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2014, l’année où l’intégrisme prussien a tué l’Europe
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Aveuglement

La crise grecque qui revient sur la scène n’est qu’une illustration parmi d’autres des extrémités où l’intégrisme prussien a conduit l’Europe. Avant sa disparition définitive en 2015 ?

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe

Éric Verhaeghe est le fondateur du cabinet Parménide et président de Triapalio. Il est l'auteur de Faut-il quitter la France ? (Jacob-Duvernet, avril 2012). Son site : www.eric-verhaeghe.fr Il vient de créer un nouveau site : www.lecourrierdesstrateges.fr
 

Diplômé de l'Ena (promotion Copernic) et titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un Dea d'histoire à l'université Paris-I, il est né à Liège en 1968.

 

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En Grèce, ça ne s’arrange pas…

Sans grande surprise, le candidat à l’élection présidentielle (à ce stade purement parlementaire) Stavros Dimas, n’a pas recueilli de majorité cette semaine à la Chambre grecque. Il a même plafonné de façon assez inquiétante à 168 voix, quand 200 étaient nécessaires pour passer aux premier et second tours, et quand 180 le seront au dernier tour de scrutin, qui aura lieu le 29 décembre.

Le Premier Ministre Samaras n’a pourtant pas ménagé ses efforts pour convaincre les députés de la Vouli de soutenir le candidat adoubé par l’Union pour continuer la politique imposée par la Prusse. Après la campagne d’épouvantail menée la semaine précédente (consistant à annoncer le déluge, les sept plaies d’Egypte et bien pire encore si le candidat n’était pas élu), Samaras a joué son va-tout: il a promis des législatives anticipées si Dimas devenait président de la République. A ce stade, Syriza, le parti de la gauche anti-austérité, est donnée vainqueur aux élections, et la proposition de Samaras revient donc à troquer un Président contre une majorité.

>> Lire également Tout va très bien Frau la marquise mais quelles lunettes a bien pu chausser le directeur de la Bundesbank pour affirmer que "l"Europe ne va pas si mal que certains le pensent" ? 

En outre, Samaras n’a pas renoncé aux petites techniques de corruption qui font le charme de la politique grecque. Après avoir proposé plusieurs millions d’euros à un député indépendant, Pavlos Haikalis, il s’est déclaré favorable à la nomination de nouveaux ministres parmi les futurs votants.

Samaras, symbole de la décadence démocratique en Europe

Si ces méthodes dignes d’une République bananière n’ont pas à ce stade porté leurs fruits, elles montrent dans quel état de déclin la démocratie se trouve en Europe. On nous avait vendu un grand projet continental destiné à faire avancer les peuples, l’Etat de droit, et tutti quanti, nous voici réduits à acheter des voix de députés pour sauver tant bien que mal un édifice auquel plus personne ne comprend rien et qui montre chaque jour les écarts qu’il se permet avec les principes qu’il édicte.

Je souligne ici très volontiers l’excellent article de blog de Nikos Smyrnaios (un nom qui sent bon l’Asie Mineure qu’on nous apprenait dans nos cours de grec ancien, frappée de plein fouet par la Grande Catastrophe de 1924) sur les mauvaises habitudes de Samaras en matière de corruption:

Pourtant ce n’est pas la première affaire impliquant des enregistrements audio et vidéo compromettantes qui voit le jour depuis deux ans et l’arrivée de Samaras au pouvoir. Des extraits d’écoutes effectuées par la police dans le cadre d’une enquête pour corruption dans le football ont révélé la proximité d’hommes d’affaires puissants avec des journalistes et des politiques. On y apprend par exemple que le patron de l’équipe de l’Olympiakos, le puissant armateur Marinakis, a influé en 2012 au choix des candidats du parti du premier ministre, par l’intermédiaire d’un journaliste vedette. Les écoutes impliquent le même Marinakis et ses proches à des affaires qui vont des matchs truqués au trafic international d’héroïne.

Les nazis de l’Aube dorée, dont les principaux leaders sont en prison, participent également aux fuites. A deux reprises ils ont communiqué des enregistrements impliquant le Premier ministre et l’un de ses plus proches conseillers. Dans le premier qui date d’octobre 2013 le député Takis Baltakos, proche de Samaras, discute en ami avec le porte-parole de l’Aube dorée et commente les diverses interventions du gouvernement auprès de la justice tantôt pour épargner ou pour enfoncer les nazis, en fonction des intérêts du moment.

Dans le second extrait on entend le premier ministre lui-même prétendument donner des ordres au Parquet pour placer des leaders d’Aube dorée en détention provisoire. C’est l’époque qui, après le meurtre de Pavlos Fyssas, voit un changement d’attitude du gouvernement face à l’Aube dorée : plutôt que de solliciter son soutien face à l’arrivée des "communistes" de Syriza, il s’agit désormais de le détruire par voie judiciaire pour récupérer ses "électeurs égarés".

