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L'Union européenne, condamnée à muter ou à disparaître
©Reuters

Bonnes feuilles

À la manière des contes philosophiques, "Que reste-t-il de l'Occident ?" se présente comme un échange épistolaire entre le philosophe Régis Debray et le reporter international Renaud Girard sur le déclin présumé de l’Occident. Extrait de "Que reste-t-il de l'Occident ?", publié aux éditions Grasset.

Régis  Debray

Régis Debray

Régis Debray, écrivain, philosophe, membre de l’Académie Goncourt, fondateur et directeur desCahiers de médiologie, est l’auteur d’une ½uvre considérable et protéiforme.

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Renaud Girard

Renaud Girard

Renaud Girard, journaliste et essayiste, est l’un des correspondants de guerre les plus expérimentés en France. Professeur de stratégie à Sciences-Po, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le Moyen-Orient et sur l'art de la guerre asymétrique.

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Depuis le début de notre décennie, l’Union européenne est plongée dans une crise grave. Est-ce irrémédiable ? Non, car si l’on prend du champ, on s’aperçoit que l’Union, malgré toutes les critiques qu’on peut lui faire, a parfaitement rempli sa mission première, qui était d’empêcher le retour de la guerre sur le Vieux Continent. Ne prenons cependant pas à la légère le profond désenchantement qui, en vingt ans, a gagné les citoyens européens. La confiance qu’ils accordent aux institutions de Bruxelles pour régler leurs problèmes ne cesse de s’effriter. Aux élections européennes du 25 mai 2014, les partis antieuropéens sont arrivés en première position en France, en Grande-Bretagne et au Danemark. Il est urgent de stopper cette pente déclinante, si l’on veut sauvegarder la plus belle construction politique réalisée en Europe depuis Charlemagne.

Un observateur aussi impartial et distancié que Time Magazine posait, à la fin du mois de mars 2013, sur sa couverture, illustrée d’une photo de Christine Lagarde, cette question glaçante : « Cette femme peut-elle sauver l’Europe ? » Visiblement, outre-Atlantique, bien avant les élections européennes du 25 mai 2014, on estimait que l’UE était tombée au stade du sauvetage ; et que le sauveur ne se trouvait pas à Bruxelles, mais à Washington (où Mme Lagarde dirige l’administration du Fonds monétaire international).

Il y a plus de quarante ans, le chef de la diplomatie américaine ironisait déjà :

« L’Europe, très bien, mais quel numéro de téléphone ? » Aucun progrès n’a été fait sur la question posée par Henry Kissinger. Lorsque le plus grand hebdomadaire américain tente d’interroger quelqu’un exprimant une vision simple et cohérente du futur de l’Europe, il ne sait pas qui contacter à Bruxelles. Le président du Conseil européen ? Celui de la Commission ? Celui de l’Eurozone ? Celui du Parlement ? Celui du Conseil des ministres de l’UE ? La Haute Représentante pour les affaires étrangères ? Aucune de ces personnalités n’étant réellement connue, ni par la population américaine, ni par la population européenne, Time Magazine a préféré approcher la patronne des hauts fonctionnaires du FMI.

L’Europe n’a pas qu’un problème de numéro de téléphone, elle a aussi un problème de micro. Et c’est encore plus grave vis-à-vis de ses citoyens que face à des étrangers. Il est triste que, dans les sérieuses turbulences qui furent traversées par l’avion européen au-dessus de la Méditerranée (les crises financières des pays du Sud), il n’y ait pas eu un seul pilote bruxellois pour prendre le micro et expliquer aux passagers à la fois les erreurs commises et les mesures prises pour une meilleure navigation. Cet assourdissant mutisme de l’Union européenne résulte d’un deal non écrit, passé dans les années 1970 et 1980, entre les gouvernements et la Commission, l’institution qui détient seule l’initiative des directives – ces lois européennes qui ont préséance sur le droit national. Aux eurocrates, les États membres ont donné le pouvoir, mais pas la parole. Le principe de réalité, mais pas le principe de plaisir. Pendant que le ministre français en charge du « Redressement productif » fait le ludion devant les caméras nationales, les dossiers industriels sérieux se traitent à Bruxelles (comme la restructuration de Dexia, dont le bilan dépasse les 500 milliards). C’est cette schizophrénie imposée aux administrés qui a provoqué la croissance du vote protestataire en Europe (FN, UKIP, etc.).

Aux États-Unis, le président passe son temps à expliquer à ses administrés ce qu’il a fait, ce qu’il fait, ce qu’il va faire. On le critique parfois, mais tout le monde le comprend. Rien de tel à Bruxelles, où le mutisme des institutions – que je définis comme l’incapacité à proférer un message politique intelligible – résulte aussi bien de la cacophonie, de la logorrhée, du verbiage savant, que du silence. Qui, à Bruxelles, nous a exposé clairement la crise chypriote et son règlement ? Qui a dessiné pour nous le visage du monde de demain ? Qui nous a indiqué la ligne à suivre face aux défis venus d’Asie ?

Certes, de grandes erreurs ont été commises, comme celle du Sommet informel de Noordwijk (23 mai 1997), où le président Chirac et le chancelier Kohl renoncèrent à soumettre l’élargissement de l’Union à l’approfondissement préalable des institutions. Certes, procurer à ces dernières davantage de représentativité et d’efficacité n’est plus une mince affaire dans un jeu à vingt-huit États membres. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras, tant l’enjeu est important.

Il faut notamment un président de la Commission fort et charismatique à la tête de l’Europe, capable de parler à sa population, comptable de son action devant elle, pas un homme gris choisi pour sa soumission aux ego des grands dirigeants allemand, français et anglais.

Il est hypocrite de faire comme si l’Europe institutionnelle n’avait qu’une dimension technique alors que sa dimension politique crève les yeux. S’ils veulent rester dans l’histoire de la construction européenne, les dirigeants européens actuels devront laisser derrière eux une union monétaire, bancaire et budgétaire solide. C’est-à-dire dirigée par une personnalité capable de susciter le respect des financiers de la planète et l’adhésion de ses mandants de dernier ressort : les citoyens européens. Si l’Occident ne parvient pas à trouver en son sein les ressources pour guérir rapidement la maladie de sa plus belle création – l’Union européenne –, il est à terme condamné à une désagrégation politique.

Personne dans l’histoire des hommes n’a incarné l’esprit occidental autant que Jean Monnet. Si, faute d’initiative et de courage, les Occidentaux laissent mourir son enfant spirituel, qu’ils ne se plaignent pas ensuite, cher Régis, de voir leurs prétentions à l’universel rejetées par les autres puissances de la planète…

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