèderont selon le même mode opératoire, collectant des renseignements sur une zone géographique toujours plus étendue. Ainsi se tisse, sur des centaines de kilomètres, un redoutable réseau d’informateurs partageant le même objectif : éradiquer Neandertal.

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