Samaras, jouet entre les mains des puissants

Les liens entre Samaras et Marinakis rappellent le poids d’un secteur mal connu en France: la marine marchande grecque, qui est la première au monde. Ceux qui connaissent la Grèce savent à la fois la discrétion et l’influence des armateurs grecs dans la politique intérieure du pays.

Alors que la Grèce s’enfonce depuis plusieurs années dans une crise qui lui a coûté un quart de son PIB, la flotte grecque ne s’est jamais aussi bien portée. Elle représente 17% de la flotte mondiale, dont les 3/4 sont sous pavillon de complaisance. Les armateurs grecs sont d’ailleurs parvenus à contourner l’hydre allemande en vendant le port du Pirée aux Chinois, et en comptant à nouveau sur la Chine pour développer leur activité. Les Chinois devraient en effet financer la modernisation de la liaison du Pirée avec la Hongrie et les Balkans par chemin de fer, quand l’Europe peine à mettre en place sa stratégie ferroviaire…

De ce point de vue, la démocratie grecque ressemble à une préfiguration du projet démocratique européen: un régime fantoche qui s’appuie sur la corruption pour garder les rênes du pouvoir, pendant qu’une élite très resserrée tire les ficelles et dicte ses choix aux gouvernants qu’elle soudoie.

Une crise grecque made in Germany

Il ne faudrait pas croire que cet état de fait soit purement accidentel. La subordination de la classe politique européenne à quelques intérêts privés résulte d’un choix construit, rationnel, inhérent au modèle économique sur lequel l’Europe prussienne repose.

Là encore, la crise grecque en constitue une parfaite illustration. Si Antonis Samaras défie aujourd’hui l’Europe, c’est largement parce qu’il en a été le dindon. Après avoir remis la Grèce sur les rails, retrouvé un excédent primaire qui lui permet de dégager 3 milliards d’euros, après avoir saigné le pays aux quatre veines, il se heurte à une incompréhensible (ou trop compréhensible) fin de non-recevoir allemande sur tout réaménagement de la dette publique nationale. Avec plus de 170% du PIB, celle-ci est pourtant insoutenable et condamne la Grèce au désespoir: même avec une croissance de 3% (ce qui est un record européen), la Grèce doit augmenter les impôts et diminuer son niveau de vie pour rembourser.

Wolfgang Schaüble, le suicidaire ministre allemand des Finances, qui s’attend manifestement au pire pour la présidence grecque, ne s’en est pas caché:

"De nouvelles élections ne changent rien à la dette grecque. Chaque nouveau gouvernement doit respecter les accords pris par ses prédécesseurs", souligne-t-il encore.

Schaüble dit "la Grèce paiera", comme les Français ont dit dans les années vingt: "l’Allemagne paiera". Et les Grecs pourront voter autant qu’ils voudront, ils paieront !

Pourtant, la Grèce n’a déclaré aucune guerre à l’Europe…

L’intégrisme prussien, poison de l’Europe

Manifestement, la Prusse en a pris son parti: Dimas ne sera pas élu mardi, et Samaras convoquera des élections législatives anticipées qui mèneront Syriza, le parti anti-austérité, au pouvoir en mars 2015. Malgré tout, l’Allemagne, baignée d’un intégrisme prussien digne de Daesh, exigera le remboursement des traites.

Je conseille ici la lecture de l’excellent papier de Romaric Godin, rédacteur en chef de La Tribune, qui rappelle très opportunément qu’Angela Merkel a soutenu le principe d’un réaménagement de la dette grecque… jusqu’au jour où l’Allemagne est devenu créancière de la Grèce. Depuis lors, l’Allemagne refuse de réduire le fardeau grec, dût-elle étouffer le pays et mettre l’Europe sens dessus-dessous.

Si la Grèce devait cesser ses paiements et, même en tenant compte des 80 milliards d’euros de capital "dur" du MES (qu’il faudrait reconstituer), le coût pour les pays de la zone euro serait très lourd. La France devrait ainsi payer en garantie au MES et accuser une perte sur le prêt bilatéral accordé à la Grèce d’un peu moins de 29 milliards d’euros. Pour l’Allemagne, la facture s’élève à 29 milliards d’euros, même si le prêt bilatéral a été émis par la banque publique KfW qui pourrait encaisser seule une partie de la perte. Plus encore que financier, le prix à payer serait en fait surtout politique. Pour Angela Merkel, notamment, qui a toujours défendu l’idée que la Grèce ne coûterait rien au contribuable allemand, ce serait un désastre qui profiterait aux Eurosceptiques d’AfD. En France, c’est évidemment d’abord les conséquences sur la situation financière du pays qui serait préoccupante.

L’épargnant prussien défend son argent

Romaric Godin attribue à "l’idéologie" ce refus obstiné de l’Allemagne de desserrer l’étau qui pèse sur la Grèce, au risque de la précipiter dans une rupture brutale qui mettra l’Europe à genoux. Sur ce point, il me semble que l’analyse mérite d’être un peu nuancée.

Certes, Angela Merkel est prisonnière de ses annonces sur la Grèce. Mais avant d’être prisonnière de l’idéologie, elle est prisonnière de ses rentiers et de ses épargnants, qui entendent bien ne pas perdre un euro de leur patrimoine pour aider des pays indisciplinés. Cette défense coûte que coûte des intérêts prussiens est aujourd’hui le problème majeur de l’Europe: pays vieillissant, l’Allemagne ne protège son niveau de vie que par la rémunération d’une épargne patiemment accumulée au fil des années. Pour l’épargnant prussien, l’euro et l’Europe sont une plaie: ils obligent à composer avec des pays qui aiment tout ce que l’épargnant déteste: l’inflation, la dépense publique, les faibles taux d’intérêt…

Comment l’épargnant prussien refuse la relance dans la zone euro

Cette aversion de l’épargnant allemand pour le relâchement monétaire n’a pas seulement eu des conséquences majeures pour la situation grecque en 2014. Il a également plombé toute possibilité de reprise économique par l’action de la BCE, comme l’avait promis Mario Draghi à l’occasion de son discours de Jackson Hole durant l’été. Là encore, je conseille la lecture de l’excellent Romaric Godin, qui a consacré un papier très bien fait à la BCE.

"La solution pour renouer avec un taux d’emploi plus élevé réside dans une combinaison de politiques associant mesures monétaires, budgétaires et structurelles prises au niveau de la zone euro comme au niveau national", conclut Mario Draghi.

Le temps d’un été, certains naïfs européens, dont François Hollande, ont cru à une grande relance de l’activité, avec un plan d’investissement de l’Union, joint à un assouplissement monétaire de la BCE. Renzi, le Premier Ministre italien qui présidait l’Union pour six mois, avait même annoncé un sommet début octobre consacré à un grand plan de relance.

De ces espérances, rien n’est finalement resté. Non seulement le grand sommet d’octobre n’a pas eu lieu, non seulement l’ambition de Renzi s’est terminée en eau de boudin avec un plan ridicule de Juncker à 25 milliards sur trois ans, mais maman Angela a tout fait pour castrer en bonne et due forme les espérances folles de Mario Draghi.

En réalité, l’automne a donné lieu à une passe d’arme feutrée entre Berlin et Francfort. Mario Draghi a, en septembre, mis une forte pression sur l’Allemagne, esquissant le QE comme une menace. L’Allemagne a répondu en organisant une résistance interne à la BCE, via la Bundesbank bien sûr, qui a voté dans le conseil des gouverneurs contre les mesures supplémentaires prises par la BCE en septembre, mais aussi bien plus large. Ainsi, fin octobre, Reuters publiait un brûlot, une dépêche faisant apparaître un fort mécontentement interne, voire une vraie contestation, au sein de la BCE contre Mario Draghi. Dans sa conférence de presse du 6 novembre, ce dernier rétablissait son autorité en réaffirmant sa volonté de gonfler de 1.000 milliards d’euros le bilan de la BCE. Mais l’acceptation par la Buba et Berlin du QE a eu un prix : l’abandon de la demande d’action budgétaire.

Un premier trimestre 2015 crucial pour l’Europe

Les Français n’en ont pas forcément conscience, mais l’Europe rentre dans un trimestre potentiellement explosif.

Le 22 janvier, la BCE doit tenir une réunion de politique monétaire absolument capitale: Draghi devrait y annoncer le début du "Quantitative Easing" (QE) européen, c’est-à-dire le rachat de dettes souveraines par la BCE. Les marchés financiers attendent cette décision de pied ferme, mais les Allemands ont d’ores et déjà évoqué des recours contentieux si la décision devait être prise. En outre, les analystes soulignent volontiers que le recours à cet instrument serait bien tardif.

En mars, de probables élections législatives en Grèce risquent de porter au pouvoir une majorité bien décidée à en finir avec l’austérité.

Pour l’Europe, s’ouvre ainsi une zone de turbulences intenses, qui risquent de mettre à mal l’édifice communautaire. Ainsi périssent les projets hors sol: à force d’être pensés par une minorité, ils sont haïs par la majorité.

Cet article a initialement été publié sur le blog d'Eric Verhaeghe

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